Mutation musicale

Pour le meilleur et pour le pire, la dé-sacralisation de la musique a commencé avec sa reproduction, dès l’époque des bandes perforées. Dans le N°1 des Nouveaux dossiers de l’audiovisuel , la revue de l’INA [1], Vincent Rouzé nous rappelle par exemple que les débats d’aujourd’hui sur la reproduction de la musique, la notion « d’oeuvre originale » et le statut de la musique reproduisent souvent ceux des années 1930.

Notre rapport à la musique, plus particulièrement chez les jeunes, diffère fondamentalement de celui que nous connaissions il y a quelques décennies. Le nombre de titres écoutés (ou entendus) connaît une croissance exponentielle : on passe d’une musique-événement à une musique-environnement en flux continu, radio, télé, musique de fond, illustrations sonores, baladeurs…

Ainsi, une enquête réalisée par la Fing et l’école Hetic auprès de « jeunes technophiles » (synthétisée dans les Nouveaux dossiers de l’audiovisuel ) révèle que la moitié d’entre eux écoute de la musique plus de deux heures par jour et le cinquième, « tout le temps ». La musique les suit partout, chez eux, dans les transports, au travail, seuls ou accompagnés ; elle accompagne leurs activités. L’enquête met à jour une recherche constante de diversité et de nouveauté, une valorisation de la découverte – elle-même éphémère – et du nombre même : s’il est vrai que le P2Piste moyen stocke plus de 1000 titres sur son ordinateur, alors la plupart des chansons téléchargées ne sont jamais écoutées.

La musique devient un objet hybride, à la fois oeuvre, produit, service, accompagnement, support de publicité, signe et signature : les sonneries pour mobiles, énorme succès, sont par exemple un peu de tout cela.

Les grands industriels de la musique connaissent bien cette mutation. Tout en la lamentant, ils y participent même activement. Quand on démontre à la télévision comment une équipe de marketeurs et de « pros » peut transformer un quidam en la prochaine star jetable – dans un processus où le « produit dérivé » est la musique et l’essentiel, la commercialisation d’espaces publicitaires et d’objets siglés-, le consommateur comprend bien que « l’oeuvre », la chanson, n’est que la cinquième roue de ce carrosse-là. La chanson existe de manière contingente, comme un moment du jeu télévisé, comme sujet de conversation du jour et non du lendemain.

L’échange est une conséquence naturelle de cette transformation de la musique en flux, environnement et signe et de la perte du statut extraordinaire de l’oeuvre. L’échange des composants de ce flux suit la transformation des pratiques, de la consommation et de la production musicales ; la technique ne fait que rendre cela possible et économiquement justifié, puisque le coût de reproduction s’annule.

On peut caractériser cette mutation comme une perte, économique et culturelle, ou comme une opportunité. Les moyens existent de répondre, créativement et commercialement, à cette demande de continuité, à cette évidence de l’échange et du partage, de compenser la chute inéluctable de la valeur unitaire du « morceau » par un effet-volume et par l’ajout de services. L’internet et même le P2P peuvent être mis au service de ces réponses. Mais tant que les acteurs de l’industrie musicale ne s’engageront pas résolument dans cette voie, ils n’auront que le législateur pour les protéger de leurs clients indociles. Avec le risque de perdre ce dernier soutien le jour où il s’agira de coffrer le premier adolescent pour piratage domestique.

Daniel Kaplan

[1] « Piratage ou partage ? », dossier dirigé par Frank Beau et Daniel Kaplan, Fing, Nouveaux dossiers de l’audiovisuel, n° 1, octobre 2004, http://www.ina.fr/produits/publications

Pour le meilleur et pour le pire, la dé-sacralisation de la musique a commencé avec sa reproduction, dès l’époque des bandes perforées. Dans le N°1 des Nouveaux dossiers de l’audiovisuel , la revue de l’INA [1], Vincent Rouzé nous rappelle par exemple que les débats d’aujourd’hui sur la reproduction de la musique, la notion « d’oeuvre originale » et le statut de la musique reproduisent souvent ceux des années 1930.

Notre rapport à la musique, plus particulièrement chez les jeunes, diffère fondamentalement de celui que nous connaissions il y a quelques décennies. Le nombre de titres écoutés (ou entendus) connaît une croissance exponentielle : on passe d’une musique-événement à une musique-environnement en flux continu, radio, télé, musique de fond, illustrations sonores, baladeurs…

Ainsi, une enquête réalisée par la Fing et l’école Hetic auprès de « jeunes technophiles » (synthétisée dans les Nouveaux dossiers de l’audiovisuel ) révèle que la moitié d’entre eux écoute de la musique plus de deux heures par jour et le cinquième, « tout le temps ». La musique les suit partout, chez eux, dans les transports, au travail, seuls ou accompagnés ; elle accompagne leurs activités. L’enquête met à jour une recherche constante de diversité et de nouveauté, une valorisation de la découverte – elle-même éphémère – et du nombre même : s’il est vrai que le P2Piste moyen stocke plus de 1000 titres sur son ordinateur, alors la plupart des chansons téléchargées ne sont jamais écoutées.

La musique devient un objet hybride, à la fois oeuvre, produit, service, accompagnement, support de publicité, signe et signature : les sonneries pour mobiles, énorme succès, sont par exemple un peu de tout cela.

Les grands industriels de la musique connaissent bien cette mutation. Tout en la lamentant, ils y participent même activement. Quand on démontre à la télévision comment une équipe de marketeurs et de « pros » peut transformer un quidam en la prochaine star jetable – dans un processus où le « produit dérivé » est la musique et l’essentiel, la commercialisation d’espaces publicitaires et d’objets siglés-, le consommateur comprend bien que « l’oeuvre », la chanson, n’est que la cinquième roue de ce carrosse-là. La chanson existe de manière contingente, comme un moment du jeu télévisé, comme sujet de conversation du jour et non du lendemain.

L’échange est une conséquence naturelle de cette transformation de la musique en flux, environnement et signe et de la perte du statut extraordinaire de l’oeuvre. L’échange des composants de ce flux suit la transformation des pratiques, de la consommation et de la production musicales ; la technique ne fait que rendre cela possible et économiquement justifié, puisque le coût de reproduction s’annule.

On peut caractériser cette mutation comme une perte, économique et culturelle, ou comme une opportunité. Les moyens existent de répondre, créativement et commercialement, à cette demande de continuité, à cette évidence de l’échange et du partage, de compenser la chute inéluctable de la valeur unitaire du « morceau » par un effet-volume et par l’ajout de services. L’internet et même le P2P peuvent être mis au service de ces réponses. Mais tant que les acteurs de l’industrie musicale ne s’engageront pas résolument dans cette voie, ils n’auront que le législateur pour les protéger de leurs clients indociles. Avec le risque de perdre ce dernier soutien le jour où il s’agira de coffrer le premier adolescent pour piratage domestique.

[1] « Piratage ou partage ? » (titre originel), dossier dirigé par Frank Beau et Daniel Kaplan, Fing, Les Nouveaux dossiers de l’audiovisuel, n° 1, octobre 2004 (l’introduction et plusieurs articles sont en ligne)

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