A l’occasion de la parution de Futur 2.0 (Amazon, Fnac), et en partenariat avec FYP éditions, la rédaction vous propose durant quatre semaines une sélection d’articles extraits de cet ouvrage, qui nous a semblé dans la continuité des réflexions que vous avez l’habitude de trouver sur InternetActu.net. Dans cet intéressant panorama dirigé par Philippe Bultez Adams, Maxence Layet et Frédéric Kaplan, vous découvrirez bien d’autres contributions remarquables et synthétiques sur demain : Futur 2.0 est un ouvrage de vulgarisation abordable et richement illustré où chercheurs, philosophes, sociologues et artistes racontent concrètement les enjeux technologiques, socioculturels, économiques et écologiques de notre avenir.
Nous ne sommes pas les premiers à nous interroger sur le futur, à tenter de le décrire. Nos bibliothèques contiennent de nombreux récits futuristes très anciens. Depuis une centaine d’année avec l’avènement du cinéma, le futur a commencé à être mis en image et nous disposons ainsi de visions riches et synthétiques de ce qu’était le futur, avant.
L’ascenseur de la tyrannie
Quand, dans les années 1920, Fritz Lang entreprit le projet Metropolis, il réunit de nombreux experts pour donner corps à cette cité future projetée pour l’année 2026. Influencé par la vision de New York du début du siècle et par la manière dont les ascenseurs avait permis de repenser le rapport à la verticalité, Fritz Lang imagina une cité hypertrophiée, dominée par un classe dirigeante qui depuis les hauteurs exploite une classe ouvrière recluse dans les profondeurs de la ville. Cette marque de la discrimination sociale lié à la verticalité deviendra rapidement un archétype de nombreuses visions du futur caractérisées par un pouvoir dominateur contre lequel il faut se révolter. L’image symbolique est celle du tyran qui depuis son bureau peut contempler le panorama de la cité dominée. Dans ces films, pour littéralement renverser le pouvoir, la révolution part du bas et remonte vers les hauteurs de la cité. En rêvant sur l’ascenseur et ses conséquences architecturales, Fritz Lang propose métaphoriquement une vision de l’ascension sociale et de la lutte des pouvoirs, thèmes clés du XXe siècle.
La ville aseptisée de Georges Lucas
Les années passent et les technologies se complexifient. Nous sommes maintenant à l’aube des années 1970s et la révolution informatique est en marche. L’ordinateur fait rêver mais il inquiète aussi. Un jeune cinéaste, George Lucas, s’empare de ce thème pour dresser le portrait d’une société future diamétralement opposée à la cité de Fritz Lang. THX 1138, son premier film, montre une ville uniformément blanche et aseptisée dans laquelle il est bien difficile de se repérer. Ses habitants, eux-mêmes habillés d’identique uniformes blancs, semblent affairés à leur travail sans pour autant que l’on puisse dire ce qu’ils font exactement. La ville fonctionne comme une immense machine autonome. Le pouvoir n’a plus de siège. Il est devenu invisible et omniprésent. Les moyens de communication ont pris le pas sur la mobilité urbaine : l’information circule, mais plus les hommes. En cinquante ans, nous sommes ainsi passés d’un tissu urbain structuré ponctué d’édifices-symboles, à une cité-prison homogène, sans centre ni véritable topologie, d’un pouvoir centralisé renversable, à un pouvoir absent et donc absolu, de la circulation des hommes à la circulation des messages. Ce deuxième archétype est ancré dans son époque, celle de la peur de l’informatisation bureaucratique croissante qui fait singulièrement penser à une autre cité décrite de nombreuses années auparavant par George Orwell.
Les cités simulacres
Les années 1990 sont placés sous le signe du virtuel. L’informatique ne nous a pas apporté simplement la bureaucratisation mais aussi le simulacre, la possibilité de tromper nos sens, de vivre dans d’autres mondes parallèles. Alex Proyas avec Dark City et les frère Wachowski avec Matrix proposent une vision urbaine qui amorce un nouveau questionnement : « Qu’est ce que la réalité ? ». En apparence rien ces villes ne sont en rien futuristes. Dark City présente une cité sombre et inquiétante des années 50, la ville de Matrix ressemble à nos villes contemporaines. Pourtant l’action de ces deux films se situe dans un futur encore plus éloigné que dans le cas des autres villes futuristes car il s’agit en fait de deux villes simulacres, construites artificiellement pour tromper leurs habitants. Dans Dark City, les humains sont sans le savoir, des sujets d’expériences. Chaque soir à minuit la ville est transformée et les souvenirs des citadins modifiés. Un homme riche est transformé en clochard, une bonne sœur en femme de petite vertu. La ville se réorganise et, avec elle, les vies des citadins. Alex Proyas nous peint une cité dont la structure est changeante, manipulable à loisir. Mais cette ville transformable est encore une ville physique. La cité de Matrix, quant à elle, est entièrement virtuelle. La ville n’existe pas : elle est simulée par ordinateur pour ces habitants. Et si les citadins ne sont plus des sujets d’expériences, ils sont relégués sans le savoir à être de simples générateurs d’énergie. La ville virtuelle n’est là que pour les « divertir ». D’une certaine manière, ces deux films proposent une évolution supplémentaire par rapport à une ville sans centre comme celle de THX 1138. Ce sont toujours les messages et non les hommes qui se déplacent. Leur topologie est plus que jamais artificielle. Mais l’illusion d’un tissu urbain structuré, artificiellement généré par un pouvoir situé hors de la ville, fait croire à ses habitants qu’ils vivent dans une cité normale, structurée en quartiers et où il faut se déplacer « physiquement » pour aller d’un point à un autre. Ville hypertrophiée, ville sans centre et ville simulacre forment une boucle dans la mesure où la dernière recrée la première artificiellement. La mobilité physique d’abord remplacée par une communication en réseau qui rend le déplacement obsolète, est ensuite reconstruite virtuellement.
L’informatique diffuse
Les années 2000 amorcent un nouveau changement technologique. A peine, l’ordinateur central des années 1970 a-t-il cédé sa place à l’ordinateur personnel des années 1980 et 1990, qu’une nouvelle révolution s’annonce : l’informatique diffuse. En trente ans, nous sommes passés d’un ordinateur partagé par de nombreuses personnes à des milliers de petits ordinateurs par personne. Les puces et les senseurs envahissent les vêtements, les meubles, les appartements, les immeubles jusqu’à la ville tout entière. Steven Spielberg réunit à son tour une large équipe d’experts pour tenter de proposer une vision synthétique de notre futur proche. La vision qu’il propose dans Minority Report est aujourd’hui considérée par beaucoup comme la référence de ce que sera le futur de notre quotidien technologique : interface gestuelle, cinéma 3D, affichage interactif, publicité ciblée, la biométrie et surveillance généralisée. Le personnage principal appartient à un département de la police qui tente d’empêcher que les crimes ne se produisent en les anticipant avec l’aide des precogs, des personnes aux pouvoirs extralucides qui perçoivent certaines images du futur. Depuis un poste de contrôle central qui n’est pas sans rappeler le panorama des maîtres de la cité de Fritz Lang, il tente de rassembler les indices glanés par les multiples capteurs présents dans la ville et les informations de grandes bases de données pour les faire concorder avec les visions des precogs et ainsi prévenir les crimes avant qu’ils ne soit commis. Mais quand les precogs annoncent que le prochain crime sera commis par lui-même, il bascule de sa position d’observateur-chasseur à celle de proie. Par certains aspects, l’environnement urbain que Spielberg nous présente emprunte des éléments à chacun des archétypes que nous avons jusqu’à présent considérés : la surveillance de la cité de THX 1138, le rapport de pouvoir renversable de Metropolis mais aussi la mascarade de la ville simulacre, car pour échapper à ses chasseurs, le héros devra maquiller ses propres traces et usurper une autre identité biométrique. Mais il s’agit en fait de la première instance d’un autre archétype : la société transparente.
La société transparente se caractérise par ses rapports singuliers à la visibilité et l’invisibilité. La technologie tend à devenir invisible, embarquée dans les objets du quotidien et dans le tissu même urbain. Du même coup, elle offre une visibilité permanente. Chacun est susceptible d’être observé, suivi, repéré. Cette visibilité se prolonge également dans le passé, grâce aux innombrables traces que la technologie invisible peut recueillir, consigner et archiver. Grâce à cette mémorisation permanente du passé, il devient possible repérer des régularités, d’identifier des structures récurrentes, en un mot de prédire le futur. Les conséquences sont innombrables. La société transparente poussée à son extrême conduit à l’économie parfaite – le comportement de chaque agent économique étant tracé de manière parfaite et le système de prix peut être adapté en temps réel – à la fin de la psychologie – l’abondance des informations disponibles prenant le pas sur l’intuition et l’introspection – et la démocratie absolue – un contrôle permanent de tous sur tous. Borgès décrivait l’Aleph, le point de l’espace où l’on peut voir le monde dans son ensemble, passé, présent et avenir. La société transparente c’est la promesse d’un Aleph à chaque point de l’espace : tout voir partout, être toujours vu partout.
La science-fiction parle du présent
Comment vivrait-on dans une telle société ? Comment se construirait-on une identité ? Quelles formes pourrait prendre la résistance à cette observation permanente de chacun par tous ? Se pourrait-il qu’au lieu de résister, une grande partie de la partie de la population choisisse au contraire de revendiquer la transparence, de l’instaurer comme mode de vie. Jean-Jacques Rousseau, père de toutes les luttes modernes contre l’artificialisation de la société et l’oppression du citoyen est aussi celui qui rêvait d’instaurer la transparence comme vertu. C’était la démarche qu’il avait appliquée à lui-même dans les Confessions, dans lesquelles il promettait de tout dire, de tomber les masques, de se rendre pour ainsi dire transparent. Par bien des aspects cette utopie que nous pensions être caractéristique du XXIe siècle se trouve déjà articulée dans les rêves des penseurs et des architectes du XVIIIe siècle, en particulier dans l’architecture de Claude-Nicolas Ledoux.
Comme pour les archétypes précédents ce serait une erreur de considérer que l’utopie de la société transparente est une annonce de notre futur. La science-fiction nous parle toujours du présent, de nos espoirs, nos peurs et de nos doutes face à une technologie nouvelle, hier l’ordinateur ou la réalité virtuelle, aujourd’hui l’informatique diffuse. Les villes de Metropolis, de THX 1138 ou de Matrix n’ont pas eu lieu, mais elles ont permis de penser la société contemporaine à leurs époques respectives. Tel sera le sort de la société transparente : une représentation pour nous aider à penser le futur que nous voulons construire. Nous ne pouvons certainement pas prédire le futur, mais nous pouvons essayer de l’inventer.
Frédéric Kaplan
Frédéric Kaplan, chercheur en intelligence artificielle, est l’auteur du remarquable Les machines apprivoisées (Amazon, Fnac). Après dix ans de recherche au laboratoire Sony CSL à Paris, il supervise aujourd’hui une nouvelle équipe dans le domaine du mobilier interactif à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Il explore depuis une dizaine d’année la manière dont les objets technologiques de demain pourrait être dotés d’une histoire propre, devenir différents au fur et à mesure que l’on interagit avec eux et apprendre les uns des autres constituant ainsi un écosystème en perpétuelle évolution.
0 commentaires
Nous entrons dans la matrice 🙂
Ce qu’ecrit l’auteur de cet article est pertinent.
Interressant de lire sa version des societes modernes dans les 20 ans qui viennent.
Il me parait fort possible que des faits sociologiques et technologiques surprenants vont encore bouleverser notre idee du futur de nos societes modernes .
Les modeles de l’epoque post industrielle ne me paraissent que tres peu valables.
Beaucoup sera a reinventer si nous recherchons une societe humaine et moderne a la fois !