Marc Giget : l’innovation, de la découverte à la « synthèse créative »

Dans le cadre de l’Université de printemps de la Fing qui s’est tenue à Aix-en-Provence les 8, 9 et 10 juin 2005, InternetActu.net vous propose une série de compte rendus synthétiques d’une sélection d’ateliers et de plénières. Pour nos lecteurs désirant aller plus loin, les enregistrements vidéos sont disponibles en ligne.

Marc Giget Co-fondateur du cabinet Euroconsult, titulaire de la chaire d’économie de l’innovation du Cnam, dans le cadre de laquelle il anime les « mardis de l’innovation », initiateur du projet « Expérience 2035, im@ginons le futur« , Marc Giget livre, en introduction à la seconde journée de l’Université de printemps de la Fing, sa vision de l’innovation dans la « société de la connaissance ».

Qu’est-ce que l’innovation ?

Je me limiterai aux NTIC, tout en rappelant que d’autres secteurs bougent aussi beaucoup, par exemple dans le vivant.

La technologie ne fait pas rêver. Or elle ne compte que si elle permet de s’approcher de ses rêves ou de ses désirs. Si on ne rêve pas les choses avant, elles n’arrivent pas. Comment passe-t-on de la technologie à la réalisation des rêves ?

La définition classique de l’innovation dit : « intégrer le meilleur des connaissances dans un produit créatif qui permet d’aller plus loin dans la satisfaction des individus. » Mais l’état des connaissances évolue extrêmement vite. Environ 10 millions de scientifiques sont payés pour le faire progresser ; 15 000 articles scientifiques paraissent chaque jour ! Mais ils ne produisent que des briques à partir desquelles se réalisent les synthèses créatives : d’une part, on peut combiner les technologies de manières multiples et d’autre part, on ne peut plus intégrer tout l’état des connaissances. Par conséquent la synthèse créative est l’une des choses les plus difficiles aujourd’hui.

Du « push technologique » à la « synthèse créative »

Le rêve fait tout démarrer, pas la technique. On n’adore pas Wi-Fi ! Le rêve constitue une base extrêmement solide, très large, constamment renouvelée. Mais passer de la technologie au rêve n’a rien d’une évidence. On a d’un côté la connaissance, ses applications, des capacités, le « push technologique » ; et de l’autre côté quelque chose de plus compliqué, les attentes, la demande, les besoins… et les rêves qui sont en définitive ce qu’il y a de plus solide. Cela ne s’appelle pas le « market pull » : en 25 ans je n’ai jamais rencontré de marché qui tirait ! Le marché ne tire rien du tout, il faut aller le comprendre, le stimuler, les gens ne vont pas définir un microprocesseur à votre place…

L’innovation technologique produit d’abord de l’hyperchoix, qui en lui-même ne dit pas grand-chose. L’innovation, la vraie, c’est cette synthèse créative délicate, qu’on peut définir comme le point de contact étroit entre ce que l’on sait faire de mieux et ce dont rêvent les individus. Ce point de contact se déplace sans cesse dans le temps. Du côté des imprimantes, on en est déjà à la 5e génération, mais les générations précédentes, même si elles marchent encore, ne servent plus à rien.

De ce point de vue, il faut souligner que, contrairement à ce que l’on affirme souvent, le délai entre une découverte et son application sur un marché ne se raccourcit pas beaucoup. Un long travail souterrain est nécessaire entre le travail scientifique et la synthèse créative. Le laser est inventé en 1958 – et il constitue déjà une synthèse créative entre plusieurs technologies elles-mêmes vieilles de plusieurs années. Immédiatement l’on imagine les applications les plus folles, notamment militaires, au point que les chercheurs terrifiés arrêtent leur travail ! 14 plus tard, en 1972, Le Monde relate un colloque du CNRS sur le laser sous le titre « Laser à quoi ? Laser à rien« . Le laser semble promis au sort des inventions sans la moindre utilité. Il faut attendre le début des années 1980 pour voir vraiment le laser décoller : guidage laser, imprimantes laser, chirurgie laser, puis généralisation, par exemple dans les lecteurs optiques. Encore aujourd’hui, 5 % à 10 % des innovations industrielles utilisent le laser.

Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on investit énormément sur les nanotechnologies que nous verrons demain se créer des milliers d’emploi. Cela prendra du temps, un temps pendant lequel on pourra penser qu’il ne se passe rien – mais ce ne sera pas le cas : on réduira les coûts, on normalisera, on sécurisera, on interfacera, on pilotera… jusqu’au moment où la technologie apparaîtra, exploitable, compatible, acceptable, au travers d’applications.

Les TIC entrent en phase de synthèse créative

Quand on analyse les grandes vagues d’innovation de l’histoire, les courbes se ressemblent. Tout commence par une révolution scientifique, qui débouche sur des technologies nouvelles : pendant une période on ne parle que de technique. La synthèse créative ne vient qu’après : il faut que la société intègre ces techniques, que les artistes, les ingénieurs, les entrepreneurs maîtrisent ces techniques.

A la Renaissance, d’où provient l’approche occidentale de l’innovation et qui conclut 1500 ans d’avance chinoise dans l’innovation, on n’a pas seulement une révolution scientifique : c’est à ce moment qu’apparaissent le capital-risque (les banquiers lombards), le brevet d’invention (à Florence et Venise). Les réseaux bancaires, l’éducation, bref tous les « codes » modernes, se mettent en place presque simultanément. Pourtant dans les coupoles de Florence on ne voit pas les mathématiques, ni le calcul de structure, ni la modélisation 3D, toutes choses qui sont pourtant présentes – on ne voit que la synthèse créative.

On en est là dans les NTIC : après une phase centrée sur la technologie, nous entrons dans la phase de synthèse créative. Les technologies de l’information ne sont pas nées d’hier, l’ordinateur date des années 1940. Elles ne se résument pas à l’internet : on dénombre environ 25 champs technologiques en évolution ultra-rapide, pour lesquels on peut anticiper des gains d’un facteur mille à un million : le stockage d’informations, la rapidité d’accès à l’information, les télécoms fixes et mobiles à haut débit, la gestion des données et les moteurs de recherche, l’interconnexion des réseaux, les objets communicants (une révolution de la taille de l’internet), le positionnement dans l’espace-temps (GPS, Galileo, horloge atomique), les échanges voix-texte (synthèse, reconnaissance…), les systèmes experts, le traitement du contenu et du sens, l’image de synthèse, etc.

Ces changements d’ordre de grandeur ouvrent des univers de possibilités auxquelles on ne pouvait même pas penser auparavant. Mais l’innovation ne réside pas dans chacune de ces progressions technologiques, plutôt dans leur rassemblement au service d’une idée, une synthèse créative. Et des produits et services de synthèse créative, véritablement révolutionnaires, commencent à émerger – par exemple l’interprète instantané qui traduit immédiatement plusieurs langues, qui peut restituer un texte de manière orale avec différents accents ; ou bien Cyberteachers, un système d’apprentissage des langues qui rassemble l’expertise de 400 professeurs, avec lequel on peut échanger pendant plusieurs dizaines de minute sans se rendre compte qu’on a affaire à une machine – et qui permet d’apprendre une langue en 2000 heures au lieu de 3000 auparavant.

L’Ipod d’Apple est aussi une synthèse créative : le sens du stockage infini, ce n’est pas de conserver la Bibliothèque du Congrès dans laquelle peu de gens ont mis les pieds, mais (bientôt) « toute votre vie de musique ».

Les caractères de la « synthèse créative » dans les TIC

Nous vivons des révolutions dont on ne se rendra compte que bien plus tard. En dix ans, nous sommes par exemple passés de 800 chaînes de télévision dans le monde à 12 500, et l’on anticipe la création d’environ 25 000 nouvelles chaînes. La rupture de croissance liée au numérique est d’une importance comparable à celle qu’a introduit l’imprimerie.

La phase créative est bien en cours dans les technologies de l’information. On observe des produits typiques de cette étape, de même qu’il y a un siècle, l’automobile incorporait en apparaissant plus de 150 innovations. Et nous pouvons aujourd’hui dégager quelques caractères communs de ces produits et services de synthèse créative issus des technologies de l’information :

  • Des services totalement personnalisés (personne n’a le même contenu dans son Ipod),
  • Contenant et manipulant une quantité considérable d’information qu’ils sont capables de traiter instantanément (capables de décider non seulement à partir d’une instruction, mais en tenant compte de l’environnement, de l’histoire, de l’utilisateur et de son comportement…),
  • Compacts,
  • Disponibles partout,
  • Mis à jour de manière quasi-instantanée (donc ne vieillissant pas ou pas vite),
  • Ne nécessitant pas d’apprentissage.

Les précurseurs de cette vague sont par exemple l’Ipod, Ipseo (des verres personnalisés fabriqués en temps réel par Essilor à partir de 500 variables personnelles), Cyberteachers – ou des entreprises telles que Zara qui ont réinventé le lien entre marché et production.

La prochaine frontière de l’innovation : les services

Les secteurs les plus touchés sont dans les services. On a longtemps considéré qu’il n’y avait pas de progrès dans les services. Or dans une société de services telle que la notre, le besoin d’innovation, de productivité dans les services est majeur. Et cela se passe aujourd’hui. Un transporteur dote ses camions de boîtiers de communication qui échangent 400 informations tous les quarts d’heure, des communications personnelles du routier à la gestion des flottes en partant par le passage des douanes. Le secteur des services n’a encore rien vu ! Le temps de latence est important, et les services sont souvent très réglementés, mais l’impact sera extrêmement fort.

De telles applications montrent que les utilisateurs, notamment (mais pas uniquement) dans les entreprises, reprennent la main – et deviennent des moteurs de l’innovation, y compris technologique. Cela suppose aussi de leur part une énorme confiance dans les technologies utilisées, pour faire reposer sur elles son activité. Cela suppose aussi de la part des offreurs un énorme effort pour se mettre à la place de ceux pour lesquels il veut innover, pour respecter, pour simplifier l’utilisation, pour comprendre les nouvelles pratiques sociales.

En conclusion, pour reprendre le slogan d’Hugo Boss : « Ne vous adaptez pas, innovez ». L’innovation consiste à prendre l’initiative, pas à subir le monde ou à suivre ceux qui prennent l’initiative !

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