Entreprises : les révolutions souterraines

Le très fort développement de l’usage des technologies numériques dans les entreprises, même petites, s’accompagne d’une tension renouvelée entre deux tendances.

D’un côté, le retour des grands systèmes : généralisation des progiciels de gestion intégrés (ERP), renaissance des « places de marché électroniques », programmes d’intégration numérique de filières industrielles complètes – tout cela convergeant plus profondément vers la volonté réaffirmée d’optimiser tout ce qui peut l’être. De l’autre, l’appropriation à la base de l’entreprise, généralement sans le moindre contrôle, des multiples outils relationnels de l’internet.

La vogue actuelle du « machine to machine » (M2M) illustre la première tendance. Il s’agit d’équiper l’espace, les machines, les objets, voire les personnes, de puces chargées d’identifier, capter, communiquer (sans fil bien sûr), repérer, activer… pour favoriser le suivi, le contrôle, l’automatisation.

Les technologies du M2M sont de plus en plus matures. Plusieurs grands industriels, sociétés de services et opérateurs proposent dès aujourd’hui des réponses opérationnelles aux entreprises. On imagine sans peine le potentiel de ces applications dans la logistique, la distribution, la sécurité, la santé, les transports, l’agriculture, la prévention des catastrophes…

Mais on voit aussi combien ce mouvement, poussé à l’extrême, ressemble à un fantasme d’informaticien de gestion, celui d’un monde cohérent, sans perte, sans erreur, sans délai.

Toute morale mise à part, nous avons deux raisons de considérer cette vision avec recul.

La première est qu’au-delà des applications actuelles, très spécialisées, dans lesquelles toutes les informations remontent jusqu’à l’informatique centrale de l’entreprise, le passage à l’échelle du « M2M » fera croître la complexité de ces dispositifs de manière exponentielle. Toutes les techniques ne sont pas prêtes et les organisations humaines, encore moins.

Le second motif de méfiance provient de ce qu’au fond, la rationalisation générale n’est pas ce que produisent vraiment les systèmes d’information, même les plus avancés et les plus intégrés. Ne nous en plaignons pas : dans la mesure où elle porte généralement sur tout sauf sur ce qu’il faudrait vraiment économiser (l’énergie), l’optimisation générale, forcément copiée d’entreprise en entreprise, est au fond un jeu perdant-perdant. Sauf si, comme c’est en réalité le cas, elle sert à libérer des ressources pour faire le contraire : complexifier sans cesse les segmentations de marchés et les gammes jusqu’au « one to one », réduire les cycles d’innovation, réagir au quart de tour… autrement dit, réinvestir les gains de productivité (souvent avant de les avoir engrangés) au bénéfice de la personnalisation et de l’innovation.

Le fantasme de l’ordre débouche sur le désordre créatif, « équipé » par les TIC. Mais la plupart des directeurs informatiques, voire même des patrons, ne se l’avouent pas.

Ils s’avouent moins encore que dans leurs entreprises, il se passe au quotidien, sous le radar, des choses essentielles, à base d’outils technologiques plutôt simples, qui transforment l’organisation aussi sûrement qu’un ERP : on crée (puis on jette) un blog pour gérer un projet ou la relation avec un client, on ouvre (puis on ferme) un wiki pour partager l’information ou discuter d’un document, on papote sur une messagerie instantanée ou sur Skype, on s’échange des cartes de visite et des recommandations dans un « réseau social »… Sans parler, bien sûr, de la manière dont les clients s’immiscent dans l’entreprise en l’inondant de courriels, en l’interpelant dans les forums, en parlant d’elle entre eux, en détournant ou modifiant ses produits…

Cette masse de petites initiatives, d’essais, de projets jetables, a la relation pour point commun. Elle traduit pour une part une réaction à ce fantasme de rationalisation, voire à la souffrance quotidienne réelle qui accompagne généralement sa mise en œuvre. Elle exprime un besoin d’informel, essentiel à des choses aussi importantes pour les affaires que la confiance, la négociation, l’imagination. Elle désobéit aux consignes de sécurité comme aux règles d’achat ou de gestion de l’information. Elle ne produit pas toujours de bons résultats mais parfois, si. Quoi qu’il en soit, elle exprime un désir et un besoin que les entreprises seraient bien inspirées de prendre au sérieux. Le plus dur, une fois ceci admis, consistant à renoncer pour l’essentiel à contrôler le phénomène.

Daniel Kaplan

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  1. Comment arriver à convaincre les top managers d’une entreprise de s’engager davantage vers le développement d’outils simples, « démocratiques », bottom-up, ouverts ? C’est renoncer au « command and control ». Sacrée remise en cause, mais comme le disent les auteurs du Cluetrain Manifesto ils doivent renoncer au souhait de vouloir améliorer ou contrôler les conversions en réseau… Les plus agiles en la matière augmentent leurs chances de réussite.