Les pages persos sont l’oeuvre de leur public

Qu’est-ce qu’une page perso ? Qu’est-ce qui motive – ou démotive – la création de page personnelle ? Comment évoluent-elles ? Le site personnel est-il une simple vitrine sur soi, ou faut-il au contraire croire qu’il est avant tout une forme de communication avec les autres ?… Entretien avec Valérie Beaudouin, responsable du laboratoire Usages, créativité, ergonomie de France Télécom R&D, pour comprendre ce qui fait le coeur des pages personnelles : l’échange ! par Hubert Guillaud

SOMMAIRE
Entretien avec Valérie Beaudouin
Pages persos : les chiffres
Sources et Bibliographie

Entretien avec Valérie Beaudouin

Valérie Beaudouin est responsable du laboratoire Usages, créativité, ergonomie de France Télécom R&D. Le laboratoire Usages, Créativité, Ergonomie de France Télécom R&D est dédié à l’application des sciences humaines à l’innovation. Il est composé de sociologues, d’ergonomes, d’anthropologues, de linguistes et de cogniticiens qui étudient les comportements des usagers en temps réel. Leurs missions : connaître les usages habituels et les nouveaux comportements de communication, comprendre ce que font les utilisateurs des services, évaluer la manière dont ceux-ci peuvent simplifier leur vie, identifier les freins que peuvent rencontrer certains utilisateurs, anticiper les attentes et les usages. Ils ont par exemple suivi les usages émergents des SMS, du Wap et du chat mobile, analysé les parcours sur l’internet, et étudié les possibilités d’interface intuitives homme-machine. Docteur en Science du Langage, Valérie a co-signé et participé à de nombreuses études sur les pages personnelles (voir Sources et Bibliographie).

Internet Actu nouvelle génération : Qu’est-ce qu’un site perso ? Face à la diversité apparente tant des formats, de l’élaboration, des contenus que des thématiques traitées, quelle définition peut-on en donner ?

Valérie Beaudouin : Il y a trois manières de concevoir les pages persos selon les acteurs qui les définissent.

Pour le Fournisseur d’accès internet (FAI), les pages persos sont un espace disque réservé à des clients, des abonnés. Dans le détail, on y trouve à la fois des sites d’individus, de petites entreprises, d’associations, d’écoles… On peut dire que l’espace disque personnel est souvent détourné pour être utilisé par d’autres types d’acteurs que les individus. Remarquons au passage que la notion de page personnelle possède des traits spécifiques qui la distinguent ou la catégorisent selon le FAI qui l’héberge. Ainsi, chez Wanadoo on trouve un grand nombre de pages centrées sur l’expression du moi, tandis que chez Free, on retrouve en plus grande proportion que chez d’autres FAI certaines thématiques proches du discours commercial du fournisseur d’accès fondé sur la liberté, comme des sites de sexe ou de « warez » (logiciels piratés).

Pour les concepteurs de sites persos, la page perso est un projet personnel. C’est le lieu de l’expression de soi, à travers la mise en scène d’un centre d’intérêt, d’une passion ou de son expertise technique. Pour eux, la page perso est à l’écart des enjeux commerciaux, même si des liens avec les sites marchands peuvent être présents.

Pour les internautes par contre, la page perso désigne surtout le site web amateur caractérisé par une ergonomie et un graphisme défaillant, un contenu à faible valeur ajoutée. La page perso c’est  » la photo de mon chien et trois mots sur ma vie ». La page perso c’est un « objet » qu’on se représente d’abord et avant tout négativement.

En réalité, les trois définitions que nous avons données (celle du FAI, du concepteur et du visiteur) ne se rencontrent pas. La page perso est avant tout un terrain d’expérimentation, un work in progress, un espace de création, de restructuration en évolution permanente. La page perso est une trajectoire. Sa caractéristique est de changer de forme en permanence et selon l’état d’élaboration auquel elle parvient, elle est perçue différemment par les utilisateurs.

Internet Actu nouvelle génération : Avec les pages persos, dans quel type de registre se situe-t-on ? Est-on dans celui de la publication ? de la communication ? de la rencontre et de l’échange ?

Valérie Beaudouin : La page perso a une double vocation : se montrer et communiquer. Si elle est souvent le lieu privilégié de l’expression de soi, elle se pose d’emblée sous le signe d’une interaction forte avec le public. Une phrase assez typique d’accueil sur une page perso est par exemple « Bienvenue chez moi » : une invitation qui montre avant tout l’attente d’échange. Quand on analyse les pages persos, on constate que la dimension de communication est évidente : la mise en avant de l’e-mail, de l’adresse de messagerie instantanée, du livre d’or, du forum sont autant de signes forts qui montrent que la page perso est avant tout un lieu d’échange entre son concepteur et les visiteurs, le lieu de construction d’une communauté autour du site.

Internet Actu nouvelle génération : Les pages personnelles sont-elles la marque d’une réappropriation de la parole publique ou seulement une mise en scène de l’identité ?

Valérie Beaudouin : Le rôle de la réappropriation de la parole publique n’est pas anodin. Pour les sites personnels liés à la musique ou à la littérature par exemple, des auteurs anonymes tentent de devenir légitimes pour donner leur opinion. Néanmoins, la difficulté qu’il faut souligner est celle de l’audience. Cette parole publique est-elle entendue ? Les pages persos ne représentent en moyenne que 4 % des sites visités par un internaute.

Internet Actu nouvelle génération : Qu’est-ce qui motive la création de page personnelle ? Quel est le moteur ? Comment et pourquoi un abonné à l’internet en vient à créer sa page perso ?

Valérie Beaudouin : On peut dire qu’il y a trois motivations qui déterminent le passage à l’acte. Tout d’abord « faire connaître » c’est-à-dire mettre en avant ses choix, ses goûts, donner des analyses, produire des commentaires, exposer ce qu’on aime, ses références… Ensuite, « se connaître » : faire un site perso c’est une exploration de soi. C’est aussi dépasser ses limites en acquérant de nouvelles compétences, en maîtrisant un domaine technique complexe. Bref, c’est à la fois un effort sur soi et une maîtrise de soi qui permet de dépasser ses propres frontières. Enfin, il y a une autre motivation qui est de se distinguer, de se faire connaître, de devenir quelqu’un dans le réseau. Entre les nombreux sites persos de fans par exemple, le but est de devenir une référence, un pilier central dans la masse des fans d’un chanteur. L’enjeu est de se démarquer. Notons, et cela n’étonnera personne, que cette les concepteurs de sites persos ne se considèrent pas eux-mêmes motivés par le désir de se différencier, mais qu’ils attribuent volontiers cette motivation aux autres.

Internet Actu nouvelle génération : Et a contrario qu’est-ce qui « démotive » ou qu’est-ce qui contraint à abandonner un site perso ?

Valérie Beaudouin : L’élément fondamental est vraiment l’absence de public. La question de l’audience est centrale dans l’évolution du site. 40 % des sites personnels disparaissent dans les six mois (ce sont des statistiques sur 100 000 sites). L’absence d’audience conduit indubitablement à l’abandon du site. A contrario, pour les sites qui marchent très bien, la difficulté provient de l’accroissement de la charge de travail nécessaire pour faire vivre le site et pour entretenir le réseau qui lui donne de l’existence. Le temps moyen passé à s’occuper de son site et à entretenir la relation avec le public devient d’autant plus lourd et exigeant que l’audience augmente. Cette surcharge s’accroissant avec le succès, cela peut vite devenir incompatible avec le travail, la vie de couple… L’importance et la permanence du travail d’aménagement et d’amélioration du site expliquent beaucoup d’abandons.

Internet Actu nouvelle génération : Un site personnel, c’est l’expression d’une Trajectoire : une « trajectoire d’usage, une trajectoire d’appropriation », pour reprendre les termes de Serge Proulx dans un séminaire récent consacré à la continuité et aux ruptures dans l’appropriation personnelle des technologies (http://www.enst.fr/recherche/economie-gestion/Trajectoires_d_usages.php). En est-il de même pour les pages personnelles ? Evoluent-elles et si oui, comment ? Comment leurs auteurs s’approprient-ils leurs pages personnelles ?

Valérie Beaudouin : Effectivement, dans son processus de production, l’élaboration permanente de la page personnelle est un espace en évolution constante et la notion de trajectoire est centrale. Si l’on part du constat qu’il y a une grande diversité dans l’élaboration des sites personnels, cela dénote qu’il y a création et transformation permanentes. C’est d’abord parce que le site est publié dans un état non abouti et confronté très tôt à son public. Cette véritable interaction entre le public et le concepteur du site conduit immanquablement à la transformation du site.

Plus précisément, on peut distinguer deux types de trajectoires caractérisant la vie d’un site personnel : la spirale descendante et le cercle vertueux. La spirale descendante attire à elle des sites peu élaborés, à faible contenu, mal référencés, qui captent peu d’audience. Ces sites sont voués à un abandon rapide. Il en subsiste toujours des traces sur le réseau, mais qui ne suscitent ni visites, ni réactions. Au contraire, le cercle vertueux entraîne avec lui des sites avec un contenu riche ou original, bien référencés et qui peu à peu rencontrent leur public. Le public grandissant, les auteurs font des mises à jour plus régulières. C’est souvent la voie qui conduit à la professionnalisation du site.

Ce processus de transformation suit assez généralement trois grandes étapes qui sont autant de point d’évaluation de l’état d’avancement du site perso :

– autonomisation du site : on passe progressivement d’un hébergement simple, chez Wanadoo ou Club-Internet par exemple, vers un autre hébergeur permettant de donner une meilleure identité au titre, avant d’ailleurs, le plus souvent, d’acheter son nom de domaine et de trouver un hébergement dédié.

– disparition de l’auteur : on passe progressivement de la page de Jean Dupont à celle de la culture des cactus. L’auteur disparaît au bénéfice de la thématique de son site.

– monothématisation du site : si à leur création beaucoup de pages personnelles sont très hétérogènes et traitent des nombreux sujets qui sont chers à leur créateur, elles ont tendance à devenir de plus en plus monothématiques dans le temps. Ainsi, par exemple, sur un site personnel qui évoquait à la fois le Canal du midi, Carcassonne et une collection de petites bouteilles, une visite deux ans plus tard a montré que tous les thèmes avaient été abandonnés hormis celui des mignonnettes. En fait, l’auteur a développé la partie de son site la plus différentiante. Cette personnalisation, cette évolution est pilotée par l’audience et la volonté de maintenir sa différence par rapport aux autres sites.

Internet Actu nouvelle génération : Ce qui est très intéressant dans votre propos c’est de souligner, que dès l’origine, l’échange est primordial. C’est un phénomène qu’on cerne tout à fait avec les blogs dont la structure même facilite les échanges via les commentaires ou les outils de mesure d’audience ou de « cosmos » (les liens qui pointent vers un blog)… Vous affirmez que dès l’origine, même pour des sites persos en « durs », les interactions avec le public sont premières dans la vie de ces sites. Doit-on croire alors que le site perso est l’oeuvre de son public ?

Valérie Beaudouin : Oui. Philippe Lejeune (http://worldserver.oleane.com/autopact/) dans « Cher écran… » Journal personnel, ordinateur, Internet (Seuil, 2000), montre comment la publication d’un journal en ligne transforme le processus d’écriture du journal intime. Alors que pour celui-ci, le public était un horizon lointain, lors de la publication en ligne, les lecteurs manifestent leur présence, répondent, échangent avec l’auteur. Et ceux-ci reconnaissent que leur pratique d’écriture en a été bien souvent transformée… Bien sûr, le journal intime est un cas extrême de la page perso.

Dans la page personnelle plus standard, le public est visible grâce à plusieurs médiations : les compteurs, les outils de communication et les moteurs de recherche. Les concepteurs de sites suivent de très près ces trois données. La consultation du nombre de visites est bien souvent une activité quotidienne des concepteurs. D’ailleurs, quand ils introduisent des changements, ils en mesurent les impacts en terme d’audience et parfois, n’hésitent pas à revenir en arrière si le public diminue. Les concepteurs passent également un temps important à lire et répondre aux messages, à intervenir dans les forums, souvent dans le but d’entretenir le réseau créé autour de leur site. Quant aux moteurs de recherche, ils sont également l’objet d’une préoccupation constante afin de tester en continu la notoriété de leur site.

Cette attention très forte à la question du public conduit à un déplacement des pratiques éditoriales. Au début, l’auteur écrit des textes personnels plus ou moins appelés à durer. Puis petit à petit, l’actualité, les mises à jour prennent le devant. Le concepteur devient communicant. Son site fait plus de place à son public et il passe plus de temps à « travailler son réseau ». C’est d’ailleurs une autre raison de démotivation. Le travail du concepteur se trouve rogné par la gestion du collectif et de l’événementiel, ce qui ne se fait pas forcément sans renoncements.

Internet Actu nouvelle génération : On ne peut pas écouter ce que vous nous dites sur l’échange et la communication sans penser aux blogs, formes modernes, si l’on peut dire, des pages personnelles. Ces outils favorisent les échanges avec le public en introduisant de nouvelles possibilités de commentaires, des moteurs de mesure de cosmos, etc. La surveillance de sa notoriété, de son audience, le temps passé à répondre, commenter, échanger sont autant de pratiques que ces outils facilitent… A vous entendre, on constate que la forme blog est simplement venue répondre à des attentes pour faciliter des processus qui avaient déjà court avec les pages personnelles traditionnelles.

Valérie Beaudouin : Oui. C’est à croire que les concepteurs de blogs ont beaucoup étudié les pratiques des concepteurs de pages personnelles.

Internet Actu nouvelle génération : On estime aujourd’hui que 10 % des abonnés à l’internet essayent de créer leur page personnelle. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce chiffre a tendance à diminuer. Pourquoi ? Auriez vous des pistes pour expliquer cette désaffection ? Doit-on d’ailleurs parler de désaffection ?

Valérie Beaudouin : Ce qu’il faut voir, c’est que le nombre de connectés augmente. Chez les pionniers, comme l’écrivait Manuel Castells, la frontière entre concepteur et utilisateur était ténue. Chez les premiers utilisateurs, le rapport production-consommation était plus important. Aujourd’hui, l’internet passe à un marché de masse et d’une manière assez naturelle, la part de création diminue. L’internet change et le public qui l’utilise également.

Internet Actu nouvelle génération : Dans une étude que vous aviez publiée avec Benoît Lelong (http://www.csti.pm.gouv.fr/elements/usagesdom-LelongBeaudouin.pdf) vous souligniez pourtant qu’avec les hauts débits, « l’internaute devient moins passif et spectateur, et de plus en plus acteur et autonome dans sa pratique du réseau ». Or cet internet qui change dont nous parlions, n’est-ce pas aussi un internet à haut débit qui se généralise ? Les études du Pew Internet (http://www.pewinternet.org/reports/toc.asp?Report=63) montrent clairement qu’avec les hauts débits, la création de contenus augmente. Qu’est-ce qui fait que la part des internautes qui créent leurs pages personnelles n’augmente pas malgré la progression des hauts débits ?

Valérie Beaudouin : Pour la création de pages persos, il ne s’agit pas que d’une affaire de débit. Nous avions effectivement observé que le passage au haut débit (avec en particulier l’accès Adsl au forfait) modifiait de manière très sensible les pratiques d’internet : explosion des durées de connexion, élargissement du nombre de personnes qui se connectent au sein du foyer, diversification et enrichissement des pratiques. On notait surtout une maîtrise accrue des outils (moteurs de recherche, outils de communication) et de la capacité à s’orienter dans des contenus. Nous n’avions pas observé pour autant une explosion de la création de pages personnelles. Outre les compétences requises, la création de page perso renvoie à une question plus grave, celle de la prise de parole dans l’espace public. Quand nous avons analysé les échanges dans les forums, les chats, nous avons toujours été frappés par la distribution très inégale des prises de parole : un noyau d’hyperactifs et une masse de participants invisibles. C’est un peu la même chose pour les pages personnelles. Peut-être qu’aujourd’hui la diffusion d’outils de publication beaucoup plus simples permettra une sensible augmentation des tentatives d’auto-publication (pages perso, blogs…). Mais rencontreront-elles pour autant un public ? Rien n’est moins sûr.

Internet Actu nouvelle génération : Une partie de vos recherches actuelles portent sur une autre forme de production personnelle : la vidéo. Pouvez-vous nous dire un petit mot de ce que vous étudiez ? Y voyez-vous des continuités, des parallèles ou des différences notables avec la création de pages personnelles ou est-on simplement avec la vidéo à un stade plus avancé que dans le traitement du simple texte d’une page web ?

Valérie Beaudouin : Nous commençons à peine, en collaboration avec Christian Licoppe (Enst) et Johann Chaulet (Université de Toulouse-le-Mirail), à travailler sur la question de la vidéo. Ce nouveau sujet d’étude a pour objet des sites qui mettent en scène des productions vidéos amateurs. Ce que l’on constate immédiatement, c’est qu’on est en face de collectifs et non plus d’individus. Les compétences techniques requises pour la vidéo sont plus complexes. Les contraintes techniques d’espace et de débit sont également plus lourdes. Pour des questions techniques, on passe à une organisation en petit groupe. Et cela change beaucoup de choses.

Propos recueillis par Hubert Guillaud

Pages persos : les chiffres
Voila une question à laquelle il est très difficile de répondre car le développement des sites personnels fait l’objet de peu d’études publiques et que les chiffres divergent sensiblement selon leur provenance.

Combien de sites personnels ?
En France, en juin 2002, l’AFA dénombrait 3,2 millions de sites personnels ouverts chez les hébergeurs membres de l’AFA (http://www.afa-france.com/chiffres/200206.htm ; avec une croissance de 34,6 % sur les 12 derniers mois) pour 7,9 millions d’abonnements individuels à l’internet (ce qui ramené au nombre d’abonnés, représente une moyenne haute de 40 % d’abonnés ayant ouvert un site personnel !). Même si l’on tient compte des doublons, on peut considérer qu’entre 1 et 2 millions de Français ont créé un jour leur site personnel accessible au public sur le web (http://www.fing.org/index.php?num=3436,2). C’est déjà un chiffre considérable. Il n’y a pas de précédent historique de développement, à une telle échelle, d’une forme d’expression publique individuelle ou familiale semblable. Pour rappel, au 30 septembre 2003, l’AFA totalise 9 516 000 abonnements individuels à l’internet.

Combien d’internautes gèrent-ils un site perso ?
Créer ou s’occuper d’un site perso ne concerne que 6 % des internautes Français (source Ipsos, enquête Profiling, décembre 2003 : http://www.ipsos.fr/CanalIpsos/articles/1151.asp et http://www.journaldunet.com/cc/01_internautes/inter_usage_fr.shtml). Cet usage n’arrive que bien loin après la recherche d’information (67 %), la pratique de la messagerie instantanée (33 %), etc. Certaines études apportent même un démenti à l’image romantique de l’internet comme outil communautaire dans lequel tout un chacun serait simultanément producteur et utilisateur d’informations (http://www.fing.org/index.php?num=4738,2).
Le surf sur les pages personnelles ne constitue également qu’une part réduite – mais constante – de la navigation sur le web pour chaque internaute : entre 4 et 5 % du trafic de chaque utilisateur.

Si l’on en croit l’étude du Pew Internet Report sur les usages des internautes américains selon leur connexion (2002, « The Broadband Difference » : http://www.pewinternet.org/reports/toc.asp?Report=63), la « création de contenu » concerne quotidiennement 11 % des abonnés à haut débit contre 9 % des abonnés RTC expérimentés et 3 % du total des abonnés RTC. Mais ces contenus ne concernent pas que les pages personnelles : « elle inclut la gestion de sites dans le cadre professionnel, la participation à des forums, etc.
En 2001, on estimait que plus d’une famille américaine sur 10 disposait de son site personnel.
Selon une autre étude Pew, 44 % des internautes américains ont publié en ligne, 13% des utilisateurs disposent de leur propre site web, et entre 2% et 7% publient un blog (http://www.fing.org/index.php?num=4649,2).

Et les blogs ? Combien de division ?
Là encore, les chiffres sont d’une grande variabilité. Selon Perseus Development, il y aurait 4,1 millions de blogs dans le monde en septembre 2003. A la même date, le National Institute for Technology and Liberal Education (Nitle) estime le nombre de weblogs actifs (mis à jour il y a moins de 90 jours) à 1,4 million : http://www.fing.org/index.php?num=4133,2
Ce qui représente entre 2 et 7 % des internautes américains : http://www.pointblog.com/past/000373.htm
Jean-Luc Raymond, qui tient mensuellement un décompte du nombre de blogs hébergés par des solutions francophones et gratuites, en dénombre 335 122 blogs au 16 avril 2004 : http://mediatic.blogspot.com/2004_04_01_mediatic_archive.html#108204558138657594
Le phénomène blog, synthèse chiffrée : http://www.imediaconnection.com/content/3162.asp
Voir également : http://www.fing.org/index.php?num=4855,2

Sources et Bibliographie
Les éléments synthétisés dans ce dossier s’appuient sur
– Une étude des interactions électroniques d’un groupe constitué autour d’un forum. Les trajectoires des sites personnels des principaux acteurs du forum ont été suivies pendant trois ans. Beaudouin V. & Velkovska J. (1999). « Constitution d’un espace de communication sur internet (Forums, pages personnelles, courrier électronique…) », Réseaux, 17, 97, p. 121-177.
– L’analyse d’un corpus de 100 000 pages personnelles visitées par une cohorte d’internautes extraite du panel NetValue, suivies pendant deux ans. Beaudouin V., Fleury S., Pasquier M., Habert B. & Licoppe C. (2002). « Décrire la toile pour mieux comprendre les parcours. Sites personnels et sites marchands », Réseaux, Vol. 20, n°116, p. 19-51. Une première version en ligne (.pdf) : http://www.cavi.univ-paris3.fr/ilpga/ilpga/sfleury/Articles/typweb.pdf
– Une enquête auprès de concepteurs de sites liés à la musique : Licoppe C. & Beaudouin V. (2002). « La construction électronique du social : les sites personnels. L’exemple de la musique », Réseaux, Vol. 20, n°116, p. 53-96.

Réseaux : http://www.e-revues.lavoisier.fr

Références
– Chandler, D. (1998) : « Personal home pages and the construction of identities on the web », Communication in Tele 98 European Conference, Strasbourg, September 24-26 1998. http://www.aber.ac.uk/media/Documents/short/webident.html
– Dillon , A. Gushrowski, B. (2000) : « Genres and the Web : Is the personal home page the first uniquely digital genre ? », in Journal of the American Society for Information Science, 51, 2, pp 202-205. http://www.asis.org/Publications/JASIS/jasis.html
– Döring N. (2002). « Personal home pages on the Web : A review of research », Journal of Computer Mediated Communications, 7 (3) April 2002 : http://www.ascusc.org/jcmc/vol7/issue3/doering.html
– Klein A. (2001) : « Les homepages, nouvelles écritures de soi, nouvelles lectures de l’autre », Spirale, 28, p. 67-82 : http://www.comu.ucl.ac.be/RECO/GReMS/annaweb/nouvelles_ecritures_de_soi.htm
– Lejeune, P. (2000) : « Cher écran », journal personnel, ordinateur, internet, Ed. du Seuil, 444 p.

Qu’est-ce qu’une page perso ? Qu’est-ce qui motive – ou démotive – la création de page personnelle ? Comment évoluent-elles ? Le site personnel est-il une simple vitrine sur soi, ou faut-il au contraire croire qu’il est avant tout une forme de communication avec les autres ?… Entretien avec Valérie Beaudouin, responsable du laboratoire Usages, créativité, ergonomie de France Télécom R&D, pour comprendre ce qui fait le coeur des pages personnelles : l’échange ! par Hubert Guillaud

SOMMAIRE
Entretien avec Valérie Beaudouin
Pages persos : les chiffres
Sources et Bibliographie

Entretien avec Valérie Beaudouin
Valérie Beaudouin est responsable du laboratoire Usages, créativité, ergonomie de France Télécom R&D. Le laboratoire Usages, Créativité, Ergonomie de France Télécom R&D est dédié à l’application des sciences humaines à l’innovation. Il est composé de sociologues, d’ergonomes, d’anthropologues, de linguistes et de cogniticiens qui étudient les comportements des usagers en temps réel. Leurs missions : connaître les usages habituels et les nouveaux comportements de communication, comprendre ce que font les utilisateurs des services, évaluer la manière dont ceux-ci peuvent simplifier leur vie, identifier les freins que peuvent rencontrer certains utilisateurs, anticiper les attentes et les usages. Ils ont par exemple suivi les usages émergents des SMS, du Wap et du chat mobile, analysé les parcours sur l’internet, et étudié les possibilités d’interface intuitives homme-machine. Docteur en Science du Langage, Valérie a co-signé et participé à de nombreuses études sur les pages personnelles (voir Sources et Bibliographie).

Internet Actu nouvelle génération : Qu’est-ce qu’un site perso ? Face à la diversité apparente tant des formats, de l’élaboration, des contenus que des thématiques traitées, quelle définition peut-on en donner ?

Valérie Beaudouin : Il y a trois manières de concevoir les pages persos selon les acteurs qui les définissent.

Pour le Fournisseur d’accès internet (FAI), les pages persos sont un espace disque réservé à des clients, des abonnés. Dans le détail, on y trouve à la fois des sites d’individus, de petites entreprises, d’associations, d’écoles… On peut dire que l’espace disque personnel est souvent détourné pour être utilisé par d’autres types d’acteurs que les individus. Remarquons au passage que la notion de page personnelle possède des traits spécifiques qui la distinguent ou la catégorisent selon le FAI qui l’héberge. Ainsi, chez Wanadoo on trouve un grand nombre de pages centrées sur l’expression du moi, tandis que chez Free, on retrouve en plus grande proportion que chez d’autres FAI certaines thématiques proches du discours commercial du fournisseur d’accès fondé sur la liberté, comme des sites de sexe ou de « warez » (logiciels piratés).

Pour les concepteurs de sites persos, la page perso est un projet personnel. C’est le lieu de l’expression de soi, à travers la mise en scène d’un centre d’intérêt, d’une passion ou de son expertise technique. Pour eux, la page perso est à l’écart des enjeux commerciaux, même si des liens avec les sites marchands peuvent être présents.

Pour les internautes par contre, la page perso désigne surtout le site web amateur caractérisé par une ergonomie et un graphisme défaillant, un contenu à faible valeur ajoutée. La page perso c’est  » la photo de mon chien et trois mots sur ma vie ». La page perso c’est un « objet » qu’on se représente d’abord et avant tout négativement.

En réalité, les trois définitions que nous avons données (celle du FAI, du concepteur et du visiteur) ne se rencontrent pas. La page perso est avant tout un terrain d’expérimentation, un work in progress, un espace de création, de restructuration en évolution permanente. La page perso est une trajectoire. Sa caractéristique est de changer de forme en permanence et selon l’état d’élaboration auquel elle parvient, elle est perçue différemment par les utilisateurs.

Internet Actu nouvelle génération : Avec les pages persos, dans quel type de registre se situe-t-on ? Est-on dans celui de la publication ? de la communication ? de la rencontre et de l’échange ?

Valérie Beaudouin : La page perso a une double vocation : se montrer et communiquer. Si elle est souvent le lieu privilégié de l’expression de soi, elle se pose d’emblée sous le signe d’une interaction forte avec le public. Une phrase assez typique d’accueil sur une page perso est par exemple « Bienvenue chez moi » : une invitation qui montre avant tout l’attente d’échange. Quand on analyse les pages persos, on constate que la dimension de communication est évidente : la mise en avant de l’e-mail, de l’adresse de messagerie instantanée, du livre d’or, du forum sont autant de signes forts qui montrent que la page perso est avant tout un lieu d’échange entre son concepteur et les visiteurs, le lieu de construction d’une communauté autour du site.

Internet Actu nouvelle génération : Les pages personnelles sont-elles la marque d’une réappropriation de la parole publique ou seulement une mise en scène de l’identité ?

Valérie Beaudouin : Le rôle de la réappropriation de la parole publique n’est pas anodin. Pour les sites personnels liés à la musique ou à la littérature par exemple, des auteurs anonymes tentent de devenir légitimes pour donner leur opinion. Néanmoins, la difficulté qu’il faut souligner est celle de l’audience. Cette parole publique est-elle entendue ? Les pages persos ne représentent en moyenne que 4 % des sites visités par un internaute.

Internet Actu nouvelle génération : Qu’est-ce qui motive la création de page personnelle ? Quel est le moteur ? Comment et pourquoi un abonné à l’internet en vient à créer sa page perso ?

Valérie Beaudouin : On peut dire qu’il y a trois motivations qui déterminent le passage à l’acte. Tout d’abord « faire connaître » c’est-à-dire mettre en avant ses choix, ses goûts, donner des analyses, produire des commentaires, exposer ce qu’on aime, ses références… Ensuite, « se connaître » : faire un site perso c’est une exploration de soi. C’est aussi dépasser ses limites en acquérant de nouvelles compétences, en maîtrisant un domaine technique complexe. Bref, c’est à la fois un effort sur soi et une maîtrise de soi qui permet de dépasser ses propres frontières. Enfin, il y a une autre motivation qui est de se distinguer, de se faire connaître, de devenir quelqu’un dans le réseau. Entre les nombreux sites persos de fans par exemple, le but est de devenir une référence, un pilier central dans la masse des fans d’un chanteur. L’enjeu est de se démarquer. Notons, et cela n’étonnera personne, que cette les concepteurs de sites persos ne se considèrent pas eux-mêmes motivés par le désir de se différencier, mais qu’ils attribuent volontiers cette motivation aux autres.

Internet Actu nouvelle génération : Et a contrario qu’est-ce qui « démotive » ou qu’est-ce qui contraint à abandonner un site perso ?

Valérie Beaudouin : L’élément fondamental est vraiment l’absence de public. La question de l’audience est centrale dans l’évolution du site. 40 % des sites personnels disparaissent dans les six mois (ce sont des statistiques sur 100 000 sites). L’absence d’audience conduit indubitablement à l’abandon du site. A contrario, pour les sites qui marchent très bien, la difficulté provient de l’accroissement de la charge de travail nécessaire pour faire vivre le site et pour entretenir le réseau qui lui donne de l’existence. Le temps moyen passé à s’occuper de son site et à entretenir la relation avec le public devient d’autant plus lourd et exigeant que l’audience augmente. Cette surcharge s’accroissant avec le succès, cela peut vite devenir incompatible avec le travail, la vie de couple… L’importance et la permanence du travail d’aménagement et d’amélioration du site expliquent beaucoup d’abandons.

Internet Actu nouvelle génération : Un site personnel, c’est l’expression d’une Trajectoire : une « trajectoire d’usage, une trajectoire d’appropriation », pour reprendre les termes de Serge Proulx dans un séminaire récent consacré à la continuité et aux ruptures dans l’appropriation personnelle des technologies (http://www.enst.fr/recherche/economie-gestion/Trajectoires_d_usages.php). En est-il de même pour les pages personnelles ? Evoluent-elles et si oui, comment  ? Comment leurs auteurs s’approprient-ils leurs pages personnelles ?

Valérie Beaudouin : Effectivement, dans son processus de production, l’élaboration permanente de la page personnelle est un espace en évolution constante et la notion de trajectoire est centrale. Si l’on part du constat qu’il y a une grande diversité dans l’élaboration des sites personnels, cela dénote qu’il y a création et transformation permanentes. C’est d’abord parce que le site est publié dans un état non abouti et confronté très tôt à son public. Cette véritable interaction entre le public et le concepteur du site conduit immanquablement à la transformation du site.

Plus précisément, on peut distinguer deux types de trajectoires caractérisant la vie d’un site personnel : la spirale descendante et le cercle vertueux. La spirale descendante attire à elle des sites peu élaborés, à faible contenu, mal référencés, qui captent peu d’audience. Ces sites sont voués à un abandon rapide. Il en subsiste toujours des traces sur le réseau, mais qui ne suscitent ni visites, ni réactions. Au contraire, le cercle vertueux entraîne avec lui des sites avec un contenu riche ou original, bien référencés et qui peu à peu rencontrent leur public. Le public grandissant, les auteurs font des mises à jour plus régulières. C’est souvent la voie qui conduit à la professionnalisation du site.

Ce processus de transformation suit assez généralement trois grandes étapes qui sont autant de point d’évaluation de l’état d’avancement du site perso :

– autonomisation du site : on passe progressivement d’un hébergement simple, chez Wanadoo ou Club-Internet par exemple, vers un autre hébergeur permettant de donner une meilleure identité au titre, avant d’ailleurs, le plus souvent, d’acheter son nom de domaine et de trouver un hébergement dédié.

– disparition de l’auteur : on passe progressivement de la page de Jean Dupont à celle de la culture des cactus. L’auteur disparaît au bénéfice de la thématique de son site.

– monothématisation du site : si à leur création beaucoup de pages personnelles sont très hétérogènes et traitent des nombreux sujets qui sont chers à leur créateur, elles ont tendance à devenir de plus en plus monothématiques dans le temps. Ainsi, par exemple, sur un site personnel qui évoquait à la fois le Canal du midi, Carcassonne et une collection de petites bouteilles, une visite deux ans plus tard a montré que tous les thèmes avaient été abandonnés hormis celui des mignonnettes. En fait, l’auteur a développé la partie de son site la plus différentiante. Cette personnalisation, cette évolution est pilotée par l’audience et la volonté de maintenir sa différence par rapport aux autres sites.

Internet Actu nouvelle génération : Ce qui est très intéressant dans votre propos c’est de souligner, que dès l’origine, l’échange est primordial. C’est un phénomène qu’on cerne tout à fait avec les blogs dont la structure même facilite les échanges via les commentaires ou les outils de mesure d’audience ou de « cosmos » (les liens qui pointent vers un blog)… Vous affirmez que dès l’origine, même pour des sites persos en « durs », les interactions avec le public sont premières dans la vie de ces sites. Doit-on croire alors que le site perso est l’oeuvre de son public ?

Valérie Beaudouin : Oui. Philippe Lejeune (http://worldserver.oleane.com/autopact/) dans « Cher écran… » Journal personnel, ordinateur, Internet (Seuil, 2000), montre comment la publication d’un journal en ligne transforme le processus d’écriture du journal intime. Alors que pour celui-ci, le public était un horizon lointain, lors de la publication en ligne, les lecteurs manifestent leur présence, répondent, échangent avec l’auteur. Et ceux-ci reconnaissent que leur pratique d’écriture en a été bien souvent transformée… Bien sûr, le journal intime est un cas extrême de la page perso.

Dans la page personnelle plus standard, le public est visible grâce à plusieurs médiations : les compteurs, les outils de communication et les moteurs de recherche. Les concepteurs de sites suivent de très près ces trois données. La consultation du nombre de visites est bien souvent une activité quotidienne des concepteurs. D’ailleurs, quand ils introduisent des changements, ils en mesurent les impacts en terme d’audience et parfois, n’hésitent pas à revenir en arrière si le public diminue. Les concepteurs passent également un temps important à lire et répondre aux messages, à intervenir dans les forums, souvent dans le but d’entretenir le réseau créé autour de leur site. Quant aux moteurs de recherche, ils sont également l’objet d’une préoccupation constante afin de tester en continu la notoriété de leur site.

Cette attention très forte à la question du public conduit à un déplacement des pratiques éditoriales. Au début, l’auteur écrit des textes personnels plus ou moins appelés à durer. Puis petit à petit, l’actualité, les mises à jour prennent le devant. Le concepteur devient communicant. Son site fait plus de place à son public et il passe plus de temps à « travailler son réseau ». C’est d’ailleurs une autre raison de démotivation. Le travail du concepteur se trouve rogné par la gestion du collectif et de l’événementiel, ce qui ne se fait pas forcément sans renoncements.

Internet Actu nouvelle génération : On ne peut pas écouter ce que vous nous dites sur l’échange et la communication sans penser aux blogs, formes modernes, si l’on peut dire, des pages personnelles. Ces outils favorisent les échanges avec le public en introduisant de nouvelles possibilités de commentaires, des moteurs de mesure de cosmos, etc. La surveillance de sa notoriété, de son audience, le temps passé à répondre, commenter, échanger sont autant de pratiques que ces outils facilitent… A vous entendre, on constate que la forme blog est simplement venue répondre à des attentes pour faciliter des processus qui avaient déjà court avec les pages personnelles traditionnelles.

Valérie Beaudouin : Oui. C’est à croire que les concepteurs de blogs ont beaucoup étudié les pratiques des concepteurs de pages personnelles.

Internet Actu nouvelle génération : On estime aujourd’hui que 10 % des abonnés à l’internet essayent de créer leur page personnelle. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce chiffre a tendance à diminuer. Pourquoi ? Auriez vous des pistes pour expliquer cette désaffection ? Doit-on d’ailleurs parler de désaffection ?

Valérie Beaudouin : Ce qu’il faut voir, c’est que le nombre de connectés augmente. Chez les pionniers, comme l’écrivait Manuel Castells, la frontière entre concepteur et utilisateur était ténue. Chez les premiers utilisateurs, le rapport production-consommation était plus important. Aujourd’hui, l’internet passe à un marché de masse et d’une manière assez naturelle, la part de création diminue. L’internet change et le public qui l’utilise également.

Internet Actu nouvelle génération : Dans une étude que vous aviez publiée avec Benoît Lelong (http://www.csti.pm.gouv.fr/elements/usagesdom-LelongBeaudouin.pdf) vous souligniez pourtant qu’avec les hauts débits, « l’internaute devient moins passif et spectateur, et de plus en plus acteur et autonome dans sa pratique du réseau ». Or cet internet qui change dont nous parlions, n’est-ce pas aussi un internet à haut débit qui se généralise ? Les études du Pew Internet (http://www.pewinternet.org/reports/toc.asp?Report=63) montrent clairement qu’avec les hauts débits, la création de contenus augmente. Qu’est-ce qui fait que la part des internautes qui créent leurs pages personnelles n’augmente pas malgré la progression des hauts débits ?

Valérie Beaudouin : Pour la création de pages persos, il ne s’agit pas que d’une affaire de débit. Nous avions effectivement observé que le passage au haut débit (avec en particulier l’accès Adsl au forfait) modifiait de manière très sensible les pratiques d’internet : explosion des durées de connexion, élargissement du nombre de personnes qui se connectent au sein du foyer, diversification et enrichissement des pratiques. On notait surtout une maîtrise accrue des outils (moteurs de recherche, outils de communication) et de la capacité à s’orienter dans des contenus. Nous n’avions pas observé pour autant une explosion de la création de pages personnelles. Outre les compétences requises, la création de page perso renvoie à une question plus grave, celle de la prise de parole dans l’espace public. Quand nous avons analysé les échanges dans les forums, les chats, nous avons toujours été frappés par la distribution très inégale des prises de parole : un noyau d’hyperactifs et une masse de participants invisibles. C’est un peu la même chose pour les pages personnelles. Peut-être qu’aujourd’hui la diffusion d’outils de publication beaucoup plus simples permettra une sensible augmentation des tentatives d’auto-publication (pages perso, blogs…). Mais rencontreront-elles pour autant un public ? Rien n’est moins sûr.

Internet Actu nouvelle génération : Une partie de vos recherches actuelles portent sur une autre forme de production personnelle : la vidéo. Pouvez-vous nous dire un petit mot de ce que vous étudiez ? Y voyez-vous des continuités, des parallèles ou des différences notables avec la création de pages personnelles ou est-on simplement avec la vidéo à un stade plus avancé que dans le traitement du simple texte d’une page web ?

Valérie Beaudouin : Nous commençons à peine, en collaboration avec Christian Licoppe (Enst) et Johann Chaulet (Université de Toulouse-le-Mirail), à travailler sur la question de la vidéo. Ce nouveau sujet d’étude a pour objet des sites qui mettent en scène des productions vidéos amateurs. Ce que l’on constate immédiatement, c’est qu’on est en face de collectifs et non plus d’individus. Les compétences techniques requises pour la vidéo sont plus complexes. Les contraintes techniques d’espace et de débit sont également plus lourdes. Pour des questions techniques, on passe à une organisation en petit groupe. Et cela change beaucoup de choses.

Propos recueillis par Hubert Guillaud

Pages persos : les chiffres
Voila une question à laquelle il est très difficile de répondre car le développement des sites personnels fait l’objet de peu d’études publiques et que les chiffres divergent sensiblement selon leur provenance.

Combien de sites personnels ?
En France, en juin 2002, l’AFA dénombrait 3,2 millions de sites personnels ouverts chez les hébergeurs membres de l’AFA (http://www.afa-france.com/chiffres/200206.htm ; avec une croissance de 34,6 % sur les 12 derniers mois) pour 7,9 millions d’abonnements individuels à l’internet (ce qui ramené au nombre d’abonnés, représente une moyenne haute de 40 % d’abonnés ayant ouvert un site personnel  !). Même si l’on tient compte des doublons, on peut considérer qu’entre 1 et 2 millions de Français ont créé un jour leur site personnel accessible au public sur le web (http://www.fing.org/index.php?num=3436,2). C’est déjà un chiffre considérable. Il n’y a pas de précédent historique de développement, à une telle échelle, d’une forme d’expression publique individuelle ou familiale semblable. Pour rappel, au 30 septembre 2003, l’AFA totalise 9 516 000 abonnements individuels à l’internet.

Combien d’internautes gèrent-ils un site perso ?
Créer ou s’occuper d’un site perso ne concerne que 6 % des internautes Français (source Ipsos, enquête Profiling, décembre 2003 : http://www.ipsos.fr/CanalIpsos/articles/1151.asp et http://www.journaldunet.com/cc/01_internautes/inter_usage_fr.shtml). Cet usage n’arrive que bien loin après la recherche d’information (67 %), la pratique de la messagerie instantanée (33 %), etc. Certaines études apportent même un démenti à l’image romantique de l’internet comme outil communautaire dans lequel tout un chacun serait simultanément producteur et utilisateur d’informations (http://www.fing.org/index.php?num=4738,2).
Le surf sur les pages personnelles ne constitue également qu’une part réduite – mais constante – de la navigation sur le web pour chaque internaute : entre 4 et 5 % du trafic de chaque utilisateur.

Si l’on en croit l’étude du Pew Internet Report sur les usages des internautes américains selon leur connexion (2002, « The Broadband Difference » : http://www.pewinternet.org/reports/toc.asp?Report=63), la « création de contenu » concerne quotidiennement 11 % des abonnés à haut débit contre 9 % des abonnés RTC expérimentés et 3 % du total des abonnés RTC. Mais ces contenus ne concernent pas que les pages personnelles : « elle inclut la gestion de sites dans le cadre professionnel, la participation à des forums, etc.
En 2001, on estimait que plus d’une famille américaine sur 10 disposait de son site personnel.
Selon une autre étude Pew, 44 % des internautes américains ont publié en ligne, 13 % des utilisateurs disposent de leur propre site web, et entre 2 % et 7 % publient un blog (http://www.fing.org/index.php?num=4649,2).

Et les blogs ? Combien de division ?
Là encore, les chiffres sont d’une grande variabilité. Selon Perseus Development, il y aurait 4,1 millions de blogs dans le monde en septembre 2003. A la même date, le National Institute for Technology and Liberal Education (Nitle) estime le nombre de weblogs actifs (mis à jour il y a moins de 90 jours) à 1,4 million : http://www.fing.org/index.php?num=4133,2
Ce qui représente entre 2 et 7 % des internautes américains : http://www.pointblog.com/past/000373.htm
Jean-Luc Raymond, qui tient mensuellement un décompte du nombre de blogs hébergés par des solutions francophones et gratuites, en dénombre 335 122 blogs au 16 avril 2004 : http://mediatic.blogspot.com/2004_04_01_mediatic_archive.html#108204558138657594
Le phénomène blog, synthèse chiffrée : http://www.imediaconnection.com/content/3162.asp
Voir également : http://www.fing.org/index.php?num=4855,2

Sources et Bibliographie
Les éléments synthétisés dans ce dossier s’appuient sur
– Une étude des interactions électroniques d’un groupe constitué autour d’un forum. Les trajectoires des sites personnels des principaux acteurs du forum ont été suivies pendant trois ans. Beaudouin V. & Velkovska J. (1999). « Constitution d’un espace de communication sur internet (Forums, pages personnelles, courrier électronique…) », Réseaux, 17, 97, p. 121-177.
– L’analyse d’un corpus de 100 000 pages personnelles visitées par une cohorte d’internautes extraite du panel NetValue, suivies pendant deux ans. Beaudouin V., Fleury S., Pasquier M., Habert B. & Licoppe C. (2002). « Décrire la toile pour mieux comprendre les parcours. Sites personnels et sites marchands », Réseaux, Vol. 20, n°116, p. 19-51. Une première version en ligne (.pdf) : http://www.cavi.univ-paris3.fr/ilpga/ilpga/sfleury/Articles/typweb.pdf
– Une enquête auprès de concepteurs de sites liés à la musique : Licoppe C. & Beaudouin V. (2002). « La construction électronique du social : les sites personnels. L’exemple de la musique », Réseaux, Vol. 20, n°116, p. 53-96.

Réseaux : http://www.e-revues.lavoisier.fr

Références
– Chandler, D. (1998) : « Personal home pages and the construction of identities on the web », Communication in Tele 98 European Conference, Strasbourg, September 24-26 1998. http://www.aber.ac.uk/media/Documents/short/webident.html
– Dillon , A. Gushrowski, B. (2000) : « Genres and the Web : Is the personal home page the first uniquely digital genre ? », in Journal of the American Society for Information Science, 51, 2, pp 202-205. http://www.asis.org/Publications/JASIS/jasis.html
– Döring N. (2002). « Personal home pages on the Web : A review of research », Journal of Computer Mediated Communications, 7 (3) April 2002 : http://www.ascusc.org/jcmc/vol7/issue3/doering.html
– Klein A. (2001) : « Les homepages, nouvelles écritures de soi, nouvelles lectures de l’autre », Spirale, 28, p. 67-82 : http://www.comu.ucl.ac.be/RECO/GReMS/annaweb/nouvelles_ecritures_de_soi.htm
– Lejeune, P. (2000) : « Cher écran », journal personnel, ordinateur, internet, Ed. du Seuil, 444 p.

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