La Longue Queue et la fin du copyright : Anderson-Lessig, opposés ou complémentaires ?

Dans « La Longue Queue« , Chris Anderson démontre qu’un contenu disponible en ligne peut susciter pendant très longtemps une demande solvable – sans générer de coût, puisqu’il n’occupe pas de place sur un linéaire. Conclusion naturelle : la protection de ces contenus devrait être longue, puisque leur valeur marchande ne s’éteint pas lorsque leur exposition commerciale s’achève.

Cette réflexion semble s’opposer à celles de Lawrence Lessig, selon lequel il n’est pas nécessaire que la protection des droits sur un contenu soit étendue car, pour la plupart, leur valeur marchande est de courte durée. Pour Lessig, la plupart des oeuvres de création on une vie commerciale courte, parce que leur actualité n’est plus de mise ou que leur contenu n’a pas été mis à jour par exemple. Lessig en conclut que le copyright surprotège bien des titres qui n’en ont pas besoin, alors qu’ils ne sont plus ni distribués, ni vendus et que quand bien même ils seraient encore diffusés, leurs ventes seraient négligeables… Chris Anderson, affirme finalement tout le contraire : les oeuvres de création conservent longtemps leur pouvoir commercial, même si, à l’unité, cela ne concentre que quelques petites ventes.

Pourtant, a bien y regarder, pour Anderson, les deux réflexions semblent plutôt complémentaires qu’opposées. Lessig a bien sûr raison d’affirmer que l’essentiel de la valeur commerciale des produits culturels s’exprime généralement sur une période courte. Quel est alors le statut de cette valeur diluée, diffuse, qui réside dans la « Longue Queue » ? Et surtout, qui en est à l’origine ? Anderson répond : en général, pas les ayants-droits initiaux (auteurs, interprètes, producteurs, diffuseurs), mais ceux (distributeurs, remixeurs, agrégateurs…) qui exposent, utilisent, marient, mettent à disposition une œuvre, à des fins très diverses. Or sans une plus grande flexibilité des droits, cette seconde catégorie d’acteurs ne pourra pas intervenir pour redonner vie aux œuvres de la « Longue Queue ».

Faut-il alors allonger ou réduire la durée du copyright ? Anderson ne répond pas directement : il laisse néanmoins entendre que la réponse réside moins dans la fixation d’une durée uniforme, que dans une flexibilité et une diversité croissante des protections et des licences.

Personnellement, je trouve la réponse d’Anderson lacunaire. Sa position me semble-t-il, est plus un moyen d’éluder la question que d’y répondre. La différence d’origine d’exploitation des oeuvres de la Longue Queue ne me semble pas convaincante. Dans nombre d’exemple qu’il apporte dans son article, la question des droits ou de l’origine de ceux qui les portent ne se pose même pas. Pour Lessig, la durée du droit d’auteur est un frein à « l’échange ». Chez Anderson, c’est plutôt l’absence de disponibilité qui est un frein à l’échange. Lessig dit que l’échange est plus important que la durée de la propriété parce que le stock et la distribution sont infinies, Anderson dit tout de même que comme le stock et la distribution ne coûtent rien, on peut vendre indéfiniement… Pour le premier, la Longue Queue semble servir et nourrir le « Court Pic », pour le second, la Longue Queue est un marché nouveau.

Pourtant, les deux semblent porter des arguments intéressants. Aujourd’hui, quand Lessig affirme que la valeur commerciale des produits culturels physiques est courte, force est de constater qu’il a bien souvent raison. En même temps, quand Anderson montre que si l’on rend disponible un produit numérique indéfiniment il rencontre toujours un public, même modeste, semble également pertinent. Comment alors résoudre l’équation de la durée de la propriété intellectuelle ? Les travaux sous copyright doivent-ils ne plus avoir de limite, puisqu’ils pourront toujours rencontrer une demande dans le monde numérique ? Ou faut-il privilégier la disponibilité absolue, maximiser la distribution, en se servant de la réduction du copyright pour parvenir au foisonnement ?

Pour ma part, je n’arrive pas à trouver de points communs entre les deux propositions. A se demander, si nous ne sommes pas là, entre deux choix de société ?

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  1. Pour ma part, je suis convaincu que le débat entre Lessig et Anderson est tactique et pratique, plutôt que philosophique. Dans son article, Lessig ne milite nullement en faveur d’une forte réduction du délai de protection : il milite contre son extension (à quelques 80 ans !!), ou en tout cas, contre son extension automatique pour les produits qui ne sont plus commercialement exploités. Rappelons en outre que Creative Commons, oeuvre de Lawrence Lessig, se fonde sur les principes du copyright (et pas sur une opposition vis-à-vis du copyright) pour formaliser les autorisations a priori que l’ayant-droit est prêt à consentir à tous, et les conditions qui régissent ces autorisations.

    Tout cela est parfaitement compatible avec l’exploitation commerciale des produits de la « Longue Queue » que décrit Anderson. Je vais même plus loin : ce n’est pas parce qu’un « contenu » est vendu qu’il est protégé (voir les CD Linux) !! Si je suis un vendeur de sons pour remixeurs, ou un vendeur d’oldies pour jazzophiles, je peux parfaitement faire de l’argent à partir de contenus du domaine public. Ce que je vends, ce n’est pas le contenu, mais le service qui consiste à l’avoir trouvé, identifié, catalogué, mis au bon format, rendu accessible, présenté à un consommateur que je connais, etc. Le fait que le même contenu soit gratuit ailleurs ne constitue pas nécessairement un problème.

    Du coup, Lessig et Anderson me semblent se rejoindre, à partir de deux points de départ différents, autour de l’idée d’une flexibilité, d’une personnalisation de la protection et de ses modalités. C’est sur, Lessig part du principe que le droit du public devrait devenir plus prééminent, alors qu’Anderson ne se pose pas cette question. Mais Anderson ne tire pas de son travail la conclusion que la protection des ayants-droits doit s’étendre à l’infini ; et Lessig ne dit pas qu’elle ne doit pas pouvoir exister du tout, ni que sa durée doive être très très courte.

    S’il y a une forme d’opposition, je la rencontre plutôt dans la démarche intellectuelle. Lessig est un intellectuel, il fonde son analyse et son action sur des principes et sur ce point, il est beaucoup plus solide qu’Anderson – Anderson ne pourrait pas inventer un dispositif aussi brillant que Creative Commons. Anderson regarde les faits et l’analyse qu’il en tire est beaucoup plus riche que le constat un peu rapide que formule Lessig selon lequel (1) « De toutes les créations produites par les humains, seule une infime fraction possède une valeur commerciale durable » et (2) « Même pour cette infime fraction, la durée réelle pendant laquelle la création possède une valeur commerciale est extrêmement courte ». Même dans le monde de la distribution physique et des mass media, on peut multiplier les contre-exemples. C’est pourquoi Lessig et Anderson me paraissent complémentaires plutôt qu’adversaires.

  2. Daniel, je suis assez d’accord pour dire que l’opposition Lessig/Anderson est certainement plus conceptuelle que philosophique, les convictions politiques des deux hommes étant certainement plus proches que je ne les décris. Lessig n’est pas un affreux communiste, pas plus qu’Anderson n’est un horrible néo-libéral. Mais, si l’on déroule leurs concepts, si l’on dévide les implications de ce qu’ils proposent, ou les “lois” qu’on en tire, il me semble tout de même qu’on arrive vite à une opposition plus fondée.

    L’exemple que tu donnes sur l’exploitation d’oeuvres du domaine public par exemple ne résout pas pour autant l’équation. Qu’importe si votre version commerciale de Candide est là même que celle que l’on trouve ailleurs gratuitement ou que votre appareil critique soit mieux ou moins étoffé… Comme ce qu’on voit déjà sur les rayons des libraires : les versions (poches, grand format…) n’entrent pas toujours frontalement en concurrence, car ils se destinent à des publics différents (budget, niveau d’exigence culturel, etc). Un éditeur aurait intérêt à continuer de vendre son Candide au format numérique (même s’il est disponible par ailleurs et dans des formats gratuits), car, effet de masse aidant et qualité de l’appareil critique en plus, il en vendera toujours quelques exemplaires… La pérennité de cette vente, même modeste, sera à n’en pas douter un argument de poids dans la bataille du droit d’auteur au profit de ceux qui souhaitent étendre la durée des droits.

    Ce que dit la proposition d’Anderson finalement – mais, il est vrai qu’il ne tire pas exactement cette conclusion et qu’il est sincèrement je pense, moins néolibéral que son concept -, c’est qu’il vaut mieux continuer l’exploitation du produit le plus longtemps possible. Par sa dématérialisation, l’internet offre un linéaire absolu sur lequel il vaut mieux que soient présents vos produits le plus longtemps possible. Pour Anderson, sur le long terme, la somme des demandes représentera toujours quelque chose. Pour ma part, j’ai beau tirer dans tous les sens cet argument là, il ne va pas dans le sens d’une moindre extension de la protection, au contraire. Et dire qu’Anderson ne tire pas cette conclusion de son travail, ne veut pas dire que d’autres ne vont pas le faire. 🙂

    C’est indéniablement ce qui me gêne le plus dans cette “Longue Queue »… Il projette que tout produit à une valeur commerciale infinie. Lessig n’a pas prouvé le contraire, certes, il dit néanmoins que ce n’est pas complètement vrai – et je pense qu’il a raison. Dans le monde réel, dans le monde numérique également, la valeur d’un produit n’est pas infinie. Il y a des facteurs de dépréciation réels, qu’il faudra apprendre à mesurer.

    Au final, je crains que les perspectives de cette Longue Queue ne nous aide pas à mieux apprécier aussi la valeur de l’échange, du don/contre-don… dont on a déjà bien du mal à saisir l’importance.