Le mythe que les outils technologiques nous aident à passer à une démocratie « participative » idéale ou plus directe traverse toujours les pensées des plus férus défenseurs de l’internet, 10 ans après la création du web. Cette utopie récurrente est particulièrement bien exprimée dans La révolte du pronétariat, le dernier livre de Joël de Rosnay et Carlo Revelli, les fondateurs d’Agoravox, qui s’ambitionne comme le OhMyNews à la française.
L’argument des auteurs est de proclamer que le numérique révolutionne les médias (mais on connaît le même type de déclaration sur le marketing, l’éducation, la banque ou la politique par exemple). Beaucoup ne se gênent pas pour affirmer que la politique en ligne va changer la Politique, comme on entendait benoîtement il y a quelques années, que le e-learning allait bouleverser l’éducation, l’e-administration l’administration… Pour Rosnay et Revelli, les nouveaux outils permettent de développer l’existence d’une « classe » d’usagers (« les pronétaires »), capables de produire, de vendre et d’organiser la diffusion de l’information. Les « médias des masses » viennent remplacer les Mass médias en faisant naître une économie et une démocratie nouvelle. On a l’impression qu’un nouveau monde va subvertir l’ancien : rien de moins !
A la lecture, cette vision m’est apparue tout de même très angélique. Croire, comme ils l’affirment, que « les médias des masses sont les seuls médias véritablement démocratiques », c’est réduire la démocratie à ne désigner que ce qui appartient au citoyen. Quant au pronétaire lui-même, ce superinternaute, ce citoyen 2.0, il me semble également être surtout une projection de l’esprit, séduisante certe, mais fantasmatique.
Le journaliste citoyen modèle, le consommateur informé et éclairé, le citoyen démocrate et exigeant qui s’intéresse autant à l’affermage de l’éclairage public de sa commune qu’à la politique éthique des moteurs de recherche, l’internaute hyperactif sachant se passer des médiations traditionnelles sont des espèces extrêmement rares. Et il y a peu de chance que les quelques exemples de citoyens éclairés qu’on connaît contaminent l’ensemble de la société. Quand bien même nous graverons sur le web la moindre de nos paroles, est-ce pour autant que nous n’aurons plus le loisir de nous renier, de nous tromper, de changer d’avis ou de nous en foutre ? On a tous déjà acheté et racheté un produit ou un service dont on ne pensait que du mal, par flemme d’en trouver un autre, par facilité, comme on a tous déjà voté par dépit, ou pensé une chose et son contraire. Pour autant, le fait que les outils de l’intelligence collective et les usages de la collaboration en ligne se diffusent un peu ne veut pas dire qu’ils vont devenir, du jour au lendemain, le nouveau dogme de nos sociétés.
Que des internautes apportent sur l’internet le témoignage de leur existence ne fait pas d’eux des politiciens, des journalistes, des consom’acteurs. Faut-il rappeler que la portée de la plupart des skyblogs ne dépasse pas la famille et le cercle des amis. Ils sont plus le lieu de boutades que des lieux d’engagements. On peut certes le regretter, espérer que cela change – un peu -, ce n’est pas pour autant qu’ils annoncent un grand soir numérique. La porte médiatique qui s’ouvre sur l’internet ne veut pas dire que tous les citoyens y auront indistinctement accès : c’est même d’autant moins vrai s’ils n’en ont pas les clés rappelle avec justesse Benoît Raphaël.
Là où Dan Gillmor faisait du difficile concept de « journalisme citoyen » un complément, une extension des médias, Rosnay et Revelli semblent y voir plutôt une critique radicale. Autant dire que je ne suis pas sûr de les suivre.
Comme le reconnaît Dan Gillmor lui-même, tirant les enseignements de l’échec de Bayosphere, cette expérience de journalisme citoyen autour de la Baie de San Francisco qu’il avait lancé l’année dernière : il manque encore au web 2.0 ce nouvel internaute. Il ne naîtra pas tout seul avec quelques outils, extensions de son moi numérique, comme le souligne très justement Dominique Piotet à la suite du constat de Gillmor. La pesanteur des mentalités et des comportements se soulève patiemment.
Il reste surtout des communautés à bâtir et à pérenniser. Les domaines où elles sont les plus en avance, comme dans le monde du logiciel libre, montrent combien elles sont fragiles. Ces communautés seront encore plus difficiles à construire sur la politique ou sur le local. Les écueils seront plus forts car les intérêts plus difficiles à partager : l’atomisation, la normalisation, le communautarisme, la concentration, la mise en avant des comportements ou des avis moyens plutôt que des avis intéressants ou originaux sont de vraies chausse-trappes où risquent de tomber, encore une fois, nos attentes démesurées.
Hubert Guillaud
0 commentaires
Tout à fait Hubert !
Je pense que les xxxxxx_2.0 ne sont que des « modéles », des visions forcement parcellaires et idéalisées, pures, de ce que nous voudrions que demain soit, et c’est déjà très bien, dans le contexte actuel ou l’on se plaint du manque de projet.
Mais nous sommes encore dans une logique de citoyen à la « NIMBY » et de « de quoi se melent les citoyens, c’est moi l’élu qui ait été désigné ».
En fait, nous cherchons encore citoyen_1.2 et élu_1.2 ; c’est peut être déjà pas mal comme objectif opérationnel pour l’intégration des TIC dans ce domaine.
Bonjour,
Je n’ai pas encore lu le livre de J. de Rosnay et de C. Revelli, mais les bribes recueillies ça et là (radio, presse, blog…) ne me laissaient pas une impression très positive. Je suis contente de lire sous votre plume un sentiment qui s’en approche, notamment par la remise en question de cette volonté en effet un peu fantasmée du « contre-pouvoir ». Il me semblait que le débat entre médias citoyens et médias traditionnels s’acheminait vers un consensus autour de la notion de complémentarité…
Très bien vu, avec un sens des nuances appréciable. Peut être peut on ajouter une autre différence : les blog-journalistes américains sont beaucoup plus orientés « faits », et les français « idées ». Et quand on manque d’un peu de talent, ou d’expérience, ou de distance, les « idées » deviennent vite dignes du café du commerce.
(Ce qui n’est pas un reproche : les pots avec des potes au café du commerce sont une occupation très agréable, mais on ne peut pas dire que cela « remplace » la lecture de la presse-papier !)
Merci pour cette critique constructive de mon livre écrit en collaboration avec Carlo Revelli.
Je m’attendais, d’un fin observateur tel que vous, non pas à des louanges (car « nul n’est prophète en son pays » et surtout pas en la blogosphère ou la cybersphère française), mais au moins à une analyse plus objective et en tout cas fondée sur des faits précis plutôt que sur des interprétations générales et malheureusement maintes fois exprimées par d’autres, sur ce type d’évolution technologique et sociétale.
Je suis étonné, ayant lu par ailleurs vos positions personnelles sur la politique des nouveaux médias, de votre réaction particulièrement conservatrice et critique à priori, de l’impact des nouvelles technologies sur la société. Il convient, à mon avis, d’être prudent lorsqu’on utilise des expressions telles que celles-ci : « L’argument des auteurs est de proclamer que le numérique révolutionne les médias (mais on connaît le même type de déclaration sur le marketing, l’éducation, la banque ou la politique par exemple). Beaucoup ne se gênent pas pour affirmer que la politique en ligne va changer la Politique, comme on entendait benoîtement il y a quelques années, que le e-learning allait bouleverser l’éducation, l’e-administration l’administration (…). On a l’impression qu’un nouveau monde va subvertir l’ancien : rien de moins ! ». En effet, que n’ont pas dit ou écrit les ultra-conservateurs face à l’émergence de l’Internet en France, du téléphone portable, de la télévision par satellite ou de la webTV : « mode passagère, gadgets de technophiles, bulle médiatique… ». Il conviendrait d’être plus vigilant sur la portée de tels propos afin d’éviter l’amalgame qui conduit à entrer dans le champs politique de ceux qui craignent systématiquement et combattent, la nouveauté, l’avenir et le progrès…
C’est pourquoi il me paraîtrait nécessaire, et pour le moins objectif, de replacer dans le contexte d’une contribution prospective historique, les analyses proposées dans « la révolte du pronétariat » sur un changement d’échelle et de nature du web, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Cette montée d’une forme de « création collaborative ouverte » me paraît d’ailleurs mieux comprise dans les pays anglo-saxons qu’en France (voir à ce sujet le commentaire suivant : http://alexpapa.blogs.com/business/2006/02/open_creation.html ).
Pensez-vous réellement que je sois un ardent partisan du « mythe » des outils technologiques changeant, à eux seuls, la société ; adepte de « l’utopie » récurrente d’une démocratie participative ; ou que je me conforte dans « l’angélisme » de ceux qui décrivent une montée des média des masses, faisant ainsi partie au camps des optimistes naïfs qui, même « dix ans après la création d’Internet », en restent les « plus ardents défenseurs » ? Il m’est aisé de démontrer le contraire. Je vous réfère pour cela à mes critiques de l’EAO (enseignement assistée par ordinateur), du e-learning (« MacDonaldisation » et « BillGatisation » de l’éducation, comme je l’appelle !), de la cyberdémocratie sur Internet, des dangers du « vote électronique », ou de la mort programmée de la CB, du D2mac paquet, ou du Wap, pour ne citer que quelques unes des techniques qui devaient « révolutionner la société de demain ». Critiques écrites notamment entre 1975 et 1995 (voir articles sur http://www.derosnay.com). J’avais également prédit dans plusieurs articles ou chapitres de livres, certaines tendances qui se sont avérées majeures, telles que les sites web personnels, l’impact des moteurs de recherche, la WiFi, le sans fil et le MobilNet, les RFID, les environnements intelligents, le « social web »…
Dans mes livres, notamment « le Macroscope », « les rendez-vous du futur », « l’aventure du vivant » ou « l’Homme symbiotique », j’ai cherché à présenter une position équilibrée, critique et constructive. Mon approche n’a pas été généralement reconnue comme « utopique », « benoite », « anglélique » ou « fantasmatique ». Je ne pense pas faire partie des tenants de « l’utopie récurrente » lorsque je démontre, faits à l’appui, que la montée du pronétariat, ou si vous le préférez, d’une réappropriation d’Internet par ses usagers, constitue un phénomène de fond.
D’après vous, je fais une « critique radicale » des médias classique. Je ne suis pas certain que vous ayez bien lu les chapitres dans lesquels je décris et analyse la complémentarité naissante et les collaborations engagées entre pronétaires et info-capitalistes. Je suis plus proche de Gillmor que vous semblez le croire. Voici un extrait du livre : « Dan Gillmor qui a une longue expérience de « blogger », estime qu’Internet peut sauver le journalisme de sa situation de perte de crédibilité » (…) Le plus important, comme le disent McChesney et Nichols, ainsi que Gillmor, est que le public, c’est-à-dire les pronétaires, prenne conscience progressivement qu’une autre voie est possible. Que des actions peuvent être entreprises pour changer le Média System. D’où l’importance de l’influence croissante des blogs, des journaux citoyens participatifs et de toutes les initiatives de création collaborative et de diffusion en réseaux des informations. » (…). « Dan Gillmor martèle d’ailleurs depuis des années que le journalisme citoyen n’est absolument pas une remise en cause des grands média et que de nouvelles synergies vont voir le jour : «Le journalisme citoyen n’est pas un projet de critique des média, mais d’expansion des média».
Il me semble donc que les formes d’expressions que vous employez au sujet de « la révolte du pronétariat », sont quelque peu excessives, car vous-même paraissez partager certaines des analyses ou propositions du livre. Je comprends parfaitement que vous doutiez de l’influence réelle de « l’Internaute 2.0 ». Mais si l’on se penche sur vos nombreuses activités de blogueur ou d’acteur de la politique locale, on est conduit à penser que vous attachez de l’importance à la montée du pouvoir des internautes : blogs citoyens de politique locale, (http://leromanais.free.fr/) ; revue Internet en ligne, en tant que rédacteur en chef (https://www.internetactu.net/) ; fondation qui a notamment pour objectif de réfléchir aux enjeux et aux impacts des nouvelles technologies sur la société (http://www.fing.org) ; blog sur Amazon pour faire connaître l’auteur que vous êtes, vos livres et contribuer à leur commercialisation(http://www.amazon.com/gp/blog/id/A1BIJGCFTCOJAC/ref=cm_blog_pdp_blog/002-8731209-5156862) ; blogs généralistes (http://lafeuille.blogspot.com/, http://lacatapulte.viabloga.com/), etc…
Face à une telle activité on a peine à croire que votre participation personnelle à la création de contenus mis à la disposition des internautes relève du « mythe », réponde à «une projection fantasmatique » de l’esprit, et qu’elle vienne à peine combler une « attente démesurée ». Sinon pourquoi y consacrer autant de temps et d’énergie ?
Je vous propose de reparler des ces sujets, du « dogme » de l’intelligence collective, et bien sûr, de la montée d’un « pronétariat » mondial. Prenons date. Un podcast me paraîtrait mieux adapté à notre discussion qu’une série de commentaires par blogs interposés. Qu’en pensez vous ? Cela contribuera peut-être à favoriser auprès de nos lecteurs, auditeurs, webtv spectateurs, l’émergence d’une forme possible de « démocratie participative »…
Merci d’abord de votre réponse argumentée.
Bien sûr, nous préférons la confiance en l’avenir que vous exprimez dans votre ouvrage au scepticisme de principe des « ultra-conservateurs ». En revanche, en lecteur d’InternetActu.net, vous aurez remarqué que nous cherchons souvent à observer les nouvelles technologies à l’aune de leurs usages, et constatons que ceux-ci ressemblent rarement à ce que l’on en attendait, de pire comme de meilleur. Comme le rappelait récemment Daniel Kaplan, nous aimons regarder les technologies « sous l’angle du désordre plutôt que de l’ordre, du désir plutôt que de l’efficacité, du quotidien plutôt que du grand dessein ».
J’imagine bien que vous n’êtes pas l’utopiste béat que j’ai un peu caricaturé à travers ma critique de votre ouvrage, sans avoir la moindre intention de vous viser personnellement. Je regrette seulement que votre livre n’ait pas donné plus de place à la critique des perspectives que vous projetez. Vous expliquez en conclusion que vous n’avez pas voulu présenter le versant obscur de la mutation que nous sommes en train de vivre. Je me demande si cela ne nuit pas à la portée du propos. Et crains que cela ne donne plutôt des armes aux réactionnaires, que le contraire.
Mais j’espère que le succès de l’ouvrage, et son impact, me détromperont !
Quant à ma position de blogueur local notamment ou mes expériences pour essayer de faire comprendre au monde éditorial la révolution des nouvelles technologies, elles me rappellent chaque jour, justement, le parcours qu’il y a encore à construire entre « nos » attentes demesurées et la réalité de terrain.
Tout à fait cordialement,
Une réflexion intéressante. A titre d’activiste dans une communauté franco en région minoritaire tenant mon propre nouveau média depuis plus d’un an, je croit que les minorités soit disant « protégées » fournissent un laboratoire fascinant de ce qui va se passer parmi les majorités. Pensez au canari dans la mine de charbon!
Non je ne crois pas que les nouvelles technologies de médias vont illuminer les masses plus préoccupées par des considérations pratico-pratiques telles que le boulot, the « next lay », le divertissement, le « développement personnel », sans oublier la prochaine visite dans le « large-surface ». Les nouvelles technologies du Net faciliteront les regroupements de communauté d’intérêt mais le nombre de barrières à surmonter pour ce faire est tout un défi: le déconditionnement, la concentration des médias, l’apathie et la démocratie bidon représentent de grands obstacles.
La loi du 20%-80% deviendra une loi du 2%-98% ou 98% des gens se trainent les pieds comme Spectateurs de ceux qui sont prêts à « se grouiller le derrière », comme on disait communément par chez moi.
Avec mes salutations venant du Pacifique
J’aime autant le discours utopiste que le discours pragmatique: il faut les deux.
Par exemple, l’utopie c’est le libre échange des idées sur les blogs, faisant progresser la société, c’est beau, je veux y croire; la pratique, c’est que lire des billets et des commentaires trop longs les uns à la suite des autres, c’est encore plus endormant que de regarder La Chaîne Parlementaire…
L’utopie c’est de dire tous journalistes, c’est une bonne utopie mais c’est un peu comme de dire tous musiciens; la pratique c’est qu’il faut des années d’expérience pour être un bon journaliste ou un bon musicien… Mais que cela n’empêche pas tous ceux qui le veulent de commencer!
etc. STOP! je ne veux pas faire un commentaire trop long! 🙂
Bonjour Hubert,
Je ne suis pas sûr que le consommateur informé et éclairé, le citoyen démocrate et exigeant …, l’internaute hyperactif sachant … soit une espèce aussi rares que vous le prétendez.
Je me reconnais parfaitement dans le livre de Joël de Rosnay et actuellement, je passe beaucoup de temps à militer pour convaincre mes relations que le monde est vraiment en train de se transformer que nous avons plus de pouvoir que nous ne l’imaginons.
Les pouvoirs traditionnels ont perdu de leur légitimité et ils sont en train de vaciller.
Je suis très optimiste quand à l’emergence de cette Intelligence Collective et chaque jour, des dizaines de personnes comprennent que c’est par leur engagement personnel, relié à celui de centaines de milliers d’autres, qu’il est possible de reprendre le pouvoir qui a été confisqué jusqu’à présent par les lobbies politico-financiers qui vampirisent la planète.
Je pense que l’internet pourra vraiment devenir le lieu d’une révolution politique, mais à condition de développer les bons logiciels pour cela. J’ai conçu un projet en ce sens, dont vous pouvez lire les idées principales sur mon site web. Pour l’implémentation, j’attends pour l’instant que le programmeur finisse de corriger la nouvelle version qui devrait à mon avis avoir un début de succès, et pour la suite je souhaite trouver d’autres programmeurs pour un développement plus rapide et mieux organisé…