Musique, numérique, propriété et échange : 8 millions de délinquants ?

Pour Daniel Kaplan, délégué général de la Fing, la question posée par l’échange de fichiers en P2P n’est pas de savoir si celui-ci réduit les ventes de disques (la réponse est oui), mais plutôt de comprendre « Pourquoi des millions de personnes qui n’iraient jamais voler dans un magasin s’adonnent-ils en ligne à une pratique qu’ils savent illégale, malgré tous les inconvénients, malgré les risques ? Et surtout, pourquoi le font-ils en toute bonne conscience ? Il doit y avoir autre chose que la filouterie tapie en chacun de nous. Pour que 8 millions de Français se transforment joyeusement, voire fièrement en délinquants, il faut sûrement qu’ils aient quelque chose à exprimer ! » Les hypothèses auxquelles il vous convie à réfléchir avec lui sont les suivantes : et si l’explosion de la copie illégale était l’enfant caché (et peut-être monstrueux) du marketing musical et des dérives du droit d’auteur ? Et si, plus profondément, celle-ci traduisait-elle un changement de fond dans la manière de « consommer » une œuvre, une transformation – engagée depuis longtemps – du public en acteur, voire parfois en co-auteur ?

La question posée par l’échange de fichiers en P2P n’est pas de savoir si celui-ci réduit les ventes de disques (la réponse est oui), mais plutôt de comprendre « Pourquoi des millions de personnes qui n’iraient jamais voler dans un magasin s’adonnent-ils en ligne à une pratique qu’ils savent illégale, malgré tous les inconvénients, malgré les risques ? Et surtout, pourquoi le font-ils en toute bonne conscience ? Il doit y avoir autre chose que la filouterie tapie en chacun de nous. Pour que 8 millions de Français se transforment joyeusement, voire fièrement en délinquants, il faut sûrement qu’ils aient quelque chose à exprimer ! » Les hypothèses auxquelles cet article vous convie à réfléchir avec lui sont les suivantes : et si l’explosion de la copie illégale était l’enfant caché (et peut-être monstrueux) du marketing musical et des dérives du droit d’auteur ? Et si, plus profondément, celle-ci traduisait-elle un changement de fond dans la manière de « consommer » une œuvre, une transformation – engagée depuis longtemps – du public en acteur, voire parfois en co-auteur ?

Sommaire
1- Y a-t-il une « culture du gratuit » sur l’internet ?
2- Pratiques culturelles et pratiques numériques
3- Si le peer to peer est un vol, pourquoi marche-t-il aussi fort ?
4- Marketing musical et valeur de la musique
5- Les producteurs contre le public
6- D’autres économies de la création ?

1- Y a-t-il une « culture du gratuit » sur l’internet ?

« Information Wants To Be Free. Information also wants to be expensive. Information wants to be free because it has become so cheap to distribute, copy, and recombine – too cheap to meter. It wants to be expensive because it can be immeasurably valuable to the recipient. That tension will not go away. It leads to endless wrenching debate about price, copyright, ‘intellectual property’, the moral rightness of casual distribution, because each round of new devices makes the tension worse, not better. » Steward Brand, aujourd’hui president de la Long Now Foundation, dans The Media Lab : Inventing the Future at MIT, 1987

« I believe that all generally useful information should be free. By `free’ I am not referring to price, but rather to the freedom to copy the information and to adapt it to one’s own uses”, Richard Stallman, créateur de la Free Software Foundation, 1990

Une gratuité plutôt payante

La date des deux citations ci-dessus devrait suffire à nous convaincre que l’idée selon laquelle il existerait une « culture » (ou un « culte ») du gratuit sur l’internet est au mieux une erreur, au pire une imposture. D’une part, la tension entre le numérique et la propriété intellectuelle a précédé le décollage de l’internet. D’autre part, cette idée entretient, en français, une confusion entre free et « gratuit » – alors que son autre sens, en anglais, est « libre » : pour le dire autrement, il est abusif (mais pas innocent) de confondre la revendication en faveur d’une libre circulation de l’information, qui peut s’élargir à des démarches de création à but non lucratif, et la plus ou moins grande propension des utilisateurs à payer les contenus en ligne. Enfin, ceux-là même qui dénoncent aujourd’hui cette prétendue culture du gratuit en étaient, en pleine bulle internet, les principaux promoteurs : l’information, le service, les contenus… étaient gratuits, ou plutôt, ils se payaient non pas en argent, mais en temps, en attention, en données personnelles et en consommation à venir d’autres produits.

Pour des adeptes du gratuit, les utilisateurs de l’internet paient d’ailleurs beaucoup : ils paient leur ordinateur et ses périphériques[1], ils paient leur accès ; ils sont aussi, généralement, utilisateurs d’autres moyens de communication et médias payants (mobile, télévision numérique) ; ils achètent de plus en plus en ligne (les chiffres du commerce électronique décollent). Nielsen Soundscan nous apprend d’ailleurs que les ventes en ligne de titres musicaux dépassent désormais de beaucoup les ventes – certes traditionnellement faibles – de singles sur CD[2]. Ce qui fait peut-être problème, plutôt qu’une réticence à payer dans l’absolu, c’est la taille du budget disponible pour ces différents produits et services chez les individus.

S’agissant des contenus, une étude Jupiter de 2002[3] indiquait que seuls 41 % des internautes européens « refuseraient de payer dans l’avenir un service en ligne ». En revanche, c’est plutôt sous forme d’abonnement, de forfait, qu’ils sont prêts à payer, et non à l’acte. Selon une étude de la même source, le marché européen des contenus payants sur l’internet (information, musique, vidéo, jeux, contenus pour adultes) représenterait 700 millions de dollars en 2003 et 3,2 milliards en 2007[4]. C’est peu au regard du marché total des médias, de l’audiovisuel payant, de la musique et du jeu – mais ce n’est pas le signe d’une « culture du gratuit ».

Culture du gratuit ou culture économique ?

En revanche, il est clair qu’avec l’internet et le numérique, des questions profondes émergent à propos des rapports entre la création artistique et l’argent, de la propriété intellectuelle, ainsi que des modes de production, de valorisation, de distribution et de consommation de la musique. Ces questions émergent à la faveur d’évolutions technologiques, mais ceci ne signifie nullement qu’elles ne se posaient pas avant ou qu’elles ne se seraient pas posées de toute manière.

Il apparaît d’abord que les internautes, comme un nombre croissant de citoyens (et plus encore que la moyenne, parce qu’ils sont plus jeunes, plus urbains et plus éduqués), disposent d’une conscience assez aiguë des mécanismes économiques. Ils savent bien qu’à défaut d’avoir un prix, tout produit ou service a un coût. Ils ne sont pas dupes des pactes faustiens qu’on leur propose en échange de contenus gratuits. Ils décodent sans difficulté les discours publicitaires et les offres promotionnelles. Ils savent ce que sont les intermédiaires et de quoi ils vivent[5].

De son origine universitaire, l’internet a également conservé, semble-t-il, une culture de la redistribution d’information : l’information qui m’a intéressé peut en intéresser un(e) autre à qui je vais la faire parvenir. Encore faut-il, au vu des pratiques réelles des universitaires engagés dans la course à la publication, relativiser la force de cette culture… Quoi qu’il en soit, la pratique de la redistribution (ou « hyperdistribution ») est courante sur l’internet, du transfert (Forward) de courriels aux forums, en passant par la multiplication des hyperliens. Le coût de cette redistribution est faible : l’information n’est pas un bien « rival », quand je l’ai transmise, je la détiens toujours et j’ai, en plus, accru mon crédit auprès de ma communauté.

Enfin, ce qui émerge d’important depuis les débuts du mouvement des hackers (entendu comme « programmeurs passionnés ») dans les années 1980, c’est la valorisation du gratuit comme choix du producteur, la redécouverte du fait qu’il existe d’autres manières de rétribuer la création et le travail intellectuel que l’argent : la considération, la fierté de contribuer à une œuvre collective, l’échange en nature, etc. Encore une fois, ceci ne se constate pas uniquement dans le cyberespace. Le développement de la vie associative, la dénonciation philosophique mais aussi pratique de la marchandisation générale, relèvent du même mouvement.

2- Pratiques culturelles et pratiques numériques

Si l’on observe ses usages, l’internet (comme, d’ailleurs, tous les réseaux de communication, fixes et mobiles) est avant tout un moyen de communication interpersonnelle ; il n’est qu’assez secondairement un réseau de distribution d’informations, de contenus et de services. On rappellera d’autre part que l’architecture de l’internet n’instaure pas a priori de différence de statut entre émetteur et récepteur : chaque poste présent sur le réseau est désigné comme un host, un « serveur ». Partant de ces constats, Patrice Flichy[6] souligne le fait que sur l’internet, il existe un continuum d’usage entre la communication interpersonnelle, moteur des usages, et la diffusion/réception d’information.

On sait par ailleurs, depuis longtemps, qu’une œuvre se construit avec celui qui la reçoit, qu’un livre, un film, n’est pas le même de lecteur en lecteur, de spectateur en spectateur. Cette reconstruction qu’opère le destinataire fait aussi la différence entre information et connaissance.

Ce qu’il y a de neuf avec le numérique et l’internet, c’est que l’appropriation de l’œuvre par son destinataire peut aller plus loin, plus vite. Le « public » dispose des outils pour explorer, extraire, modifier, détourner, recombiner, copier et rediffuser… l’œuvre qui lui est soumise. Ce qu’il faisait dans son cerveau, parfois sur des années, il peut désormais le concrétiser à l’aide d’un ordinateur (ou équivalent : par exemple un synthétiseur, une table de mixage…). Il peut également enregistrer le résultat, le reprendre… et bien sûr le montrer à quelqu’un d’autre.

Tout le monde n’est pas un sampler, bien sûr. Cette appropriation de l’œuvre, peut être tout à fait modeste : je me fais ma compil’ idéale et la passe à mes amis, je diffuse la musique que j’aime en arrière-plan de mon web personnel, j’en fais une sonnerie pour mon téléphone… Même à ces niveaux-là, cependant, le numérique permet de passer à un autre stade, à une sorte de prise en mains de l’œuvre pour la faire encore plus sienne. Notons en passant que le caractère très concret de cette appropriation relativise l’opposition classique entre le caractère éthéré du monde « virtuel » et un monde physique charnel et « réel ».

Dans un autre cadre, rendant compte d’un travail d’analyse des usages destiné à alimenter la réflexion (au début des années 1990) de la Bibliothèque de France sur le Poste de lecture assistée par ordinateur (PLAO), Anne Latournerie[7] montre que les grands lecteurs peuvent être considérés comme des « lecteurs-auteurs » : « Les maîtres mots (…) de « la lecture active » sont : constitution d’un corpus personnel, structuration systématique du texte, classement, archivage, navigation, annotation, écriture se combinant à la lecture. » Malgré sa richesse, cette réflexion, qui rencontrait celle des pionniers de l’hypertexte, n’aura guère de suite pratique – notamment du fait de l’opposition des ayants-droits.

A quel moment cette réappropriation devient-elle une autre œuvre ? La question n’est pas neuve, mais elle prend sans doute une autre dimension – que les producteurs d’œuvres multimédias, « composites », connaissent bien pour se heurter sans cesse au casse-tête des droits. Le numérique et l’internet participent en tout cas à la transformation du public en acteur, qui est également en germe dans de nombreuses formes de littérature, de théâtre, d’arts plastiques, au moins depuis les années 1960. Ce mouvement trouve en quelque sorte sa perversion suprême dans la télé-réalité, mais on pourrait dire que là encore, on cherche à engager le spectateur de manière active dans l’aventure, au travers de mécanismes très divers qui vont de l’identification à la banalité des personnages au vote par téléphone.

Toujours est-il que les producteurs, dans le monde de la musique en particulier, se montrent particulièrement mal à l’aise dès lors que l’appropriation de l’œuvre passe du stade purement personnel et intellectuel au stade physique et, presque par essence, collectif. Or le numérique facilite considérablement ce passage.

3- Si le peer to peer est un vol, pourquoi marche-t-il aussi fort ?

Soyons clair : il ne fait aucun doute qu’il existe un lien entre, d’une part, la diffusion des graveurs de cédéroms et des réseaux d’échange de fichiers de pair à pair (P2P) et, d’autre part, la baisse des ventes de disques. Dire le contraire, quoi que l’on pense des acteurs de l’industrie musicale et de leur attitude vis-à-vis du P2P, serait se mentir à soi-même.

Il y a bien, c’est vrai, d’autres phénomènes en jeu sur les réseaux de partage de fichiers[8] : on découvre de nouveaux artistes, on élargit ses horizons, on obtient le titre que l’on cherche sans avoir à acheter tout l’album, etc. Mais l’essentiel des téléchargements porte sur des titres du top 50. Moins du tiers des utilisateurs des réseaux P2P partagent des fichiers ; 10 % des utilisateurs représentent 60 % des fichiers téléchargeables[9] : pour les autres, le P2P est une manière de récupérer des musiques pour rien, et non un grand réseau communautaire et fraternel. Nous sommes dans le registre de la consommation, pas de la coopération. Si KaZaA n’est somme toute que l’un des logiciels permettant d’accéder au réseau (ouvert et gratuit) d’échange de fichiers FastTrack, sa finalité est clairement lucrative et Sharman Networks, société enregistrée dans l’île de Vanuatu, qui a racheté la marque KaZaA en 2002, n’est pas une société philanthropique animée par des militants du logiciel et du contenu libres.

On peut discuter des multiples origines de la baisse des ventes de disques. Il n’y a pas substitution terme à terme des titres téléchargés aux titres achetés : il va de soi que l’on n’aurait pas acheté tous les titres que l’on télécharge et même, que les téléchargements déclenchent parfois des ventes. Il reste qu’à politique commerciale égale de la part des acteurs de la distribution musicale, le P2P réduit bel et bien les ventes.

Il y a quelque abus à assimiler l’échange de fichiers musicaux sur les réseaux P2P aux pratiques coopératives du monde du logiciel libre, au mouvement du copyleft[10] ou aux grilles de calcul mises en œuvre par des projets tels que le Décrypthon ou SETI Online. D’un côté, il y a un acte qui relève de la consommation : je ne crée rien, je récupère, je triche avec le « système », et pour pouvoir le faire je partage (parfois, un peu). De l’autre, je participe de manière consciente à un travail commun, je m’implique dans une communauté qui crée du neuf, je choisis de partager mon travail et ma création et d’autoriser les autres à l’utiliser, le rediffuser et le modifier.

Mais la question intéressante est la suivante : pourquoi la gravure et le P2P sont-ils arrivés si vite, et si fort ? En général, la partie de la population qui vole est plutôt limitée dans nos pays. Est-ce juste une question de facilité et d’argent ? Pas sûr : un graveur et une connexion internet, ça coûte aussi de l’argent. La qualité du MP3 n’est pas celle d’un disque. Et trouver les titres que l’on cherche dans le désordre de KaZaA, télécharger, vérifier la qualité, ordonner, graver, cela prend du temps. Zéro service, et ça marche !

Autrement dit : pourquoi des millions de personnes qui n’iraient jamais voler dans un magasin s’adonnent-ils en ligne à une pratique qu’ils savent illégale, malgré tous les inconvénients, malgré les risques ? Et surtout, pourquoi le font-ils en toute bonne conscience ? Il doit y avoir autre chose que la filouterie tapie en chacun de nous. Pour que 8 millions de Français[11] se transforment joyeusement, voire fièrement en délinquants, il faut sûrement qu’ils aient quelque chose à exprimer !

L’hypothèse que nous développerons est la suivante : l’explosion de la copie illégale est l’enfant caché (et peut-être monstrueux) du marketing musical et des dérives du droit d’auteur.

4- Marketing musical et valeur de la musique

D’un côté, les groupes de médias ont bien compris la « nouvelle économie » de la propriété intellectuelle telle que la décrivait dès 1994 Esther Dyson[12] : « Dans la nouvelle économie, la seule valeur non réplicable, non fongible, sera la présence, le temps et l’attention des individus (…) Les actifs et la propriété intellectuelle se déprécient tandis que le processus intellectuel et les services s’apprécient. » En créant de toutes pièces des artistes, des groupes, des images et des musiques directement issus des logiciels d’étude marketing, les producteurs ne travaillent plus l’œuvre, ni l’artiste, mais le public. L’étonnant est alors qu’ils s’attachent encore aussi fort à vendre ces disques-là. Une partie du public, en revanche, ne s’y trompe pas : j’ai regardé Star Ac’ (pub comprise), j’ai acheté les baskets, le porte-clés, le poster, je ne vais pas en plus acheter la musique !

La copie en ligne ou sur CD est d’abord le produit du marketing musical tel qu’il va.

Cette dévalorisation de l’œuvre se conjugue avec sa perte de spécificité dans l’ordre juridique et économique. Le nombre de productions et d’ « auteurs » qui se pressent sous le parapluie de la propriété intellectuelle ne cesse de croître. La notion de « création originale » a cessé de correspondre à une œuvre, c’est des « contenus » que l’on parle. Quand une base de données est protégée au même titre que la Recherche du temps perdu, le statut de ce dernier s’en ressent.

5- Les producteurs contre le public

Anne Latournerie le montre bien, l’histoire – heurtée, conflictuelle – du droit d’auteur est depuis des siècles celle d’une « double tension : entre l’intérêt des auteurs et celui des producteurs et des diffuseurs d’une part, entre l’intérêt des auteurs et l’intérêt public d’autre part (…) L’internet repose autrement les mêmes questions. Cela tombe bien : le débat philosophique et politique autour de la propriété intellectuelle était singulièrement absent. Il sort de son carcan juridico-technique et retrouve (…) une dimension nouvelle, celle d’un débat de société touchant le plus grand nombre. »

La protection financière et morale des auteurs était incontestablement un progrès il y a quatre siècles, un facteur de développement de la création et de la liberté d’expression. Ceci n’est pas en cause. Ce qui l’est, c’est l’équilibre actuel entre les droits des auteurs (et de ceux qui les représentent) et ceux du public.

Car il existe aussi un droit du public, théorisé depuis l’origine du droit d’auteur : celui d’accéder à l’information et la connaissance ; de s’appuyer sur les créations des autres pour les critiquer, les citer ou nourrir son propre travail créatif ; de partager un espace culturel commun. La facilité d’accès aux œuvres contribue à l’éducation, à la liberté d’expression, à la création de demain, au lien social.

Or nous assistons depuis près de 20 ans à l’extension et au durcissement continu de la protection de la propriété intellectuelle, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. La propriété intellectuelle couvre de plus en plus de productions et de personnes. Elle s’allonge dans le temps à mesure que Mickey approche du domaine public. Enfin, elle se durcit : les exceptions habituellement reconnues, parfois de manière différente selon les pays – copie privée, courte citation, enseignement et recherche… –, sont remises en cause les unes après les autres.

Ce durcissement général de la protection des auteurs va à rebours de toute une série de tendances lourdes dans l’économie et la société :

Alors que l’économie moderne transforme les stocks en flux, les produits en services, les industries de contenu font l’inverse.

Alors que l’histoire de l’informatique et du numérique est celle d’une indépendance croissante entre contenus et supports, les systèmes de protection (DRM) vont dans le sens contraire.

Alors que le numérique facilite la réappropriation et la transformation de contenus, ce qui est le principe même de construction de la connaissance, les industries de contenu cherchent à empêcher toute transformation de cette nature, voire – en réglementant les liens « profonds », à criminaliser la simple référence à un autre contenu.

Alors que les pratiques sociales brouillent la distinction entre auteur et récepteur (« Passer de l’auteur et des égards qu’on lui doit (…) au droit d’être auteur », dit Alain Finkielkraut dans Internet, l’inquiétante extase – sur le ton de la dénonciation), que le public est plus éduqué et plus désireux d’expression que jamais, tout est fait pour réintroduire et même creuser cette coupure.

Alors que l’entreprise moderne choie ses clients, les industries de contenu les espionnent et leur font la guerre.

Pour aller aussi violemment à contre-courant de ce qu’est l’expérience d’une œuvre, de l’efficience technique et économique, des désirs du public, voire de la liberté d’expression[13], il faut en tout cas pouvoir montrer que ce sont des principes d’ordre très, très supérieur que l’on défend.

Or cela ne va pas de soi, tant le système paraît déséquilibré au détriment des droits du public. Sans pour autant éprouver une tendresse particulière envers les réseaux P2P, l’économiste Edward Steinmueller l’exprime dans une brillante analyse[14] : « Du point de vue du bien-être collectif, il existe aujourd’hui un déséquilibre entre les droits des producteurs et les contraintes que ceux-ci font subir aux utilisateurs désireux d’exploiter l’information numérique. (…) Les solutions technologiques de DRM menacent d’accroître ce déséquilibre. »

Le forum en ligne[15] organisé début 2003 par le Forum des droits sur l’internet et la FING le montre clairement : si les internautes qui utilisent les réseaux P2P pour échanger des fichiers protégés le font sans le moindre remords, c’est parce qu’ils ressentent plus ou moins confusément cette anomalie. Que, dans un secteur tel que la musique, où la chaîne de production de distribution est désormais entièrement numérique, les prix, les produits, les méthodes aient aussi peu changé, ne peut pas laisser les consommateurs indifférents. Que le domaine public tende à se restreindre comme peau de chagrin, alors qu’on connaît l’importance (croissante, qui plus est) de la musique dans la création et la préservation des identités collectives, ne peut qu’inciter les individus à « remettre au pot » la musique qu’ils ont acquise.

Conséquence, pour, Steinmueller : « la perspective d’un conflit durable [entre producteurs et consommateurs] apparaît comme le scénario le plus probable. » La copie est le signe du conflit et non sa cause. La tendance folle à ne plus voir que l’intérêt des producteurs, à remettre en cause tous les fragiles équilibres qui avaient pu émerger de siècles de débats, à soumettre tous les droits à celui de la propriété intellectuelle, a provoqué une guerre. Savoir qui a commencé la guerre est au fond de peu d’importance. Penser la gagner à coups de trique est illusoire.

6- D’autres économies de la création ?

Peut-on encore aller à rebours de ce durcissement ? Y a-t-il d’autres moyens de valoriser la création culturelle ? A côté du monde conflictuel de la création « protégée », y a-t-il la place (sur l’internet en particulier) pour d’autres dynamiques de création culturelle et de valorisation, commerciale ou non commerciale ?

Il est en tout cas essentiel de distinguer deux tendances très différentes, quoique sans doute complémentaires : la modification des mécanismes de valorisation et d’intermédiation d’une part, qui s’inscrivent clairement dans une dynamique commerciale, et l’organisation de circuits alternatifs, non marchands ou non lucratifs.

Piste 1 : la valeur dans le service

La première piste est celle qu’indiquait Esther Dyson : dans la création « à but lucratif », une voie d’avenir consiste à admettre la dévalorisation du produit lui-même pour chercher la valeur dans les services associés : recherche, filtrage, personnalisation, aide à l’appropriation, etc. Jeremy Rifkin, dans L’Age de l’accès[16], ne dit pas autre chose.

C’est d’abord la piste que devront sans doute suivre certains secteurs qui n’auraient jamais dû quitter le monde du service pour tenter de s’abriter sous l’ombrelle du droit d’auteur : le logiciel, les bases de données, l’information…

Pour l’industrie musicale, cette approche pourrait se concrétiser de plusieurs manières : en commercialisant des forfaits sans limite d’usage ; en facilitant l’accès au fond de catalogue (inaccessible dans les bacs) et la découverte de titres méconnus ; en vendant des performances autant que des enregistrements ; en personnalisant des playlists  ; en travaillant de manière proactive sur les goûts des consommateurs ; en travaillant la qualité et l’accompagnement du support physique (voir le succès des DVD) ; en faisant des fans leurs ambassadeurs sur les réseaux, en valorisant l’échange et la communauté entre amateurs de musique ; en monétisant auprès d’annonceurs le trafic sur leurs sites et services de musique en ligne ; en gérant le contexte de lecture et de réception de la musique (seul ou en famille, à la maison ou en mobilité…) ; en produisant des compilations à la demande ; en faisant le DJ pour des fêtes… – la liste est loin d’être épuisée.

Sans même aller jusque là, le succès confirmé d’iTunes d’Apple est une illustration de la valeur perçue, et admise, du service et même de l’intermédiation. iTunes est d’abord une grande base de données bien organisée et facile à naviguer, que complète un logiciel gratuit adapté au classement et à l’écoute de la musique numérique ; il permet au client de se libérer de la contrainte du CD pour avoir le choix des chansons qu’il charge ou non ; il ne bloque pas la gravure ni le transfert sur d’autres supports ; il s’agence avec un baladeur numérique, l’iPod, qui n’est bien sûr pas le seul à fonctionner avec les morceaux d’iTunes mais qui assure au consommateur une sorte de continuité d’expérience. Nous voici bien dans une économie du service, bien loin de la vente de galettes sous l’œil soupçonneux des vigiles…

Comme l’indiquaient en 2002 quatre chercheurs de Microsoft[17], le « gratuit-copié » est là pour rester, il s’agit de lui faire concurrence, et c’est possible : « Ce génie-ci ne retournera pas dans sa lampe (…) Les systèmes d’échange de fichiers ont déjà gagné. La seule manière pour les producteurs de rester dans la course est de rendre la musique facile à obtenir et meilleur marché (…) Sur plusieurs marchés, le « darknet » [réseau obscur] sera un concurrent au commerce légal. Vous devrez le concurrencer sur son propre terrain : celui de la commodité et du coût plutôt que celui de la sécurité. »

Piste 2 : Valorisation et coûts de transaction : le gratuit concurrent du payant

Dans un article de septembre 2003[18], Godefroy Dang Nguyen et Thierry Pénard expliquent que « si autant d’internautes produisent de l’information mais ne la valorisent pas, c’est que le processus de valorisation lui-même est relativement coûteux parrapport aux bénéfices attendus. » Autrement dit, il peut être économiquement rationnel de ne pas vendre sa production.

D’un côté, la production et la mise à disposition d’une information, d’un contenu, d’une œuvre, coûtent de moins en moins cher, sauf sans doute dans les domaines du film et du jeu vidéo. Le progrès des synthétiseurs et des studios virtuels sur ordinateurs est extraordinaire : avec du temps et du talent, on peut presque (presque, bien sûr) donner l’illusion de diriger un grand orchestre. Et la mise à disposition en ligne du résultat est un acte assez simple.

Reste à créer notoriété, crédibilité et trafic, ce qui est une autre affaire et sans doute, l’une des justifications majeures de l’intermédiation. Nous y reviendrons.

Mais le choix par l’auteur de valoriser commercialement son travail engendre des coûts. D’abord, le contenu étant un « bien d’expérience » dont la valeur ne s’éprouve qu’après consommation, il est difficile de le vendre et cela nécessite un trafic significatif – ce qui nous ramène à la question précédente.

Ensuite, la commercialisation suppose de s’engager dans un circuit de dépôt, de vente, de recouvrement, de défense juridique et technique active, etc. Toutes ces actions ont un coût, elles sont très éloignées des préoccupations centrales d’un auteur – bref, la valorisation commerciale est un engrenage qui mène naturellement à confier ces tâches à un intermédiaire, à moins de consacrer un temps disproportionné à vendre et protéger son œuvre.

Si la commercialisation a un coût ; si la création et la diffusion non-commerciale proposent une certaine forme de gratification ; si de plus les barrières à la création s’abaissent, alors les deux modèles, commercial et non-commercial peuvent être présentés comme étant en concurrence. Une autre rationalité peut exister de manière partiellement, parfois temporairement, alternative à la rationalité économique classique, dont le rapport prix/quantité est le seul indicateur. Il serait cependant erroné d’opposer de manière radicale ces deux démarches. Le rêve de beaucoup d’artistes est de vivre de leur art, quand bien même la plupart d’entre eux n’arrêteront pas de créer s’ils n’y parviennent pas.

Piste 3 : désintermédiation / réintermédiation

La relation entre auteurs et intermédiaires est traditionnellement difficile, voire violente. Elle l’est d’autant plus aujourd’hui que le pouvoir des éditeurs, producteurs et diffuseurs a tendance à croître, du fait notamment de leur concentration. Cette prise du pouvoir par les intermédiaires n’est évidemment pas sans lien avec le durcissement de la propriété intellectuelle dans le monde occidental.

Tout auteur publié a eu un jour la tentation de se débarrasser des intermédiaires. La numérisation de la chaîne de production et de distribution facilite, dans une certaine mesure, la désintermédiation. Il ne faut certes pas négliger le potentiel de l’auto-distribution pour certains artistes. C’est vrai pour des musiciens confirmés tels que Prince, mais on pourrait dire que ceux-ci doivent au départ leur renommée aux producteurs classiques, qu’ils mordent la main qui les a nourris. L’auto-distribution des « petits » s’organise et se professionnalise aussi, comme le démontre l’itinéraire de David Nevue, ancien programmeur et musicien indépendant, auteur de Comment promouvoir votre musique avec succès sur l’internet (au moins une auto-édition par an depuis 1997), qui a même ouvert un site sur le sujet, http://www.musicbizacademy.com.

Cette forme de distribution peut s’organiser, passer de l’individuel au collectif. Des modes de promotion virale et communautaire émergent, qui utilisent pleinement le potentiel des réseaux P2P, des forums en ligne, des sites de « recommandation », etc. Des communautés d’auteurs peuvent se regrouper et unir leurs forces. Ce faisant, elles créent… de nouveaux intermédiaires, qu’ils peuvent en revanche espérer contrôler de manière plus étroite. Dans la mesure où cette activité demande du métier, d’ailleurs, pourquoi ne pas la sous-traiter (après un appel d’offres)… aux acteurs actuels de l’industrie musicale, si ceux-ci savent s’adapter, se transformer en agents, accepter un rééquilibrage des rapports de pouvoir ?

Car au fond, les intermédiaires demeurent et demeureront indispensables.

Ils le sont d’abord, de manière apparemment paradoxale, pour favoriser la diversité. Sur les réseaux P2P, l’absence d’intermédiaires autres que techniques (tels que KaZaA) a pour conséquence une concentration du trafic sur quelques artistes du Top 50, plus quelques autres « auteurs-entrepreneurs » qui savent jouer avec intelligence du marketing viral, tandis que la quasi-totalité des autres demeurent invisibles. C’est un classique : l’inorganisation d’un marché favorise la concentration et joue en défaveur de la diversité. On n’émerge pas tout seul de la masse.

Ensuite, il y a de la valeur dans l’intermédiation. Editeurs et producteurs jouent (plus ou moins bien) un rôle de détection et de sélection, parfois de rapprochement ; ils fournissent les moyens techniques qui permettront aux auteurs de donner toute leur mesure ; ils assurent un contrôle qualité ; ils promeuvent le nom et les œuvres des auteurs ; ils gèrent des circuits complexes de rémunération, de distribution, même numérique ; quand des supports physiques sont en jeu, ils en assurent la production, le stockage et la diffusion, en bénéficiant de tarifs inaccessibles à des individus.

Le fait que les auteurs puissent physiquement se passer d’intermédiaires ne signifie donc pas qu’ils seront nombreux à le faire. La légitimité de l’existence d’intermédiaires n’est pas sérieusement contestable, même dans le monde merveilleux de l’internet. Ce qui est tout à fait contestable, en revanche, c’est la tentative de protéger un état historiquement et techniquement daté, contingent, de la chaîne d’intermédiation. Comme c’est le cas dans beaucoup d’autres secteurs tels que la finance ou le voyage, les intermédiaires des industries culturelles vont devoir réinventer leur métier, redéfinir leur valeur ajoutée auprès des auteurs et du public, se repositionner, se concurrencer de manières différentes.

Piste 4 : organisation de la création à but non lucratif

Il est rare qu’un artiste pense d’emblée à la dimension économique de sa création. C’est en revanche, sauf exception, le cas des autres créateurs de « contenus » : logiciels, bases de données, information professionnelle…

Cependant, le fait que la création artistique n’ait pas l’argent comme finalité d’origine ne signifie pas nécessairement qu’elle soit indifférente à l’argent. Sauf s’il a besoin de gros moyens techniques (cas du cinéma par exemple), le créateur continuera généralement de créer même s’il n’est pas payé pour cela. Il y trouvera bien d’autres satisfactions ; mais, si son art est une partie importante de son être, il sera généralement frustré de ne pas disposer des moyens d’aller jusqu’au bout de son expression.

De ce point de vue, le numérique et l’internet n’introduisent rien de bien nouveau.

Le mouvement du logiciel libre apparu il y a 20 ans – encore une fois, avant l’internet commercial – autour du projet GNU de Richard Stallman, représente en revanche un départ de ce modèle. Cette fois, les participants au projet collectif d’élaboration d’un système d’exploitation dérivé d’Unix, s’engageaient à ouvrir leur production, à la distribuer et à la laisser évoluer librement sans réclamer de droits. La General Public Licence (GPL) qui forme cette forme d’élaboration collective et de distribution, ne crée pas un vide juridique : elle est en quelque sorte une manière organisée de renoncer à l’exercice, mais pas au principe, de certains droits des auteurs. Linux et beaucoup d’autres projets logiciels ont emprunté le même chemin, avec un succès grandissant. Quelle rétribution les participants à cet effort y trouvent-ils ? De la considération, une satisfaction intellectuelle, le sentiment de faire oeuvre utile, certes, mais aussi d’autres avantages plus tangibles et plus difficiles à transférer dans le monde de la création artistique : le fait de disposer pour eux-mêmes et pour leur employeur d’outils de travail solides, peu coûteux, qu’ils connaissent bien ; le fait de faire partie d’une communauté à laquelle ils peuvent faire appel en cas de besoin, de troquer des services et des informations ; la possibilité d’organiser une activité de service autour des logiciels créés ; la reconnaissance monnayable de leur aptitude professionnelle… En clair, ceux qui pensent que la propriété intellectuelle est immorale cohabitent avec ceux qui se contentent de la trouver, dans ce domaine, mauvaise pour les affaires.

Dans le champ de la connaissance et de l’action collective (au sein de laquelle on peut classer la production collective de logiciels), dans la vie de certaines communautés, l’internet a suscité l’émergence, ou permis l’organisation et le développement, de démarches collaboratives riches et productives, associant une vision altruiste (produire de la connaissance, contribuer au domaine public…) et une recherche d’efficacité. Ce n’est pas l’objet de cet article de décrire cette émergence, d’ailleurs difficile, toujours fragile, de pratiques coopératives dans les communautés ouvertes de l’internet.

Des initiatives de taille significative s’organisent également dans le domaine des ouvrages de référence (Dict.org, Wikipedia[19]), de la mise à disposition d’ouvrages tombés dans le domaine public, des dictionnaires multilingues… Enfin, le développement des blogues a donné naissance à une forme extrêmement vivace de publication et d’information à la fois personnelle et collective[20].

Constatons en revanche que l’extension du modèle à la création artistique n’a pas suscité le même engouement. A la mi-novembre 2003, l’Open music registry (http://www.openmusicregistry.org), lancé au début de l’année, ne répertoriait que 531 morceaux et moins de 130 artistes ; les labels Opsound (http://www.opsound.org) et Magnatune (http://magnatune.com), sous licence Creative Commons, ne proposent que quelques dizaines d’artistes. Des projets se développent[21], des communautés s’organisent, mais l’univers de la création « libre » reste plutôt restreint.

Pourquoi cet échec relatif du modèle copyleft dans la création artistique ? Il peut y avoir des raisons conjoncturelles : la culture de l’internet et de la coopération n’est pas encore assimilée par les artistes, ils manquent de moyens, etc. L’importance et l’utilité de l’ordinateur dans les activités musicales professionnelles ne permet pas de surestimer ce facteur.

Il peut aussi y avoir une raison plus structurelle : ce n’est peut-être pas le problème des artistes. Réutiliser, échanger, citer… est important pour beaucoup d’artistes, mais d’une part, la création artistique est généralement moins collective que la recherche ou la production de logiciels ; et d’autre part, il y a encore des manières, au moins informelles, d’avoir aujourd’hui ces échanges. La considération est importante pour un artiste, mais elle ne s’obtient pas aisément en ligne. Bref, une oeuvre n’est pas un logiciel et leurs logiques de création ont naturellement du mal à se rapprocher.

Il existe une place pour une création musicale reposant de manière solide sur un modèle alternatif à celui de la distribution commerciale de leurs œuvres. Il convient toutefois de ne pas en surestimer l’impact sur les processus de création et les artistes eux-mêmes. Nous verrons sans doute émerger une nouvelle catégorie d’artistes qui se situera délibérément dans une démarche collective : un mouvement, qui s’ajouterait aux autres mouvements artistique s, sans pouvoir prétendre plus que temporairement à un rôle d’avant-garde. Mais pour la plupart des artistes, ce modèle « alternatif » n’est ni opposé, ni étanche au modèle commercial.

Cela ne doit pas nous empêcher d’observer ou d’imaginer l’émergence possible de modes d’organisation collective de la création à but non (prioritairement) lucratif. L’important étant que ces dispositifs organisent une forme de sélection, de qualification, de promotion. Des modèles venus d’ailleurs pourraient être explorés, tels que les systèmes d’évaluation par ses pairs du site Slashdot (http://slashdot.org), le traçage des origines et évolutions d’une oeuvre qu’organisent les communautés du libre, la constitution collective de dispositifs d’indexation, etc.

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On ne résoudra pas le problème auquel font face les industries culturelles en traitant 8 millions de Français en délinquants et tous les autres en délinquants potentiels. Le débat sur la musique et l’internet révèle le clivage qui divise de plus en plus profondément les auteurs, les intermédiaires actuels et le public.

Les intermédiaires de l’industrie musicale, éditeurs, producteurs, distributeurs… sont les principaux responsables de ce drame. C’est en eux qu’ils doivent en trouver l’issue, et non dans une fuite en avant répressive, embarquant avec eux auteurs, législateurs et si possible, industriels. On ne gagne pas la guerre contre ses clients.

Mais on ne gagnera pas la paix sans révision déchirante. Edward Steinmueller, encore : « Tant que le lecteur sera considéré comme le récipiendaire passif de la lumière émise par l’auteur, il ne sera guère possible de progresser vers la résolution des conflits relatifs à la protection de la propriété intellectuelle. La reconstruction et la réappropriation de la composition de l’auteur est au cœur de l’expérience humaine de toutes les formes de médias. »

Au-delà de la dénonciation des dérives et abus les plus criants, au-delà de l’inéluctable transformation de la chaîne de valeur de la production culturelle, il nous faudra bien répondre aux vraies questions de fond qui se posent aujourd’hui, et qu’il est encore presque impossible d’aborder : qu’est-ce qu’une œuvre aujourd’hui, qu’est-ce que l’expérience d’une œuvre et qu’est-ce que le numérique change dans la relation qu’entretiennent l’auteur, l’œuvre et le public ? Comment tracer les contours du domaine public dans une société fondée sur l’information et la connaissance ? Comment employer et rémunérer les « travailleurs du savoir » (pour reprendre l’expression de Jean Zay, ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts du Front Populaire) d’une manière adaptée à la réalité de leur travail, à son caractère intangible, multiforme et souvent multicartes, à sa variabilité – sans pour autant les transformer tous en auteurs, au risque de rendre la vie impossible tant à leurs employeurs qu’à ceux que le droit d’auteur était d’abord censé protéger, les créateurs et les artistes ? Comment rémunérer les artistes si l’économie de la création change ? Comment, enfin, permettre aux entreprises culturelles européennes d’accomplir leur mutation sans disparaître ni se faire absorber par les grands conglomérats mondiaux des médias ?

Le jour où nous verrons des auteurs, des éditeurs, des sociétés d’auteurs, des industriels de l’électronique, des opérateurs de télécommunication, des consommateurs et des élus, discuter autour d’une table sur ces sujets-ci, plutôt que des vices et vertus du P2P et du DRM, nous saurons que la création française a de beaux jours devant elle, y compris sur le plan économique.

Daniel Kaplan


[1] De même que les téléspectateurs paient télévision, magnétoscope, etc. – et ont longtemps bénéficié d’une télévision gratuite, ce qui n’a conduit personne à dénoncer leur « culture du gratuit » et ne les a pas empêchés d’être nombreux à passer aux bouquets numériques payants. Mais la télévision est un média, l’internet une infrastructure, donc la comparaison s’arrête là.

[2] www.billboard.com/bb/tangledweb/article_display.jsp?vnu_content_id=2016326

[3] http://www.internet.com/corporate/releases/03.01.06-broadband.html

[4] http://www.internet.com/corporate/releases/03.04.23-newjupresearch.html

[5] Les consommateurs américains montrent également qu’ils connaissent assez bien le droit et les usages de la propriété intellectuelle : interrogés par Gartner G2 en septembre 2002 sur la légalité du fait de copier un CD musical, ils répondent « oui » à 82 % s’il s’agit d’une sauvegarde, à 77 % s’il s’agit de lire la musique sur un autre appareil, alors qu’ils ne sont que 36 % à penser qu’ils ont le droit de le faire pour le donner à un ami. Ce dernier pourcentage tombe à 25 % pour les logiciels et les jeux. Source :Copyright and Digital Media in a Post-Napster World, en collaboration avec le Berkman Center for Internet &amp ; Society, 2003, http://cyber.law.harvard.edu/home/2003-05

[6] L’imaginaire d’Internet, 2000, La Découverte

[7] Aux sources de la propriété intellectuelle, 2001 : http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=109

[8] Lire A quoi sert vraiment le peer-to-peer, par Yann Philippin, http://www.fing.org/index.php?num=4016,4

[9] Source : How Much Information ?, 2003, http://www.sims.berkeley.edu/research/projects/how-much-info-2003/internet.htm

[10] En référence ironique au copyright, le copyleft, popularisé au départ par la General Public License (GPL), consiste, de la part d’un auteur, à autoriser la copie, la modification et la redistribution de son travail par quiconque s’engage à appliquer soi-même la même règle. Voir http://www.april.org/gnu/gpl_french.html. La licence Creative Commons est plus directement applicable à la musique : http://creativecommons.org/.

[11] Selon une enquête réalisée en juin 2003 par le Credoc, 30 % des internautes français auraient déjà téléchargé de la musique, des films ou des logiciels sur les réseaux de pair à pair, soit tout de même 8 millions de personnes – ou 200 millions si l’on prolonge la tendance à l’échelle du monde !

[12] Intellectual Value, Wired 3.07, juillet 1995 (repris de Release 1.0, décembre 1994) : http://www.wired.com/wired/archive/3.07/dyson.html

[13] La société Diebold Election Systems a récemment attaqué en justice des étudiants qui avaient mis en ligne une note interne où celle-ci reconnaissait les failles de sécurité de ses systèmes. Pour diffamation, pour espionnage, pour concurrence déloyale ?.. Non, pour violation de sa propriété intellectuelle sur ses notes internes ! http://news.com.com/2100-1028_3-5101623.html et http://www.eff.org/Legal/ISP_liability/OPG_v_Diebold/

[14] The Information Society Consequences of Expanding the Intellectual Property Rights Domain, octobre 2003, http://www.databank.it/star/list_issue/issue.html

[15] Synthèse : http://www.foruminternet.org/publications/lire.phtml?id=581

[16] La Découverte, 2000

[17] Le « darknet » et le futur de la distribution de contenus, http://crypto.stanford.edu/DRM2002/darknet5.doc

[18] Marchand et non-marchand sur Internet : rivalité ou complémentarité ?, communication à l’Ecole d’Eté du GDR TIC et Société : http://www.marsouin.org/IMG/doc/DangPenardcarry1.doc (.doc) . Les considérations de ce paragraphe sont largement tirées de cet article et des travaux, cités dans l’article, de Michel Gensollen.

[19] http://fr.wikipedia.org. Voir aussi le dictionnaire collaboratif Wiktionary, (http://wiktionary.org) et WikiTravel, un projet de guide touristique mondial et gratuit (http://www.wikitravel.org). Lire enfin l’interview de Jimmy Wales, fondateur de Wikipedia : http://www.fing.org/index.php?num=4253,2

[20] Just Post It, Guillaume Chazouillères, http://www.fing.org/index.php?num=3803,4

[21] Voir en France le site « Copyleft Attitude », qui a mis au point la Licence Art Libre : http://artlibre.org/

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