Philippe Sauze : « Il faut clarifier l’offre en matière de jeux vidéos »

Philippe Sauze est Vice-Président et Directeur d’Electronic Arts France, leader mondial sur le marché des logiciels ludiques interactifs. La société édite notamment les séries FIFA Football, Need for Speed, Medal of Honor, Command & Conquer ou Les Sims.

Lors de son intervention au Forum International du Jeu Vidéo des journées internationales de l’IDATE, Philippe Sauze rappelait que « c’est un combat permanent pour faire évoluer les mentalités et faire accepter l’industrie du jeu vidéo comme un secteur de tout premier plan du divertissement culturel ». Expliquant que « 30 % des foyers disposent d’une console de jeu », il soulignait également que « le contenu est crucial dans l’évolution des matériels » et plaidait pour une simplification en termes de genres de jeux distincts disponibles pour le consommateur.

InternetActu.net : Historiquement, les jeux vidéos ont eu du mal à se faire accepter et bénéficient encore souvent d’une mauvaise image. Certains professionnels estiment même qu’il faut arrêter d’utiliser l’expression « jeu vidéo » pour parler de « divertissement numérique »… Comment expliquez-vous cela ?

Philippe Sauze : Manifestement, les gens ont assimilé le jeu vidéo à la violence. Plusieurs faits divers ont en effet montré qu’il y avait parfois un lien entre jeu vidéo et violence. On en a retenu immédiatement le côté « dangereux » et cela a entraîné une perception, volontiers réductrice, de ce qu’était le jeu vidéo. C’est pour cela que nous avons instauré une classification européenne, PEGI*, qui était nécessaire pour rassurer les consommateurs.
Mais certains jeux, en particulier les Sims pour ce qui nous concerne, ont montré qu’ils ne sont pas forcément liés à la violence. Nous avons d’ailleurs axé une grande partie de notre communication sur les Sims, pour donner une autre vision du jeu vidéo au consommateur.

(*) NDLR : PEGI, Pan European Game Information, est un dispositif européen de classement et de catégorisation des jeux vidéo, en fonction de plusieurs critères parmi lesquels l’âge recommandé, la violence explicite qu’ils contiennent, etc. Des pictogrammes, ci-dessous, caractérisent ces critères

PEGI

InternetActu.net : Justement, ce jeu se caractérise notamment par sa popularité auprès des joueuses…

Sims2Philippe Sauze : Oui, 62 % des utilisateurs des Sims sont des femmes. A l’origine, on ne pensait pas rencontrer la clientèle féminine avec ce jeu. Lorsqu’on a lancé en 2000, nous ne savions pas trop ce que cela allait donner, et on pensait que ce serait le même public que pour SimCity. Mais dès les premiers mois, on a senti qu’il y avait une cible différente, plus féminine. On s’est engouffré dans cette voie, et on s’est aperçu que la jeune génération féminine avait transmis à la génération précédente, à leur mère ou à des amies plus âgées, le concept d’un jeu vidéo permettant la gestion de la vie quotidienne.
Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il y a une vraie demande de la part de la clientèle féminine. Un produit chez notre concurrent UbiSoft, Alexandra Ledermann, dans l’univers de l’équitation, ne paraît pas forcément extraordinaire, mais correspond à un vrai segment de marché.
Je crois que les développeurs qui recherchent un nouvel eldorado doivent se poser des questions par rapport à ça. Il y a certainement un marché là-dedans.

InternetActu.net : On constate sur le marché du jeu vidéo un véritable paradoxe : on dénombre de plus en plus de joueurs, de plus en plus de consoles et de plates-formes pour jouer, et pourtant on trouve de moins en moins de titres sur le marché. Vous dites d’ailleurs qu’un titre ne peut trouver sa place sur le marché que s’il recueille 90 à 93 % de méta-critiques. Pourquoi ? Et pourquoi au contraire n’y a-t-il pas davantage de prise de risque, permettant une multiplication des titres ?

Philippe Sauze : La multiplication des plates-formes entraîne des coûts financiers supplémentaires. Il faut renforcer les équipes à cause de ça. Sur un titre comme FIFA, vous avez 120 personnes en développement pour un format donné, et encore autant pour d’autres formats, d’autant qu’il faut pouvoir développer un jeu en neuf mois, pour assurer la récurrence des titres.
Mais ce ne sont pas les éditeurs qui veulent ça. On y est un peu contraint par la distribution, qui n’autorise plus comme par le passé une exposition permettant à des titres divers d’émerger. Prenez l’exemple de la Fnac. Avant on y trouvait 20 000 références mais aujourd’hui seulement 2 000. Tout le problème est là. On a un peu scié la branche sur laquelle on était, du point du vue global de l’industrie logicielle. Dans la période 2000-2002, on avait des logiciels pour tout, très spécialisés, par exemple consacrés aux vins du Languedoc. La Fnac référençait ce type de produits, en plaçait 500 pièces, mais en vendait une dizaine. Aujourd’hui, le système de gestion choisi par un distributeur comme la Fnac n’autorise plus ce genre de choses. Et cela a coupé la création. Dans le jeu vidéo, c’est un peu pareil.
Je crois que tous les acteurs, à commencer par les développeurs de jeu, doivent intégrer la réalité du marché. La success-story de quelques développeurs qui créent un jeu dans leur garage et font un « hit », est toujours possible. Et on nous sollicite beaucoup, mais nous répondons souvent non, car sinon, nous irions dans le mur.

InternetActu.net : Mais justement, cela ne vous incite-t-il pas à vouloir tenir vous-même le rôle de distributeur ? Aujourd’hui le leader de la distribution de musique numérique est Apple, et on voit l’industrie du cinéma et de la télévision se poser la question de la vidéo à la demande. Pourquoi n’en serait-il pas pareil avec le jeu ?

Philippe Sauze : Ca n’est pas prévu pour le moment. Si cela évoluait, on pourrait se poser la question. Nous sommes encore dans une phase d’observation du marché. Le téléchargement de jeu est un sujet d’études. Mais il faut quand même considérer les différences entre les deux marchés que sont les jeux pour consoles et ceux pour PC. Le « plug and play » et le « plug non play ». Quand je met sur mon ordinateur un jeu pour ma fille de trois ans, le temps de charger le jeu, elle est déjà partie. Il ne faut pas oublier la non technicité et l’instantanéité.

InternetActu.net : Autre forme de paradoxe : les genres de jeux. On pensait il y a quelques années que le jeu était un domaine très nouveau, dans lequel tout était permis en termes de création. On pouvait imaginer des jeux qui mélangent énigmes, aventures, stratégie. Or on constate là aussi le contraire, et vous soutenez qu’il faut encore simplifier et réduire le choix disponible, en matière de types de jeu…

Philippe Sauze : Chez Electronic Arts, nous pensons que pour qu’un marché devienne mature, il est important de l’organiser. C’est vrai du point de vue de la distribution, mais surtout au niveau de la production. On ne peut pas partir dans tous les sens. Ce n’est plus possible, vu les enjeux économiques. Même les distributeurs ne savent plus gérer leurs liénaires. Il faut donc clarifier l’offre, simplifier les univers, et opter pour la rationalité.
Il faut d’ailleurs beaucoup mieux organiser le processus de production. Certains acteurs voient l’avenir du jeu vidéo avec des sociétés spécialisées dans l’image, d’autres dans l’animation etc. C’est clairement le schéma que nous adoptons. Nous avons un département acquisition de licences, un autre dédié à la musique (nous allons d’ailleurs créer un label musical), etc. Et c’est le mélange de tout cela qui fera un bon jeu vidéo. Le succès d’un titre comme GTA provient du fait qu’il y a une bonne image, une bonne animation, une intrigue, et une excellente musique, tout en étant cohérent.

InternetActu.net : A l’inverse, on peut déceler un nouvel intérêt, que ce soit sur l’internet ou dans les salles de jeu d’arcades, pour les « vieux jeux », les « goldies ». Là aussi, n’y aurait-il pas une opportunité pour explorer de nouvelles formes de distribution, en donnant à des jeux qui ne sont plus commercialisé un « deuxième souffle » ?

Philippe Sauze : Nous sommes d’accord pour dire que le cycle de vie est beaucoup trop rapide aujourd’hui. Le prix joue un rôle important dans tout ça. La vie du produit est simple : on a un prix de départ, puis un « budget price », puis un prix promo. Si on tire les prix vers le bas, sous la pression de ceux qui veulent des produits bons marchés, on perd l’élasticité. Nos études nous montrent qu’on a une élasticité sur les jeux pour consoles (qui représentent 70 % de notre business), mais pas sur les jeux PC. Si vous avez un cycle de vie en trois étapes, et que vous le réduisez à une étape, c’est ridicule, car vous passez à côté d’une masse économique importante.
Mais c’est vrai que, notamment en raison du marketing, on va trop vite. Le raisonnement économique nous incite à sortir en permanence de nouveaux produits, en allant vers les tendances du moment. C’est le cas de la vogue « underground » en ce moment…

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0 commentaires

  1. Mon dieu quelle tristesse!
    Relisez l’interview et remplacez le mot « jeu vidéo » par « parapluie », « banane » ou meme « taille-crayon »: le texte reste coherent. Je pense que lorsqu’un secteur d’activite a perdu son ame au point de se reduire a un tel discours economique, c’est qu’il n’a plus rien a dire et qu’il tourne en rond. Le monde du jeu serait-il devenu a ce point sterile?

    PS: M. Sauze , en parlant des Sims, explique que le public visé a priori etait incertain et qu’ils esperaient atteindre celui de Simcity. Doit on en conclure que les Sims n’auraient pas vu le jour sans Simcity car trop risqué?
    Et derniere remarque: Simcity date de la fin des annees 80. Simcity pourrait-il etre distribué en 2004? Apres la lecture de l’intreview, j’en doute fort.

  2. Oui. On dirait du Pascal Nègre. A lire l’interview, on a l’impression que le monde du jeu est aussi en retard que celui de la musique ou du cinéma en matière de distribution électronique. Ce doit être dû à la pertinence des questions 🙂

  3. Tout à fait !
    Je rajouterai: Les Sims pourraient t’ils voir le jour aujourd’hui, alors qu’ils n’ont pas de « marché prédéfini », s’il n’avaient pas été un sucess il y a plusieurs années ?
    Certaines remarques sont intéressantes, mais essayer de nous faire croire qu’un jeu est bon parce qu’il est bon techniquement il suffit de regarder les dernier « blockbusters ». Tout comme le cinéma (et certainement les autres arts) ce n’est pas parce qu’un jeu a des bon graphismes, un gros son, de gros effets speciaux… qu’il est bon.

  4. Si on reprend les expressions utilisées dans l’article « jeu vidéo » versus « divertissement culturel », « jeu vidéo et violence », « évolution des matériels », « cycle de vie trop rapide »… on parle des symptômes d’un malaise, malaise qui tient à la maximisation des profits d’une industrie juteuse. Et je ne vois rien (dans cet article) qui empêche que cela empire.

  5. Effectivement c’est triste un tel discours, mais il ne m’étonne guère de la part d’un représentant d’Electronic Art. En effet cette entreprise, leader mondial, ne développe quasiment plus que des suites, ne prend aucun risque et ne mise pour son expansion que sur le rachat de concurrents. Alors pitié, laissez Ubisoft tranquille, que nous puissions au moins avoir de l’innovation et une culture du jeu vidéo différente.