Alain Rallet : « Quand le magasin, unité de lieu du commerce, volera en éclat »

Alain Rallet est économiste et professeur à l’université Paris XI. Ses dernières contributions [1] ont cherché à mettre en avant le rôle de la mobilité urbaine dans le commerce électronique. C’est sur ce sujet, dans le cadre de la journée Villes 2.0 qui s’est déroulée le 6 novembre 2006, que nous avons souhaité l’entendre.

InternetActu.net : On a imaginé que le commerce électronique allait tuer les magasins physiques, mais ça n’a pas eu lieu ; qu’il allait nous conduire à faire nos achats depuis chez nous, or nous bougeons de plus en plus. On se demande finalement en quoi le commerce électronique peut être vu comme un instrument d’aménagement du territoire ?

Alain Rallet : Le commerce électronique reste un instrument d’aménagement du territoire pour les personnes éloignées des centres urbains, dans les petites villes, les espaces ruraux, selon la vieille acception de la vente à distance et des téléservices. Notamment pour les biens classiques comme le textile, mais aussi pour la distribution des biens culturels… Il y certainement un effet pour ceux qui sont éloignés des centres urbains, qui commandent peut-être davantage de bien culturels via le commerce électronique, même si je ne connais pas d’études qui quantifient ce phénomène.

Par contre, l’idée qui a traversé l’esprit de nombreux responsables de villes selon laquelle le commerce électronique permettrait d’économiser des déplacements est assez fausse, bien qu’elle soit encore très couramment admise. Le commerce électronique ne réduit pas la mobilité, car la commande à distance génère du flux de marchandise intra-urbain. Et le temps économisé pour se déplacer en magasin est souvent utilisé pour se déplacer autrement.

On peut envisager néanmoins le problème dans l’autre sens. Si un jour des politiques publiques draconiennes de réduction de la mobilité voyaient le jour, ça serait une incitation à utiliser davantage du commerce électronique.

InternetActu.net : Comment le commerce électronique modifie-t-il les manières dont les personnes et les marchandises se localisent et se déplacent ? En quoi la mobilité est-elle un facteur structurant du commerce électronique ?

Alain Rallet : Il faut inverser la vision selon laquelle on attend du commerce électronique des effets particuliers sur la mobilité. C’est en fait la mobilité qui structurera de plus en plus le développement du commerce électronique. J’avance pour cela deux raisons.

La première est que le mobile va devenir un instrument croissant et innovant des transactions en ligne. Le commerce électronique des années 2000 n’était rien d’autre qu’un nouveau canal de diffusion des biens, un renouveau de la forme de la vente à distance qui existait déjà par courrier, Minitel ou téléphone. Ce n’était pas une innovation radicale, mais un ajout de possibilités, permettant de gagner des clients au départ hostiles à l’achat à distance traditionnel comme les urbains… alors que la vente à distance était plutôt réservée à la ménagère de plus de 50 ans habitant en zone rurale. A part quelques segments biens connus (voyage, produits informatiques, biens culturels dématérialisés), le commerce électronique ne s’est pas développé aussi rapidement qu’escompté.

Le commerce sur mobile qui se profile représente une innovation bien plus significative. Tout le monde à un mobile, plus de 80 % des Français, alors que tout le monde n’a pas d’ordinateur. Sa manipulation est plus simple. Dans une optique prospective, les achats en ligne de biens et de services se feront de plus en plus sur le mobile car l’outil est bien plus répandu, possède une ergonomie simple (du type presse- bouton) et a le grand avantage, du point de vue du commerce, d’être un outil individualisé. L’individualisation du terminal est la caractéristique fondamentale du mobile. La mobilité n’est elle-même qu’une conséquence de l’individualisation : si le mobile se déplace, c’est parce qu’il est dans ma poche. Et d’ailleurs comme on le sait, le mobile est souvent utilisé en situation d’immobilité. Il est vrai qu’à ce jour l’offre de transactions en ligne (biens ou services) n’est pas encore très développée – le mobile est encore pour l’essentiel un outil de communication interpersonnelle . Ces services rencontrent en effet des problèmes de standard (comme le paiement), impliquent de monter des partenariats entre professionnels relevant d’univers différents, n’ont pas encore trouvé leurs modèles économiques et posent des problèmes d’acceptabilité. Mais le mobile va devenir dans les 10 ou 15 ans qui viennent un support privilégié des transactions et des services en ligne, à l’image de ce qui se fait déjà en Corée et au Japon.

La seconde raison, c’est que les gens sont de plus en plus mobiles,… Les formes de la mobilité se sont diversifiées et surtout la situation de mobilité ne signifie plus qu’on est out, hors circuit : on joue, on travaille, on achète… Si la mobilité s’accroît et que le temps de transport n’est plus un temps perdu, on sera incité à utiliser ce temps pour faire des achats fonctionnels ou de proximité. Les gens vont de plus en plus consommer durant leurs déplacements. La SNCF fait la même hypothèse quand elle met des centres commerciaux dans les gares. A l’avenir, on pourrait commander des produits depuis son mobile et les récupérer près de chez soi à la gare d’arrivée de son train par exemple.

Cette technologie offre une plus grande souplesse de gestion du temps et de l’espace aux gens. Et devrait conduire à un bouleversement de nos façons d’acheter sur 10 ou 20 ans.

InternetActu.net : Selon vous, la vente en ligne sur terminaux mobiles est donc radicalement différente de la vente en ligne classique, qui ne serait qu’une forme de vente à distance repeinte aux couleurs de l’internet. Qu’est-ce qui est si radicalement différent ?

Alain Rallet : Ce que l’achat sur mobile remet en cause, c’est la vision classique du commerce électronique qui est de remplacer un achat dans le magasin par un achat à partir de chez soi. On peut acheter en dehors de chez soi, pendant le temps du déplacement, dans des lieux de loisirs ou de travail, à vrai dire n’importe où. Cette délocalisation de l’acte d’achat, n’est plus synonyme d’un commerce en pantoufle, au contraire. On peut aussi recevoir des offres en déplacement. L’acheteur de lui-même ne prend plus la décision, mais va être sollicité (via la géolocalisation des services) pour acheter. Pour l’instant, ce marché se heurte à la difficulté de l’acceptabilité de ces sollicitations par les consommateurs : va-t-on accepter de recevoir un message dans la rue annonçant une promotion ? Il y a là un enjeu commercial majeur. Google rachète des bases commerciales dans tous les pays pour être en mesure de proposer des services géolocalisés..

L’idée que je défends, c’est que le commerce électronique tel qu’on l’a entendu jusqu’à présent, n’est pas une innovation, mais une extension de la vente à distance. On peut pourtant faire le pari qu’avec les outils mobiles, on va aller plus loin que cela en matière d’innovations commerciales. C’est ce qui se cherche aujourd’hui, davantage du côté des services mobiles que fixes. C’est un peu mon intuition, on verra si elle se réalisera…

InternetActu.net : Vous avancez que l’électronisation des fonctions commerciales modifie l’urbanisme commercial que l’on connaît depuis l’avènement de la grande distribution et du règne de l’automobile, caractérisé par le schéma centre/périphérie. Pourquoi, et comment ?

Alain Rallet : Quand j’ai commencé à réfléchir à cette question, je me suis aperçu que je réfléchissais à l’intérieur de ce schéma : le commerce électronique allait-il plutôt renforcer les hypermarchés à la périphérie des villes ou le commerce de centre ville ? Si on définit d’une manière extensible le commerce électronique comme couvrant l’ensemble des fonctions commerciales (recherche d’information, commande, paiement, livraison, marketing, fidélisation de la clientèle…) et pas seulement la fonction de commande, il est possible qu’il arrive au commerce ce qui est arrivé à la production depuis l’avènement du téléphone : la dispersion des fonctions dans l’espace. Comme l’ancienne unité de production est éclatée (la conception, la fabrication et la logistique se font désormais dans des endroits différents), le magasin, unité de lieu de l’achat, pourrait à son tour voler en éclats. A l’avenir, il est possible qu’on puisse commander à un endroit, voir le produit dans un autre et le récupérer dans un point relais ou à son domicile. Ces fonctions pourraient être dissociées dans l’espace selon les besoins des consommateurs. On n’a plus besoin de se rendre dans un magasin pour y réaliser toutes les fonctions commerciales, bien que les magasins soient toujours indispensables. C’est cela l’innovation du commerce électronique, de faire du commerce, de tout commerce, un ensemble hybride de fonctions virtualisées et de fonctions continuant d’être inscrites dans l’espace physique.

On n’est donc plus forcément dans la reproduction du schéma centre-périphérie, mais on pourrait avoir une répartition, un maillage plus diffus des fonctions commerciales dans l’espace. Bien évidemment, les magasins physiques vont rester incontournables, même si théoriquement on pourrait s’en passer. Car le commerce est un lieu de socialisation important dans nos sociétés et il n’y en a pas tant que ça. Sans compter que les gens ont besoin d’avoir un contact avec un conseiller clientèle, avec un vendeur, qui leur facilitent la transaction et que les commerçants voient dans les magasins ou les agences un moyen efficace de captation de la clientèle. Mais l’électronisation du commerce permet de réduire les surfaces de lieux d’exposition en dématérialisant la fonction catalogue par exemple et de réinvestir ainsi les centres-villes, dont le coût foncier a exilé beaucoup de commerces à la périphérie.

La dissociation potentielle des fonctions dans l’espace permettrait une gestion plus flexible de l’espace, moins contrainte. Mais là encore on est dans la prospective… Ou bien le commerce électronique ne change rien et reste une extension de la vente à distance, ou bien il change quelque chose. Je crois que cela va changer quelque chose. Dans 20 ou 30 ans nous ne ferons plus nos courses comme aujourd’hui. Il nous faut faire des hypothèses à ce sujet.

InternetActu.net : Quels sont les enjeux de cette électronisation pour les acteurs en charge de l’aménagement urbain ? En se projetant dans quelques années, à quelles questions nouvelles pensez-vous que les commerçants et les aménageurs devront répondre ensemble ?

Alain Rallet : Dans les villes, l’enjeu fondamental c’est la question de « la restriction de la mobilité », c’est-à-dire la restriction des déplacements en voiture individuelle. Le commerce peut se plier à tous les schémas possibles, comme les TIC sont compatibles avec tous les modes d’organisation : le commerce électronique n’induit pas un schéma urbain particulier ou déterminé, mais rend plus de choses possibles. Si des transformations radicales venaient de politiques limitant l’utilisation de la voiture dans les grandes métropoles, comme je l’évoquais tout à l’heure, le commerce électronique peut être un instrument pour redéfinir les supports des fonctions commerciales. Pour autant, je ne crois pas au tout virtuel. La banque est un bon exemple. La banque en ligne répond à des services fonctionnels limités pour une minorité de la clientèle et les agences sont toujours là. L’impact important des TIC sur la banque n’est pas tant la banque en ligne, mais plutôt la redistribution physique des agences avec des guichets électroniques devant la banque et des employés à l’intérieur dédiés aux services à valeur ajoutée. N’oublions pas que les TIC peuvent être utlisées dans les magasins !

Pour les aménageurs publics, l’enjeu est que l’électronisation du commerce permet plus de flexibilité dans la localisation et donc de nouvelles opportunités. Pour les commerçants, la question est de savoir comment restructurer leurs espaces physiques, et à quelles fonctions doivent-ils les consacrer, à une époque ou une partie de l’acte de commercer est de toute façon électronisée ? Quels sont les impacts de l’électronisation sur les infrastructures physiques du commerce : car c’est là qu’il y aura des innovations. Dit autrement, quel va être l’impact du virtuel sur le monde physique ? C’est cela qu’on n’a pas commencé à mesurer.

Propos recueillis par Hubert Guillaud.

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1. "La mobilité urbaine comme facteur structurant du commerce électronique", in P. Moati, Nouvelles technologies et modes de vie, Ed de l’Aube, 2005, pp 221-239 et "Les mobilités urbaines à l’heure du commerce électronique" in Allemand S., Ascher F. et Lévy J. (eds),  Les sens du mouvement. Modernité et mobilités dans les sociétés urbaines contemporaines, 2005, pp. 182-189.

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