Internet et innovation : « Grandes et petites entreprises face à l’innovation »

Dans le cadre de l’Université de printemps de la Fing qui s’est tenue à Aix-en-Provence les 8, 9 et 10 juin 2005, InternetActu.net vous propose une série de compte rendus synthétiques d’une sélection d’ateliers et de plénières. Pour nos lecteurs désirant aller plus loin, les enregistrements vidéos sont disponibles en ligne.

Le vendredi 10, la session « Stratégie des grands innovateurs » réunissait Gary Donnan (Alcatel), Stéphane Kimmerlin (Microsoft) et Thomas Defaye (Inria Transfert), sous la houlette de Bernard Buisson et Philippe Silberzahn.

Alcatel : une démarche très systématique

Gary Donnan, Alcatel France Gary Donnan, directeur de la recherche et de l’innovation d’Alcatel France, commence par une affirmation : posséder la connaissance ne fait plus la différence dans l’innovation. N’importe qui peut obtenir ou acquérir les connaissances nécessaires : il faut donc chercher l’innovation ailleurs. Même dans un secteur industriel tel que les systèmes de télécommunications, où la recherche pèse lourd, l’innovation réside aujourd’hui dans l’agencement de composants, dans la mise en relation d’éléments-clés pour fournir une solution face aux besoins d’un client. Naguère, Alcatel vendait des technologies à des opérateurs télécoms, qui ensuite vendaient des services à leurs clients. Tout cela a changé : les opérateurs restent naturellement important, mais les clients finaux sont aussi décideurs, même si Alcatel n’est pas leur fournisseur direct.

Ainsi, ce qu’il y a de radicalement innovant dans l’Ipod, ce n’est ni le mécanisme de délivrance du service, ni les composants, ni le format de données – mais un agencement original et novateur de technologie, de design et de service pour répondre à un besoin.

Dans ce monde-là, les grandes entreprises peuvent être innovantes. L’univers technologique est très complexe – par exemple, dans la mobilité et le sans-fil, cohabitent un très grand nombre de normes, de réseaux d’accès, etc. Maîtriser cette complexité, construire une offre fiable et intéressante pour les utilisateurs, et économique pour les opérateurs, requiert une connaissance très large, une expérience acquise dans un très grand nombre de situations concrètes, toutes choses dont dispose une entreprise de la taille d’Alcatel. On ne voit presque que les startups qui réussissent, mais bien sûr un très grand nombre d’entre elles échouent – c’est le prix à payer, les grandes entreprises paient le même, mais chez elles cela se voit.

La transformation des télécoms (équipements, câbles…) vers le « tout IP » organise une convergence claire entre télécoms et informatique. Alcatel doit travailler sur ce recoupement. La dimension « services » du groupe prend une importance sans précédent. C’est pour cette raison que l’entreprise a organisé sa stratégie sur « les services centrés sur l’utilisateur » : même si l’utilisateur n’est pas son client, c’est lui qui « trie ». Et il s’agit bien de trier dans la R&D : l’un des grands enjeux est d’identifier ce qu’il ne faut plus faire, de savoir arrêter des projets et de se focaliser sur les réels potentiels.

Pour progresser, mais aussi pour trier, les entreprises doivent accéder aux startups innovantes, à la recherche publique, et aux clients finaux. Alcatel doit donc multiplier les partenariats : avec des petites entreprises plus agiles, avec ses clients opérateurs avec lesquels l’entreprise met en place des équipes-projets communes.

L’organisation de la « R&I » (recherche et innovation) – qui est distincte de la recherche-développement amont – s’adapte à cette transformation des processus d’innovation. Un participant pense à l’initiative de Procter & Gamble de renommer sa R&D « Connexion et développement », en lui assignant pour mission d’organiser la communication entre toutes les unités de l’entreprise, avec les clients, les distributeurs, etc. Sans aller aussi loin, Alcatel a imaginé des processus très particuliers. L’un de ces processus vise à identifier le réel potentiel d’une percée technologique. Un grand nombre des chercheurs d’Alcatel (un tiers en 2005) reçoivent une formation à l’entrepreneuriat, qui les aide à mettre en relation leur capacité à produire une technologie et ses conditions de réussite sur un marché. Pour explorer, puis valider, le potentiel d’une percée technologique, l’entreprise constitue une petit équipe ad hoc, qui n’inclut typiquement qu’un seul chercheur du groupe d’où provient la technologie, ainsi que d’autres chercheurs formés à la démarche entrepreneuriale, des gens venant de la finance, du commerce, etc. ; l’objectif est d’être capable, au bout de trois semaines, d’expliquer en 30 minutes l’idée à un capital-risqueur qu’Alcatel aura invité pour l’occasion. Et là, ça passe ou ça casse. Cela ne dit rien de la qualité de la technologie, mais de son utilisation possible. En effet, il y a beaucoup de bonnes technologies, il y a énormément d’idées, et la difficulté consiste à filtrer, à identifier l’idée qui a vraiment des chances d’atteindre un marché significatif, à des coûts acceptables.

Ce système produit de bons résultats auprès des chercheurs : quand ce processus de filtrage est mené avec eux, ils se montrent tout de suite prêts à se concentrer sur la technologie retenue et à abandonner les autres pistes moins prometteuses. L’introduction d’autres personnes dans la démarche permet ainsi d’activer d’autres manières de regarder la technologie et facilite le choix.

Alcatel encourage aussi l’innovation venue du terrain. Deux fois par an, les responsables des équipes de recherche & innovation se réunissent avec les présidents des différentes divisions opérationnelles et leurs équipes techniques (qui font leur propre recherche-développement). On y discute des évolutions que chacun perçoit à l’horizon d’un, deux et trois ans. Ces réunions organisent un échange entre ce que voient les équipes spécialisées, et ce que voient les équipes de recherche-innovation. Elles représentent un apport important pour les deux parties.

A un autre niveau, la recherche-innovation d’Alcatel organise tous les 4 mois une interaction intense entre les équipes de recherche et les responsables techniques des différentes divisions, sur les questions techniques associées aux projets en cours.

Enfin, n’importe quel employé peut déposer des idées sur un « Innovation Web » qui compose un véritable vivier d’idées.

Microsoft : cap sur l’utilisateur

Stéphane Kimmerlin, Microsoft France Pour Stéphane Kimmerlin, Responsable Stratégie de Microsoft France, l’innovation est dans les gènes d’une entreprise de logiciel : il n’y a pas d’obsolescence des logiciels, aussi la seule solution pour continuer à vendre à un client consiste à lui faire adopter la génération suivante. Pour cela il faut pouvoir lui apporter une valeur ajoutée supplémentaire.

Historiquement Microsoft définissait sa vision d’une manière très techo-centrée : « un ordinateur sur chaque bureau ». Dans les dernières années, l’entreprise a jugé nécessaire de recentrer cette vision sur l’individu et sur une mission précise : aider les individus à réaliser leur potentiel (« Votre potentiel, notre passion »). Cette approche ouvre à l’entreprise elle-même des pistes, un potentiel beaucoup plus large.

L’un des objectifs de l’industrie du logiciel est de rendre les machines les plus génériques possibles, pour obtenir des économies d’échelle : la spécialisation, l’adéquation aux besoins, vient du logiciel. Celui-ci joue donc un rôle essentiel, tout en n’étant dans tous les cas qu’un maillon d’une chaîne : il y a du matériel, d’autres logiciels,, des réseaux, on les agence pour produire des services ou des usages…

Microsoft se situe a plusieurs endroits de la chaîne de l’innovation, depuis la recherche fondamentale (10 % du budget de R&D, qui s’élève au total à 7 milliards de dollars), jusqu’à la conception de produits qui sont de deux types : des produits destinés aux utilisateurs finaux, mais aussi des logiciels qui servent à créer d’autres logiciels. Dans tous ces contextes, l’entreprise travaille en partenariat : avec d’autres laboratoires de recherche, avec d’autres partenaires situés ailleurs dans la chaîne de valeur… Il y a un gros travail d’orchestration.

La recherche fondamentale fonctionne un peu sur un modèle de pépinière : ou encourage beaucoup d’idées à germer, mais peu d’entre elles grandissent. Ensuite, le chemin depuis la recherche fondamentale jusqu’à à l’innovation sur le marché passe notamment par des usability labs, composé d’ergonomes, d’anthropologues, des psychologues, des sociologues. Microsoft est très fortement piloté par ces études. L’entreprise observe sans cesse les utilisateurs, sur le terrain, voire en laboratoire.

D’une certains manière, le rapport entre les 10 % du budget de R&D consacrés à la recherche ‘fondamentale » et les 90 % consacrés à la transformation de cette recherche en produits utilisables illustre bien le phénomène actuel : la difficulté ne réside pas dans la technologie ou la recherche d’idées, mais dans leur mise en œuvre d’une manière qui réponde à des besoins et des exigences de clients.

Quel rôle joue l’internet ? Sur le développement logiciel lui-même, ce rôle est faible : alors que le monde du logiciel libre se fonde sur la coopération entre des équipes ou des individus distants et autonomes, les équipes de développement de Microsoft sont aujourd’hui très regroupées : la répartition de centres de développement dans le monde entier n’est pas une modalité efficace pour Microsoft, compte tenu de son organisation et de sa culture.

En revanche l’internet accélère considérablement le retour du marché : c’est le cas du « Dr Watson », au travers duquel les logiciels préviennent eux-mêmes des problèmes qu’ils rencontrent. L’internet a aussi réappris à Microsoft l’importance des communautés, de développeurs notamment, dont elle avait pu s’éloigner en grandissant : l’objectif n’est pas de contrôler ces communautés, mais au moins de permettre à leurs leaders de disposer des bonnes informations, d’être efficaces. Microsoft anime ou abrite pas moins de 70 newsgroups de développeurs.

Il n’y a pas chez Microsoft de mécanisme très organisé pour faire remonter les idées venant des employés qui ne sont pas spécialisés dans la R&D, ni de mécanismes de valorisation de ces idées. Mais la communication est très libre dans l’entreprise, n’importe qui peut écrire à n’importe qui d’autre et il fait partie de la culture de faire circuler ses idées, d’alerter sur des retours clients et de se dire ce qui ne va pas.

Les jeunes pousses à l’ombre des grands arbres

Thomas Defaye, Inria Transfert Inria Transfert, que présente son directeur général adjoint Thomas Defaye, est la filiale de l’Institut national de recherche en informatique et automatique dont la mission est d’identifier très en amont les entreprises, soit issues de l’Institut, soit susceptibles de travailler avec les technologies qu’il produit, et de les aider par tous les moyens possibles à se développer.

Les startups internet constituent une assez petite partie du travail d’Inria Transfert, sans doute en partie parce qu’elles s’adressent plus souvent au grand public et qu’elles sont souvent moins intenses en technologie. Notons que Kelkoo est issue de l’Inria.

Si l’on regarde les éditeurs de logiciels, l’expérience montre que la relation aux grandes entreprises constitue la condition essentielle du succès des jeunes entreprises. Les grands succès des entreprises de logiciels sont passés par là : Microsoft comme Ilog, Business Object comme plusieurs jeunes entreprises d’aujourd’hui. Les grands groupes sont rarement concurrents des petites entreprises, leurs concurrents sont le plus souvent d’autres petites entreprises. Aussi l’enjeu est-il d’accéder aux grands clients, ce qui suppose d’abord de les connaître et ensuite, de bâtir des solutions qui les satisfassent.

Une erreur commune consiste alors à chercher à répondre à un besoin qu’on connaît mal par une offre de produits standards – qui plaît bien sûr aux investisseurs… La bonne méthode consiste souvent, au contraire, à commencer par vendre du service, spécifique et petit à petit, de standardiser et d’industrialiser. Microsoft soi-même, avant 1985 et son accord avec IBM, en est un très bon exemple. C’est une manière de consolider une offre en écoutant ses clients et en accumulant des développements, ainsi que d’autofinancer une part de son développement.

Il faut cependant accéder aux grandes entreprises : c’est dans ce but qu’Inria Transfert a constitué un réseau de correspondants au sein de 30 grands groupes, qui acceptent de recevoir les entrepreneurs et de leur faire retour sur leur proposition de valeur.

Une fois que les grands groupes ont écouté la petite entreprise, il faut encore qu’ils lui fassent confiance. Pour cela les grandes entreprises ont besoin de tiers « de confiance » : Inria Transfert a ainsi construit une démarche de labellisation des entreprises qu’elle a accompagné, « Pertinence IT ».

Enfin, une startup ne peut évidemment pas garantir sa propre pérennité, ce qui peut inciter les grandes entreprises à ne pas leur passer commande. Pour y répondre, un certain nombre d’acteurs – individuels – créent aujourd’hui, en partenariat avec le groupe Oseo, une entreprise dont le métier consistera à garantir la pérennité de la maintenance et du support produit de petites entreprises.

Frank Beau et Daniel Kaplan

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