A l’initiative du réseau de chercheurs ParisNetworking et du CSTI, Lawrence H. Landweber, « senior advisor » (conseiller en chef) de la National Science Foundation (NSF) américaine, présentait ce vendredi 10 mars GENI (Global Environment for Networking Innovations), la plate-forme de recherche et d’expérimentation sur les réseaux du futur autour de laquelle les États-Unis et plusieurs autres pays s’apprêtent à investir plusieurs centaines de millions de dollars.
Assistance clairsemée, dominée par les étudiants, et pratiquement aucune entreprise (en dehors de France Télécom, venu en nombre) lors de cette présentation exceptionnelle, par l’un de ses principaux concepteurs, de la plate-forme GENI. Les industriels, les professionnels français sauraient-ils déjà tout ? Ou bien, ont-ils définitivement abandonné toute idée d’avoir prise sur leur propre avenir [1] ? L’enjeu de GENI est pourtant essentiel : il s’agit, rien de moins, que de partir d’une « page blanche », sans aucun tabou, pour réinventer l’internet du futur et lui permettre de dépasser ses limites actuelles. Le projet est ambitieux, d’emblée ouvert aux partenariats internationaux et industriels. Il est temps de participer au débat sur l’internet d’après-demain.
Les notes relativement brutes qui suivent constituent une retranscription aussi fidèle que possible (mais sous la seule responsabilité de leur auteur !) de la présentation de Lawrence Landweber. La présentation (.ppt) de Lawrence Landweber est aussi disponible en téléchargement.
Ancien mathématicien, Larry Landweber est l’un des nombreux pères de l’internet. Il a notamment défini l’architecture du NSFnet, sur lequel transitait la quasi-totalité du trafic internet jusqu’à la privatisation de 1995. Landweber a également co-fondé et présidé l’Internet Society.
Définitions
On peut définir l' »internet du futur », ou « nouvelle génération », de deux manières :
- Une manière « évolutionnaire » : le réseau des 5 ans à venir, qui va améliorer l’existant, résoudre certains problèmes pendants (ex. spam), mais en continuant à se fonder sur les protocoles fondateurs existants. IPv6, les grilles de calcul… font partie de cette définition.
- Une manière « révolutionnaire » : le réseau qui émergera dans 10 à 20 ans, profondément – voire radicalement – différent de celui que nous connaissons, qui reposera sur des paradigmes entièrement nouveaux. On n’utilisera peut-être plus IP, voire plus la transmission par paquets. Tout est ouvert.
Il faut explorer ce nouveau monde, ces nouveaux paradigmes. Il faut commencer maintenant et tenter de voir longtemps en avant. A titre d’exemple, la transmission par paquets date des années 1960, l’internet comme projet de recherche des années 1970, et son ouverture commerciale des années 1990.
GENI s’intéresse avant tout à développer les nouvelles idées, à explorer ce qui pourra venir après l’internet d’aujourd’hui. C’est un projet de recherche, dont le financement est au départ avant tout (mais pas exclusivement) public. En effet, on peut rarement attendre des entreprises du secteur qu’elles travaillent sur des concepts radicalement nouveaux. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé pour l’internet : les chercheurs ont pour l’essentiel (avec toutefois quelques entreprises telles que BBN) produit l’architecture de l’internet, les premiers standards, les plates-formes de test (Arpanet, NSFnet) et ont même pris en charge les premières initiatives commerciales (ex. UUnet, l’un des premiers fournisseurs d’accès, créé en 1987 comme une association parce que personne n’imaginait que l’on pouvait gagner de l’argent avec cette activité).
L’initiative GENI vise en quelque sorte à reproduire cette dynamique vertueuse. Il s’agit d’un projet dual – à la fois programme de recherche et plate-forme d’expérimentation à très grande échelle.
GENI est encore un concept en cours de définition et de planification. C’est aussi ce qui rend le projet intéressant.
L’internet d’aujourd’hui approche de ses limites
L’internet a connu un formidable succès, il est devenu une infrastructure critique pour un grand nombre d’activités, mais on en touche les limites.
L’architecture actuelle a des limites fondamentales. L’internet n’a aucun mécanisme de sécurité en propre. Il n’a pas été conçu pour être robuste et facile à gérer, pour optimiser la performance et la qualité de service de bout en bout, pour passer à l’échelle rendue nécessaire par la multiplication des objets communicants. L’internet atteint les limites de son extensibilité. L’internet n’est pas prêt à remplir son rôle pour l’avenir, et surtout pas dans les conditions de sécurité requises. Nous passons beaucoup de temps à repousser ces limites, nous continuerons à le faire dans les années à venir, mais à moyen terme, il va falloir les dépasser une bonne fois.
L’architecture de l’internet se fonde en outre sur des hypothèses structurantes et aujourd’hui limitatives :
- Le trafic sur le réseau est « amical »
- Les nœuds finaux sont des ordinateurs, de préférence fixes
- Le réseau n’a rien à dire de lui-même, seules les extrémités communiquent ; le réseau ne peut pas être interrogé, par exemple pour dire en quel état il se trouve
- L’acheminement se fonde sur un principe de « best effort » (« faire au mieux »), pas sur un engagement de résultat.
Nouvelles opportunités, nouvelles exigences
De nouvelles technologies émergent : capteurs, réseaux sans-fil ad hoc, photonique et routage tout-optique (horizon 10 ans), radios logicielles…
De nouvelles classes d’applications émergent dans un grand nombre d’activités : par exemple, la téléimmersion permettrait à cette conférence de réunir des gens du monde entier sans les contraindre (pas plus que le conférencier) à prendre l’avion.
« Dans 20 ans, les jeunes ne comprendront plus le mot « téléphone ».«
Les besoins associés à ces applications se situent à une échelle différente de celle des applications actuelles de l’internet. Et surtout, les applications du futur, celles que nous ne connaissons pas aujourd’hui, seront elles-mêmes sans doute plus exigeantes encore.
GENI : la vision
L’objectif de GENI est de « rendre possible la découverte et l’évaluation de nouvelles idées révolutionnaires, de nouveaux paradigmes et de technologies radicalement neuves qui serviront de fondement à l’internet du XXIe siècle ».
Il s’agit notamment de « construire des réseaux et systèmes de l’avenir fondés sur des bases scientifiques plus solides, de manière à dépasser les limites actuelles de l’internet et accélérer les innovations ».
GENI est donc en premier lieu un programme de recherche, qui espère attirer « les meilleurs cerveaux du monde » en quête des nouvelles frontières des réseaux [2].
Mais il s’agit aussi de tester ces concepts, de préférence en vraie grandeur. GENI met donc un accent important sur l’expérimentation, à grande échelle, dans des environnements complexes et multi-applications. « Il faut créer pour les TIC ce qu’un télescope est à l’astronomie ».
GENI n’est pas un simple « testbed » (un dispositif d’expérimentation), mais une « facility » (une plate-forme, une infrastructure) qui rendre possible des expériences à grande échelle de nouvelles architectures, technologies et méthodes.
Une plate-forme d’expérimentation partagée, à grande échelle, évolutive
La plate-forme d’expérimentation de GENI doit :
- Permettre l’exploration simultanée d’un large éventail de réseaux expérimentaux et de services distribués, à une échelle mondiale
- Être interconnectée avec l’internet
- Permettre à de vrais utilisateurs d’utiliser les services expérimentaux
- Inclure des dispositifs d’observation, de mesure et d’enregistrement des résultats des expérimentations
Il s’agit donc d’atteindre rapidement une échelle importante, bien plus importante même que celle du NSFnet des années 1980-1990.
Cette plate-forme sera naturellement évolutive, elle changera de manière continue. On peut imaginer que rien ne restera de la première plate-forme 5 ans après son lancement.
Quelles seront les composantes de GENI ?
- Fibre optique au cœur du réseau et sans doute au-delà
- Commutation tout optique
- Plates-formes et réseaux sans fil et mobiles
- Réseaux de capteurs à petite (domicile, personnes dépendantes…) et grande échelle (surveillance sismique, environnement, météo, défense…)
- Composants personnalisables
- Instruments et dispositifs de mesure
- … « et d’autres choses qui restent à déterminer »…
Toute la difficulté consiste à concevoir une infrastructure mondiale de grande ampleur, ouverte à toutes sortes d’expérimentations simultanées, qui demeure en même temps robuste, gérable, et qui produise des résultats de mesure exploitables.
Les expérimentations se mèneront à tous les niveaux possibles : couche physique (ex. interconnexion de routeurs, modes de transmission, capteurs…), couche « virtuelle », applications… L’idée est de permettre à des expérimentations de réserver ou d’utiliser certaines ressources de la plate-forme (des fibres ou des longueurs d’onde, des routeurs…), voire d’en ajouter d’autres.
PlanetLab est en quelque sorte un précurseur d’une telle plate-forme, mais GENI va plus loin en permettant notamment aux chercheurs et industriels d’intervenir au niveau physique, sur l’infrastructure elle-même.
Enjeux de recherche de GENI
- Mécanismes du cœur de réseau :
– Architecture et protocoles
– Intégration de technologies
– Mesure et performance
– Sécurité et robustesse- Fondations théoriques des réseaux
- Vie privée et traces
- Réseaux d’accès
- Communications de crise
- Support de la conception d’applications
- Gestion du stockage d’information
- Viabilité économique
- Administration et utilisabilité
- Support des infrastructures critiques…
Etat d’avancement et budget
La conception de la plate-forme est en cours. Mi mars 2006, la NSF lancera l’appel à projets destiné à sélectionner le consortium recherche-industrie qui fournira la direction scientifique de la plate-forme (objectif : août 2006). Mi mai, devrait commencer le processus de sélection du GENI Project Office, qui sera en charge de la mise en œuvre de la plate-forme, de sa gestion, des contacts avec les projets d’expérimentation…
L’objectif est d’avoir fini la construction de la plate-forme entre mi-2008 et mi-2009.
Le financement public de GENI (en cours d’approbation par la NSF, avant passage au Congrès) devrait atteindre de 350 millions de dollars (295 millions d’euros) sur 5 ans pour la plate-forme d’expérimentation et 200 millions de dollars (170 millions d’euros) sur 5 ans pour le soutien à la recherche.
Aujourd’hui, la majorité des financements NSF reste encore pour l’instant dirigée vers les recherches « évolutionnaires », mais l’évolution est engagée : dans 5 ans il est probable qu’en dehors du domaine de la sécurité, les financements publics seront pour l’essentiel orientés, non plus vers l’évolution de l’internet d’aujourd’hui, mais vers le développement d’approches plus « radicales », orientées vers l’avenir à moyen terme.
Un projet ouvert aux partenariats industriels et internationaux
La plate-forme GENI est internationale par construction. La NSF souhaite que des partenaires internationaux participent à GENI dès la phase de conception et d’implémentation. L’infrastructure sera construite de telle manière que des plates-formes nationales puissent s’y raccorder et s’y fondre. La plate-forme sera partagée avec des chercheurs dans tous les pays partenaires. Les projets internationaux seront encouragés.
Les partenariats industriels sont aussi essentiels. Les entreprises doivent aider à raffiner les objectifs de R&D. Elles sont invitées dans le consortium GENI ; elles construiront la plate-forme ; elles sont surtout invitées à tester leurs technologies de pointe dans GENI et à proposer des projets de recherche collaborative avec des universités.
Conclusion
« L’avenir de l’internet est trop important pour être laissé au hasard ». Il faut de vraies expérimentations à grande échelle. Il faut reproduire dans le contexte d’aujourd’hui ce qu’a fait le DARPA au démarrage de l’internet.
Le projet GENI a pour but de fournir les architectures, les technologies et les politiques nécessaires pour faire passer l’internet à l’étape ultérieure.
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[1] Notons tout de même que le LIP6 de l’université de Paris 6, coordonne le projet Europeen ONELAB, associé a GENI. Il est pour l’instant difficile de trouver de l’information publique sur ce projet (ici, tout de même, une présentation Powerpoint)
[2] L’excellent article du Technology Quarterly de The Economist, « Reinventing the internet« , présente quelques-unes des idées neuves qui circulent aujourd’hui dans la communauté des chercheurs.
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Bonjour,
J’étais hier au colloque sur les STIC à Lyon au cours duquel Ellen Zegura a parlé de GENI. Pour compléter mon information, pourriez-vous m’adresser la présentation ppt de Lawrence H. Landweber (elle est en accès restreint sur votre blog) ?
Je pense que vous connaissez bien le sujet. Pourriez-vous m’appeler pour que nous en discutions ?
Cordialement.
Jacques Marouani, journaliste à « Electronique International », Paris.
Tél. : 01 44 25 32 16 Fax : 01 45 57 50 39