Internet et innovation : « Place de l’innovation dans la société de l’information »

Dans le cadre de l’Université de printemps de la Fing qui s’est tenue à Aix-en-Provence les 8, 9 et 10 juin 2005, InternetActu.net vous propose une série de compte rendus synthétiques d’une sélection d’ateliers et de plénières. Pour nos lecteurs désirant aller plus loin, les enregistrements vidéos sont disponibles en ligne.

Dans une « économie de la connaissance », l’innovation apparaît très naturellement centrale :

  • Parce que la rapidité de circulation de l’information rend les marchés plus transparents et accélère la banalisation (commodization) de tous les produits et services : seule une innovation continue – dans les produits, les services, les processus, etc. – peut permettre aux entreprises de préserver un écart, de se différencier et par conséquent, de défendre leur position et leurs marges ;
  • Parce que la richesse des entreprises se compose d’une part « intangible » croissante, qui reflète l’importance de sa production intellectuelle, alors que les tâches de production peuvent facilement être externalisées et/ou délocalisées.

Cette réalité économique s’est très vite traduite dans l’imaginaire de la « société de l’information », qui associe à l’innovation une valeur particulière, presque morale. La thématique de la « fracture numérique », l’inquiétude constante sur les « retards » de la France ou de l’Europe, reflètent cette forme d' »injonction d’innover » dont on constate, jour après jour, qu’elle se heurte à la réalité des organisations, des rythmes sociaux, des cultures, des institutions.

Dans le même temps, l’innovation arrive aussi d’endroits inattendus, des utilisateurs, d’entreprises inconnues, d’acteurs publics ou associatifs, de collectifs et communautés. Sur les réseaux, le statut d’innovateur est moins que jamais réservé à ceux qui en font profession. Les frontières entre innovation économique et sociale se brouillent, de même qu’entre innovation et usage.

Deux intervenants ont introduit cette problématique lors de l’Université de printemps : Christiane Schwartz (France Télécom) et Pierre Musso ‘Université Rennes II).

L’innovation vue de l’intérieur d’un grand groupe

Christiane Schwartz, France Télécom Christiane Schwartz, conseillère du directeur de France Télécom R&D (et tout récemment nommée présidente du RIAM), a tenté d’expliquer aux participants, « de l’intérieur », la manière dont un groupe tel que France Télécom aborde désormais l’innovation.

France Télécom n’a bien sûr attendu l’internet pour innover à la croisée de la technologie et des usages : le Minitel en est un exemple. Par ailleurs, l’accélération dont on parle souvent est en partie un effet de surface : quand on creuse, les temps de maturation sont longs. Par exemple, on sait faire de la télévision sur Adsl depuis 1995. Malgré tout, il est vrai que le rythme de mise en marché de produits et services innovants s’est considérablement accéléré – mais beaucoup d’entre eux se fondent sur un « tronc commun » de technologies.

Néanmoins, beaucoup de choses changent et l’innovation est vraiment au coeur de l’entreprise, même en interne. France Télécom a récemment changé sa signature : « Notre raison d’innover, c’est vous ». Quand on sait la somme de travail que représente un tel changement, le nombre d’arbitrages qu’il faut effectuer, le choix des mots n’a rien d’anodin.

Cela se traduit dans la culture d’entreprise. L' »Université d’entreprise » destinée aux cadres dirigeants de l’entreprise comprend un module obligatoire consacré à l’innovation. Toutes les strates dirigeantes de l’entreprise doivent y passer. Et même dans les modules plus classiques de cette université, on utilise des méthodes « créatives » pour obliger les gens à sortir de leurs cadres, à devenir réceptifs à l’innovation dans leur travail quotidien.

De même, quand l’entreprise se présente aux analyses financiers ou à son personnel, elle donne une très grande importance à l’innovation. Mais ce n’est pas la même innovation qu’avant. D’une part, le client n’est pas seulement au centre, mais on lui donne le pouvoir. D’autre part, dès le début de la réflexion stratégique, on prend en compte comme des données acquises les a priori de la « génération internet » : le sentiment que le réseau est gratuit, le choix permanent, la volonté d’être actif, la transparence…

Cette innovation prend place partout. L’un des 12 « programmes-clés » transverses du groupe dit que chaque élément de l’entreprise doit innover. On essaie aussi d’innover dans les processus, de les reconcevoir, de faire partager cette innovation.

Dans un tel contexte, la R&D et de l’innovation portent une reponsabilité particulière : la croissance et la rentabilité durables s’appuient sur un flux continu d’innovations dans tous les domaines, tous les 6 à 12 mois. C’est la manière de rester au sommet de la courbe. Une entreprise telle que France Télécom n’a pas le choix. Dans un marché d’abondance, d’offre, il ne suffit pas d’être bons avec les bons produits au bon moment. Et on ne vend pas de la lessive.

Le problème, ce n’est pas les idées. Il peut même y en avoir trop, à un moment la marmite déborde. La question est à la fois de les choisir et de réguler le flux d’idées. D’autant que l’innovation ne provient pas seulement de l’intérieur. Il faut être capable d’intégrer les meilleurs innovations d’où qu’elle viennent. C’est en soi un retournement culturel majeur. Les partenariats sont la clé, non seulement avec des grands acteurs, mais aussi avec les PME – notons que France Télécom vient de décider de réserver 20 % de ses achats à des PME. Ces partenariats ont aussi une existence sur le terrain, par exemple dans les pôles de compétitivité.

En amont, ces changements ont transformé la manière de faire de la R&D. La R&D se montre : lors du 1er Salon européen de la recherche et de l’innovation (juin 2005 ), France Télécom a habillé une quinzaine d’hôtesses avec des vêtements communicants. Même sur le terrain, on utilise l’innovation la plus amont dans les démarches commerciales : par exemple, les systèmes de télédiffusion d’odeurs , qui ne sont pas du tout industrialisés, sont souvent utilisés dans les directions régionales pour renouer le dialogue avec un client.

L’internet et sa communauté nous aident aussi à construire l’innovation. Le capital d’une société aujourd’hui, c’est le savoir et son partage. Plus récemment, l’internet permet de comprendre et anticiper les évolutions de tendance et de raccourcir la chaîne entre le client et la conception. En utilisant vite et bien les blogs, les chats, les agrégateurs… on peut très vite réagir, contre-argumenter, corriger le tir. Cela présente aussi des inconvénients : en allant très vite au déploiement, on finit par mettre sur le marché des produits non finis en pensant qu’on corrigera par la suite. Ce n’est pas nécessairement une bonne manière d’agir.

L’internet a enfin complètement changé la manière dont les chercheurs, même très amont, s’organisent. Outre les clients, ils pensent dès le départ à l’ensemble des acteurs qui vont influer à un stade ou à un autre sur le processus ; ils pensent aux régulateurs, à l’acceptation sociale. Pour prendre un exemple, sur le thème de la gestion des identités numériques, certaines entreprises réunies dans la Liberty Alliance , parmi lesquelles France télécom, se sont dès l’abord fixés comme contrainte la propriété des données personnelles de l’utilisateur et sa protection.

L’imaginaire au service de « l’innovention »

Pierre Musso, université Rennes II On se reportera au très riche texte transmis par Pierre Musso, Professeur à l’Université de Rennes II, co-auteur de Fabriquer le futur (éd Village Mondial, 2005), disponible sur le site de l’Université de printemps.

Quelques citations :

« L’innovation est devenue un phénomène collectif, complexe, long, itératif, associant les concepteurs, l’ensemble de l’entreprise, ses partenaires et ses concurrents, les médias et les utilisateurs qui ne sont pas de simples « réceptables », mais qui en deviennent des co-acteurs. Les lieux d’innovation sont désormais des réseaux d’acteurs interagissant, et structurés souvent autour de grands pôles puissants, des pôles d’excellence et de « compétitivité » combinant TICs, compétences, formation, qualité organisationnelle, rassemblant universités, écoles d’art ou de marketing, entreprises, laboratoires, starts-up. (…)

« Le processus d’innovation demande peu d’investissement matériel à ses débuts, mais beaucoup de créativité et d’imagination ; puis dans un deuxième temps, il se fige car l’investissement de réalisation (en temps et en coût) devient très fort et très contraignant. Il s’agit donc de privilégier le « léger » sur le « lourd » et la créativité sur le développement. (…)

« Si les divers laboratoires du futur semblent procéder de manière analogue dans leurs démarche d’innovation en matière de services, pour un même secteur d’activités, c’est sans doute qu’il existe des méthodes, voire des « recettes » applicables au travail sur l’imaginaire. On peut constater qu’il y a une faiblesse manifeste de ces laboratoires à imaginer/créer : c’est bien plus l’imagination reproductrice qui domine, grâce à la veille, au benchmarking et à la fréquentation des mêmes colloques. (…)

« Il est utile de tenir un discours « décalé » sur l’innovation, à commencer par l’invention de « noms » de services qui souvent, précédent le service lui-même, de même que le dessin peut précéder le service. Il ne faut donc pas hésiter à partir des « signes » pour arriver aux objets ou aux fonctions, d’où l’intérêt du travail collectif entre ingénieurs, marketeurs, artistes et designers. Cela invite à élargir encore l’interdisciplinarité de la démarche d’innovation en associant aux travaux de créativité, des « manipulateurs de signes » dans le processus amont d’innovation. Enfin suivre la « contre-culture » est indispensable, y compris les « critiques » des offres industrielles (associations, internautes, alter-consommateurs), parce que la culture minoritaire est très créative, et qu’elle devient souvent dominante avec le temps. La contre-culture fait partie de la construction maîtrisée d’un imaginaire de l’innovation.

« C’est d’une certaine façon revisiter la philosophie fondatrice artistique et industrielle de l’aventure du Bauhaus, qui rassembla artistes, architectes et pédagogues, en lien étroit avec les fonctions industrielles… Mais désormais il s’agit plutôt de créer des « Bauhaus électroniques », à l’heure post-industrielle des services multimédia, des nanotechnologies et des technobiologies.

« Tel est le nouveau processus de l’innovation qui s’esquisse. Il peut être tout à fait rigoureux et maîtrisé, même s’il peut paraître sauvage et fou comparé au laboratoire traditionnel. Mais c’est l’avenir de la R&D, cela ne fait aucun doute. C’est la volonté raisonnée de non-conformisme propre à toute innovention. »

Daniel Kaplan

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