Loin des yeux, loin de l’écran ?

Les réseaux entretiennent avec la distance une relation ambiguë. Ils servent d’abord à la parcourir, plus vite, de manière plus fiable, plus sûre et dès lors que le temps de parcours n’est pas nul, plus agréable. On leur demande souvent de la réduire, voire de l’annihiler : les réseaux feraient des malgaches nos voisins, ils permettraient aux ruraux de partager la modernité (et les cycles de production) des urbains sans en adopter le mode de vie. A l’inverse, on les soupçonne d’imposer de nouvelles distances, d’éloigner les individus les uns les autres, de briser d’anciennes convivialités.

Point d’aboutissement de l’ère des réseaux, les communications mobiles produiraient même, selon Michel Serres [1], un « espace sans distance », dans lequel les réseaux eux-mêmes se fondent et disparaissent. Et en effet, physiquement, la distance comme le lieu ont cessé de contraindre les échanges de signes.

Mais comment comprendre, alors, que distance et proximité demeurent des piliers aussi fondateurs de nos pratiques comme de nos représentations ?

Trois exemples.
Un : l’urbanisation se poursuit à grande vitesse dans le monde, même si les périphéries croissent plus que les centres-villes. L’« espace des flux » que décrit Manuel Castells [2] s’organise autour de grands pôles urbains mondialement reliés en réseau : un espace nullement homogène, qui ressemble plutôt à notre univers, plein de vide mais troué par endroits de formidables concrétions de matière et d’énergie. Les réseaux de télécommunication, comme avant les réseaux de transport, polarisent l’espace.
Deux : contrairement à ce qu’espéraient certains grands réseaux, la fermeture de leurs agences, gares, bureaux, guichets… ne se compense pas simplement par un site web et les contraint à repenser les formes humaines, voire physiques, de leur présence auprès de leurs clients et usagers distants.
Trois : le télétravail et le téléenseignement n’apparaissent plus tant comme des modèles alternatifs, que comme des ingrédients au sein de dispositifs personnalisés et mobiles dans lesquels, souvent, le regroupement fréquent des corps construit le groupe. La mobilité transforme plus profondément notre relation à la distance que la fixation à domicile, ou au télécentre, que sous-entendaient les modèles « télé » (travail, santé, services, enseignement…). Mais la mobilité connectée habite, habille, irrigue, irrite la distance, elle ne l’abolit pas, elle ne fusionne pas lieu et lien [3].

Enfin, les études montrent que deux correspondants qui se rencontrent fréquemment télécommuniquent aussi plus souvent que la moyenne. Ce qui, par parenthèse, montre aussi que les réseaux numériques ne contribuent pas particulièrement à isoler les urbains les uns des autres.

Pourtant, on peut aujourd’hui créer et entretenir une vraie relation à distance. Des joueurs d’échecs aux participants des forums et communautés en ligne, les exemples sont nombreux de relations suivies, parfois profondes, nouées en ligne. Dans certains cas, la rencontre en forme l’horizon – et les sites de mise en relation semblent rencontrer un succès dont on ne parle pas assez. Dans d’autres cas, la relation peut vivre et se développer sans aucun contact physique. On sait aussi que certaines équipes, voire certaines entreprises (voir l’exemple de Mayetic décrit par Libération) peuvent fonctionner de manière chaleureuse et efficace à distance ; mais les exemples d’échecs sont tout aussi nombreux et dans la quasi-totalité des cas, les équipes qui marchent prévoient des moments réguliers de convergence physique.

Notons avec intérêt que les outils et les techniques d’échange et de coopération les plus avancés (murs de téléprésence et autres systèmes de communication temps réel « réalistes », outils de coopération élaborés…) ne sont pas encore pour grand-chose dans ces succès : la plupart d’entre eux restent encore du domaine expérimental, soit du point de vue technique, soit du point de vue des pratiques.

Sommes-nous donc face à une transition ou à une émergence ? La relation à distance attend-elle juste une génération numérique et/ou l’arrivée d’outils qui la rendent aussi naturelle et sensoriellement riche que la relation physique, pour devenir totalement interchangeable avec la rencontre ? Les individus précèdent-ils les grands systèmes qui s’adapteront bientôt à la « mort de la distance » ? Ou bien, y a-t-il une nature propre de la relation distante, celle-ci occupe-t-elle une place à part dans l’éventail des formes relationnelles ?

Voici une belle piste pour la recherche et l’innovation : et si, tout en cherchant les moyens de reproduire, dans la distance, les conditions de la co-présence physique, nous partions également en quête de la nature propre de la relation à distance, de l’âme que les réseaux fluides et omniprésents lui ont, sans y penser, peut-être insufflée ? Certains s’y essaient déjà : qu’ils n’hésitent pas à en témoigner ici !

[1] Hominescence, Le Pommier, 2000

[2] L’Ere de l’information, tome 1 : La Société en réseaux, Fayard, 1998

[3] Ces questions, parmi d’autres, sont au cœur de l’ouvrage Mobilités.net, co-dirigé par Daniel Kaplan (Fing) et Hubert Lafont (Ratp), éditions LGDJ/Questions numériques, 2004

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