Tim Harper : « Si vous pensez encore que la nanotechnologie ne concerne que des petits robots, vous risquez de rater une opportunité économique et sociale majeure »

Tim Harper est l’un des pionniers de la nanotechnologie européenne. Fédérant plusieurs réseaux de recherche et publiant beaucoup d’information sur le sujet, il multiplie conférences et prises de position pour démocratiser la nanotechnologie et en faire comprendre les enjeux réels.
Cet entretien fait suite à notre dossier consacré à la nanotechnologie, publié la semaine dernière :
Edito : http://www.fing.org/index.php?num=4135,2
Pourquoi les nanotechnologies ? : http://www.fing.org/index.php?num=4134,2
Nanotechnologies « avancées » : une réflexion américaine… : http://www.fing.org/index.php?num=4136,2

Tim Harper est une personnalité majeure du monde de la nanotechnologie. Anciennement ingénieur à l’Agence spatiale européenne, il est aujourd’hui président-directeur général de CMP Cientifica, entreprise spécialisée dans la veille, l’organisation de conférences, et la mise à disposition d’outils techniques pour les entreprises de nanotechnologie. Cientifica gère également plusieurs réseaux de veille et de mise en commun des travaux liés à la nanotechnologie en Europe, notamment les réseaux Phantoms et NanoSpain.

Harper est aussi le fondateur et le directeur de l’European NanoBusiness Association (ENA), principale organisation professionnelle visant à promouvoir la nanotechnologie en Europe, et intervient comme consultant pour la NanoBusiness Alliance aux Etats-Unis. Il publie une lettre hebdomadaire consacrée à la recherche nanotechnologique, TNT Weekly, ainsi que des chroniques régulières sur NanotechWeb.

Internet Actu nouvelle génération : Dans les dernières semaines, un débat nourri a été lancé au sujet des risques potentiels de la nanotechnologie. Pensez-vous que ce débat ait un impact positif, au sens où il peut susciter une prise de conscience et une concertation internationale ? Au contraire, y a-t-il un risque que de tels débats nuisent à la compréhension du public et génèrent une opinion négative globale à l’encontre des nanotechnologies, comme c’est le cas pour les Organismes génétiquement modifiés (OGM) ?

Tim Harper : J’étais à une réunion à Bruxelles il y a deux semaines sur ce sujet précis. Soyons très clairs sur un point : la nanotechnologie n’est pas la biotechnologie – les buckyballs [nanostructure sphérique composée de 60 atomes de carbone] et les nanotubes ne se reproduisent ou ne s’auto-pollénisent pas, donc beaucoup des arguments reliant la nanotechnologie aux OGM sont plutôt irrationnels. Cependant, considérer les activistes de l’environnement comme des « terroristes industriels », comme l’ont fait certains défenseurs de la nanotechnologie aux Etats-Unis, est contre productif.

Nous parlons régulièrement aux gens des deux bords sur le sujet, qu’il s’agisse de l’industrie globale ou de Greenpeace, de législateurs ou de scientifiques. Comme pour toute nouvelle technologie, certains aspects soulèvent des inquiétudes, et il est important de les prendre en compte, qu’elles soient réelles ou imaginaires.

Beaucoup d’organisations, comme la Royal Society en Grande-Bretagne, sont en train d’étudier ces questions et il est bon que ces débats soient ouverts et transparents, ce qui ne fut pas le cas avec les OGM. L’un des points-clés est que la régulation quand elle arrivera – et elle arrivera – fasse la distinction entre les divers aspects de la nanotechnologie, distinguant un polymère conducteur d’une nanoparticule de dioxyde de titanium par exemple. Peut-être que l’aspect le plus important est que toute décision soit prise sur des bases scientifiques plutôt que science-fictionesques.

Iang : Dans une chronique récente, vous insistez sur l’importance de diffuser le plus largement possible l’information technique liée à la recherche en nanotechnologie. Votre entreprise, CMP Cientifica, diffuse d’ailleurs gratuitement de nombreux rapports, habituellement payants. Pensez-vous que la généralisation de l’échange libre est possible, sur des domaines de forte compétition internationale et aux enjeux très élévés, ou s’agit-il d’une utopie ?

Tim Harper : Nous travaillons avec beaucoup des plus grandes entreprises mondiales pour les aider à prendre en compte les applications de la nanotechnologie dans leur domaine d’activité. Pour faire cela de façon efficace, nous devons surveiller et comprendre les différents aspects de la nanoscience et de la technologie et les relier au monde réel. Quand on lit certains articles au sujet de la nanotechnologie dans la presse, émanant de gens qui prétendent comprendre ces questions, il paraît clair que la nanotechnologie est encore largement incomprise. En diffusant librement les bases de cette technologie, écrites dans un langage que des lecteurs non techniques peuvent comprendre, nous espérons au moins clarifier certaines de ces idées fausses.

Après tout, si vous travaillez pour le gouvernement ou pour une entreprise de taille moyenne et que vous pensez encore que la nanotechnologie ne concerne que des petits robots, vous risquez de ne pas aller beaucoup plus loin et de rater une opportunité économique et sociale majeure.

Iang : De façon corrélaire, quels sont les autres moyens pour éviter le clivage entre les pays très avancés et ceux pour lesquels l’investissement nanotechnologique ne peut être une priorité ? Peut-on vraiment éviter cette nouvelle fracture technologique, entre « nano-riches » et « nano-pauvres » ?

Tim Harper : Non, je ne pense pas que l’on puisse. Le mieux que l’on peut espérer est une migration géographique, comme ce qui s’est passé avec certains « Tigres » d’Asie, dont l’économie était basée sur la technologie.

Cependant, si l’on considère que la majorité du monde n’a même pas les infrastructures nécessaires à un réseau électrique, il se peut qu’avec une aide des organisations internationales, comme la Banque Mondiale, les pays en voie de développement soient capables de progresser pour résoudre les problèmes locaux et développent une expertise ou un savoir-faire qu’ils pourraient ensuite exporter.

Iang : Selon certains observateurs, la France et plus généralement l’Europe sont en retard en matière de nanotechnologie. Partagez-vous cette opinion ?

Tim Harper : En Europe, nous avons cette tendance à nous comparer de façon négative aux autres régions, mais d’un point de vue académique, l’Europe a une réputation mondiale. Et nos grandes industries, par exemple Daimler-Chrysler, Merck ou DSM sont aussi des leaders dans l’application de la nanotechnologie.

Là où nous avons vraiment un problème, c’est pour faire sortir la technologie de son environnement académique. Les capital-risqueurs européens ont tendance à être largement plus frileux en matière de risque que leurs confrères américains, et les universitaires européens ont tendance, en général, à demeurer insulaires et à avoir peu de contact avec l’industrie.

Cependant cela est en train de changer. Mais il faut de profondes réformes structurelles pour faire évoluer cette situation rapidement et éviter d’être désavantagés en matière de croissance économique.

Iang : A court ou moyen terme, il semble que les applications majeures de la nanotechnologie concernent l’amélioration des qualités physiques ou mécaniques des matériaux et la mise aux point de composants électroniques d’un nouveau genre. A plus longue échéance, c’est-à-dire à horizon 10-20 ans, quelles vont selon vous être les principales applications concrètes de la nanotechnologie ?

Tim Harper : D’abord nous développons les outils, ensuite nous pourrons commencer à les utiliser. Beaucoup de ce qui se passe en nanotechnologie implique des plate-formes technologiques de base, comme les matériaux. C’est comme si on inventait le disque dur, la RAM, les OS, TCP/IP, etc., qui viendront ensuite ensemble pour constituer un PC.

Ce que nous verrons dans 10 ou 20 ans, c’est que la nanotechnologie non seulement génère de l’argent, mais crée une vraie différence en matière de qualité de vie globale. Cela proviendra de meilleurs matériaux, de meilleurs médicaments, ou de solutions aux problèmes majeurs que sont l’énergie et l’eau. Peut-être que l’héritage durable de la nanotechnologie sera que nous parviendrons finalement à gérer toutes les ressources de la science – la physique, la chimie, la biologie et l’ingénierie – pour comprendre et maîtriser le nanomonde.

Propos recueillis par Cyril Fievet

CMP Cientifica, http://cmp-cientifica.com
Phantoms, http://www.phantomsnet.com
European NanoBusiness Association, http://www.nanoeurope.org
NanoBusiness Alliance, http://www.nanobusiness.org
TNT Weekly, http://www.cientifica.info/html/TNT/tnt_weekly/subscribe.htm NanotechWeb, http://nanotechweb.org

Notre dossier sur la nanotechnologie :
Edito, http://www.fing.org/index.php?num=4135,2
Pourquoi les nanotechnologies ?, http://www.fing.org/index.php?num=4134,2
Nanotechnologies « avancées » : une réflexion américaine…, http://www.fing.org/index.php?num=4136,2

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