Nanotechnologies « avancées » : une réflexion américaine sur les enjeux de la recherche européenne

Cet article rend compte (sous la forme d’une retranscription de notes détaillées prises lors de la réunion) de l’intervention de Christine Peterson (http://www.foresight.org/FI/Peterson.html), directrice générale du Foresight Institute (http://www.foresight.org), une fondation américaine qui se consacre à promouvoir la recherche, l’investissement et la réflexion sur les nanotechnologies « avancées » ou « moléculaires ». Les « citations » de Christine Peterson ne sont pas littérales, c’est l’esprit de sa présentation, faite lors de son passage à Paris au ministère de la Recherche le 2 octobre 2003, que nous avons tâché de rendre – Daniel Kaplan.

Cet article rend compte (sous la forme d’une retranscription de notes détaillées prises lors de la réunion) de l’intervention de Christine Peterson (http://www.foresight.org/FI/Peterson.html), directrice générale du Foresight Institute (http://www.foresight.org), une fondation américaine qui se consacre à promouvoir la recherche, l’investissement et la réflexion sur les nanotechnologies « avancées » ou « moléculaires ». Les « citations » de Christine Peterson ne sont pas littérales, c’est l’esprit de sa présentation, faite au ministère de la Recherche le 2 octobre 2003 lors de son passage à Paris, que nous avons tâché de rendre – Daniel Kaplan.

Transparents présentés lors de la réunion et autres ressources associées : http://www.admi.net/cgi-bin/wiki?Foresight

Les nanotechnologies sont aujourd’hui l’une des priorités de la recherche américaine, inscrite dans une vision de la « convergence » entre Nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives (NBIC, également décrite sous l’acronyme BANG : bits, atoms, neurons, genes). L’Initiative nationale pour les nanotechnologies (NNI) sera dotée d’au minimum 2,4 milliards de dollars sur les années 2003-2005. L’un des objectifs est de « bâtir des machines aussi petites que des cellules humaines ». Bruxelles tente de répondre à cet effort, dans lequel plusieurs pays asiatiques s’engagent également.

Mais le Foresight Institute cherche à aller plus loin. Construit sur la base des idées – controversées – du chercheur Dr. K. Eric Drexler, le Foresight Institute distingue en particulier les nanotechnologies de court terme (nanotubes, nanomatériaux, …), qui sont déjà entrées en phase industrielle, des « nanotechnologies avancées » (dont l’objectif est de fabriquer des matériaux et des produits avec une précision atomique) qui constituent son centre d’intérêt.

Pour le Foresight Institute, la « nouvelle révolution industrielle » que constitue le contrôle de la matière au niveau moléculaire ouvre des perspectives extraordinaires, à la fois dans les circuits de production (une production plus automatisée, totalement personnalisable, moins consommatrice en énergie et moins productrice de déchets…) et dans les produits eux-mêmes : miniaturisation extrême, implants corporels, nouveaux matériaux, etc. Mais la vision du Dr. Drexler et de Christine Peterson se heurte au scepticisme, voire à l’opposition de nombreux scientifiques, particulièrement en Europe. Pour eux, la manipulation de la matière au niveau atomique « rompt les lois de la physique ». A quoi le Foresight Institute rétorque qu’aucune réfutation scientifique n’a réellement été apportée à ses thèses.

Christine Peterson expose ses vues, revient sur les débats et argumente en faveur d’une coopération active entre l’Europe et les Etats-Unis pour promouvoir une recherche « responsable » sur les nanotechnologies avancées.

Qu’entend-on par « nanotechnologies » ?
« Il faut tout d’abord revenir sur la confusion terminologique qui entoure le terme « nanotechnologies ». Celui-ci désigne selon Christine Peterson : A court terme (déjà fait) : toute technologie plus petite que les microtechnologies. Il s’agit surtout de matériaux nouveaux, implants, microparticules dans des produits cosmétiques, systèmes de délivrance de médicaments, etc. ; A moyen terme (encore au niveau de la recherche) : toute technologie qui permet un contrôle au niveau moléculaire ou atomique pour créer des structures étendues avec des organisations moléculaires fondamentalement nouvelles ; (Encore très prospectif) : des technologies permettant de créer des « nanomachines » avec une précision atomique. »

Mode ou marché de l’avenir ?
« Il y a actuellement beaucoup de passion autour des nanotechnologies. Les investisseurs ont souffert dans le monde des bits et redécouvrent les « choses ». Par ailleurs, l’expression « nanotechnologies » est une manière commode de redéfinir des technologies ou des matériaux sur lesquels des équipes travaillent depuis longtemps. Mais les nanotechnologies ne constituent pas un « secteur » intégré. Par exemple, les nouveaux matériaux s’insèrent dans des produits existants, dont ils constituent une évolution incrémentale : le secteur de référence est alors la pharmacie, le textile… mais pas la nanotechnologie. Cela dit, présenter les nanotechnologies comme un champ structuré est utile face aux investisseurs, aux médias, aux hommes politiques. Enfin, il existe bien des questions, des défis communs, des possibilités de transfert de technologie : il y a bien une communauté des nanotechnologies.

« L’innovation sur les nanotechnologies est assez répartie dans le monde. Aux Etats-Unis il n’y a pas de Nano Valley et beaucoup d’Etats investissent pour aider les entreprises du secteur ou les attirer, pour soutenir la recherche. La Californie et le Texas sont tout de même les Etats les plus avancés. En Europe, les pays qui investissent le plus sont, par ordre décroissant, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France, la Suisse, la Suède… En Asie, la Chine et le Japon investissent lourdement.

« Aujourd’hui, pour passer à la phase industrielle, ce n’est pas en général de connaissances scientifiques que l’on manque, mais de chefs d’entreprises à niveau sur ces questions. Aux Etats-Unis au moins, il y a même du capital prêt à s’investir, même si les critères de sélection sont devenus beaucoup plus rigoureux. Mais le plus dur est d’imaginer, puis de faire comprendre ce qui peut être fait des connaissances scientifiques dont nous disposons. Les individus qui peuvent faire cela sont rares, il faut aller les chercher là où ils travaillent aujourd’hui, dans tous les domaines d’activités. Il faut aussi qu’ils soient de bons chefs d’entreprises : on ne développe pas des nanotechnologies dans un garage, il faut une instrumentation lourde, le « ticket » d’investissement est plutôt de l’ordre de 20 à 30 millions de dollars.

« La difficulté pour les investisseurs sera néanmoins de comprendre les échelles de temps : les générations de nanotechnologies s’échelonnent entre maintenant et 2020, voire après. Les profits à court terme existeront dans les nanotechnologies de « court terme », mais pour la vraie révolution, les délais sont beaucoup plus longs… »

Le potentiel à long terme des nanotechnologies  : comment l’imaginer ?
« La technologie avance toujours vers les limites permises (ou imposées) par la nature. C’est une loi physique, économique et une loi de la nature humaine : ceux qui peuvent innover le feront un jour ou l’autre.

« Un jour nous aurons des « machines moléculaires ». Celles-ci ne seront que des versions artificielles de ce que nous voyons dans la nature : notre corps est un extraordinaire système de machines moléculaires. Aujourd’hui, les chimistes travaillent avec une précision atomique (à partir de leur connaissance des interactions, mais pas d’une intervention au niveau de chaque atome), les techniciens fabriquent de grosses machines – mais on ne sait pas faire les deux à la fois. C’est l’objectif de la nanotechnologie moléculaire : avoir un contrôle direct de la structure moléculaire, combiner le contrôle 3D de la chirurgie et le contrôle de l’action chimique des médicaments…

« Comment fabriquer des machines moléculaires ? Il faut utiliser les lois de la chimie parce qu’on ne peut pas comme cela déplacer, déposer, associer des atomes individuels. C’est sur ce point que la controverse se déchaîne  : cela est-il possible dans le cadre des lois de la physique ?

« Si nous parvenons à un tel résultat, les conséquences en seront considérables :

Réduction considérable dans les coûts directs de fabrication industrielle, qui nécessitera beaucoup moins de travail humain et de matières premières ;
Réduction majeure de la pollution : tous les atomes sont sous contrôle, le processus de production produit moins de déchets et ceux-ci peuvent également être traités grâce au contrôle au niveau atomique de la matière traitée ;
Fort accroissement dans le niveau de complexité des mécanismes (ex. médecine, armement)… « Quand avons-nous des chances de parvenir à ce résultat ? C’est naturellement difficile à estimer. C’est un objectif d’ingénieurs et il dépend largement du financement, du nombre de personnes qui y travaillent, du management et de la coordination des projets… On peut estimer qu’en y mettant beaucoup d’énergie, il faudra 10 à 15 ans pour apprendre à travailler couramment au niveau moléculaire. Si l’investissement est moins volontariste, le délai sera plutôt de 25 ans. Mais les bénéfices sont considérables, notamment en termes médicaux et militaires : il est donc certain qu’un jour ou l’autre, des entreprises, des Etats se décideront à investir très lourdement dans ce domaine. »

Une difficulté souvent sous-estimée : la dimension logicielle
« Le contrôle des ces millions de machines moléculaires nécessitera des logiciels possédant un degré de complexité très supérieur à ce que l’on sait faire aujourd’hui, avec des contraintes de qualité beaucoup plus rigoureuses. Le logiciel est une part essentielle de ces projets de recherche : qu’il s’agisse de concevoir les machines et leur processus de fabrication, de contrôler les machines, de réaliser des simulations (essentielles par exemple en matière d’armement)… »

Est-ce une recherche dangereuse ?
« Plusieurs livres et articles s’opposent à ces travaux, soit parce qu’ils les considèrent irréalisables, soit parce qu’ils en pointent les dangers. Les documents les plus connus sont l’article de Bill Joy, co-fondateur de Sun, « Pourquoi le futur n’a pas besoin de nous » (Wired, 2000, http://www.wired.com/wired/archive/8.04/joy.html)  ; La Proie le livre de Michael Crichton, l’auteur de Jurassic Parc, qui décrit l’évolution spontanée d’un nuage de nano-machines qui se reproduisent, s’adaptent à leur environnement et s’attaquent à l’homme pour se nourrir et se multiplier ; ou encore un rapport de Greenpeace Angleterre, Future Technologies, Today’s Choices (juillet 2003, http://www.greenpeace.org.uk/…).

« Les quatre problèmes les plus souvent cités sont : Les risques pour l’environnement et la santé liés à l’accumulation de toutes petites particules dans l’environnement : Que feront-elles au corps, à la biosphère ? Comment s’élimineront-elles  ? La difficulté de protéger les inventions dans des domaines aussi neufs et les désaccords sur les brevets au niveau international qui peuvent aboutir à des guerres commerciales, ou encore à des dépôts abusifs ; Le risque systémique que pourrait créer la multiplication sans contrôle de machines moléculaires capables de se reproduire  : c’est le phénomène de « bouillasse grise » (grey goo) que décrit par exemple Michael Crichton ; Le contrôle des armements : une part très importante de la recherche en nanotechnologies est militaire et elle consiste notamment à mettre au point de nouvelles armes. Celles-ci pourraient devenir des armes de destruction massive intelligentes, aussi difficiles à contrôler que les armes chimiques ou biologiques, mais bien plus létales. « L’une des missions du Foresight Institute est précisément de prendre en compte ces risques et de chercher les manières d’y répondre, tout en combattant l’idée d’un « moratoire » que réclament certaines organisations, à la suite, par exemple, de Bill Joy. Les « Lignes directrices pour le développement des nanotechnologies moléculaires » (juin 2000  : http://www.foresight.org/guidelines/index.html) vont notamment dans ce sens.

« Si cela peut être fait, quelqu’un le fera. Nous considérons qu’il faut avoir ouvert le débat avant, et s’assurer que les recherches se font de manière ouverte et publique. Nous pensons également qu’il est préférable que les pays démocratiques soient en tête de ces recherches. Voila pourquoi nous considérons qu’un moratoire serait irresponsable : pour combattre ces technologies, si d’autres en disposent, il faudra que nous en disposions nous-mêmes.

« Quant au débat sur la faisabilité de ce que nous annonçons, il n’est pas neuf, il existe depuis 25 ans et personne n’a jamais montré de manière scientifique quelles lois de la physique étaient brisées. C’est aussi une affaire de génération, les professeurs les plus établis refusent nos idées, comme ils l’ont toujours fait face aux idées radicalement nouvelles. En fait, pour une part, les scientifiques nous reprochent non pas d’être dans l’erreur, mais de soulever le débat alors qu’ils préfèreraient faire croire que c’est impossible et continuer à y travailler dans le calme, sans être sous le regard des médias et de l’opinion. »

(En réponse à deux questions sur les puces sous-cutanées et l’évolution de l’être humain « augmenté » par la technologie) « Ces inquiétudes existent déjà vis-à-vis du GPS pour les randonneurs, et ils ont un choix : être suivis et protégés ou ne pas l’être et prendre leurs risques. Nous avons déjà associé des machines à notre corps : pacemakers, prothèses… Mon but est que les gens continuent d’avoir le choix dans l’avenir. »

(En réponse à une question sur l’existence de travaux relatifs à la dimension sociale des nanotechnologies – par exemple, si certaines personnes sont en mesure de transformer profondément leur corps et leur cerveau, de prolonger leur vie, etc. – qu’est-ce qui change d’autre dans la société ?) « Il n’y a pas beaucoup de travaux sur ce point. Il y a un enjeu de contrôle démocratique, sans aucun doute. Mais ce n’est pas mon souci principal parce que les prix baissant, chacun pourra accéder à ces technologies, de même qu’aujourd’hui, la télésurveillance est accessible à tous, pas seulement aux Etats. »

Pour une coopération Europe / Etats-Unis
« Aujourd’hui l’attitude des Européens et des Américains est assez différente. L’Europe investit un peu mais sur les nanotechnologies avancées, elle met d’abord en avant le principe de précaution. Les Américains ne le comprennent pas et préfèrent avancer et régler les problèmes ensuite, s’ils se posent réellement. Il faut également s’attendre à conflits commerciaux, notamment en termes de brevets.

« Pourtant, il semblerait indispensable que l’Europe et les Etats-Unis joignent leurs efforts : pour partager les coûts, mais aussi pour concurrencer la Chine qui ne s’intéressera pas autant que nous au contrôle démocratique des nanotechnologies ou au contrôle des armements.

« Comment pourrions-nous joindre nos efforts ? Les Etats-Unis auront sans doute un de ces jours un projet « nanotechnologies » de l’ampleur du programme Apollo, probablement avec une orientation militaire. Il vaudrait mieux un effort collaboratif entre les démocraties. Mais si les Etats-Unis annoncent le projet d’abord, il sera difficile de rejoindre le projet. Si l’Europe tire la première, il est possible que les USA proposent une collaboration. Mais la Commission est trop lente : il faut que cela vienne d’un des pays-membres. Ou encore, l’OTAN serait-il un cadre adéquat ? »

(En réponse à une objection selon laquelle le marché des nanotechnologies serait d’abord militaire, ce qui rend l’hypothèse d’une coopération Europe/Etats-Unis assez improbable) « Il y a tout de même plus d’applications civiles que l’on dit. S’agissant des alliances, c’est à chacun de savoir avec qui l’on veut coopérer. La bombe A aurait pu être inventée par le camp d’en face… »

Sources d’information

Textes de référence du Foresight Institute Molecular Nanotechnology : the Next Industrial Revolution : http://www.foresight.org/NanoRev/IEEEComputer.html Déclaration de principes : http://www.foresight.org/Updates/Policy.html Eric Drexler, « Engines of creation » : http://www.foresight.org/EOC/

Les programmes de recherche américains et européens

Initiative nationale américaine pour les nanotechnologies : http://nano.gov « Converging technologies for improving human performance », le rapport fondateur de Mihail C. Roco et William Sims Bainbridge pour la NSF (juin 2002) : http://www.wtec.org/ConvergingTechnologies Site de la Commission européenne sur les nanotechnologies : http://www.cordis.lu/nanotechnology

Quelques sites de référence recommandés par Christine Peterson

Le Foresight Institute : http://www.foresight.org Nanodot du Foresight Institute : http://www.nanodot.org TNT weekly (lettre gratuite éditée par Cientifica, entreprise basée en Espagne) : http://www.cientifica.info/html/TNT/tnt_weekly/subscribe.htm
Cientifica publie aussi le Nanotech Opportunity Report : http://www.cientifica.com La Technology Review du MIT couvre les nanotechnologies d’aujourd’hui  : http://www.technologyreview.com/articles/nan.asp Chemical & Engineering News (plus technique) : http://pubs.acs.org/cen Institute for Soldier Nanotechnology du MIT (un institut dédié aux nanotechnologies militaires) : http://web.mit.edu/isn

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