Patrice Flichy : « La figure de l’apprenti sorcier, c’est la bonne figure de l’innovateur »
Pour Patrice Flichy, directeur du laboratoire LATTS (Laboratoire techniques territoires et sociétés) et auteur de L’imaginaire d’internet (Amazon, Fnac), une innovation se doit d’échapper à ses créateurs, autrement, elle s’avère dépourvue de sens. Si l’on pousse au bout cette logique, alors un projet qui n’échapperait pas à son inventeur serait très certainement voué à l’échec… « En ce sens, la figure de l’apprenti sorcier, c’est la bonne figure de l’innovateur. »
Les innovations ne sortent pas toutes armées de l’esprit d’un inventeur mais sont le fruit d’un itinéraire, d’un imaginaire, d’opportunités, mais aussi de négociations avec les objets techniques et d’autres acteurs. La technologie elle-même évolue en fonction des difficultés rencontrées.
Certaines sont d’ordre purement techniques. La radio par exemple était au départ pensée comme un dispositif de communication interpersonnelle. Or, alors que les dispositifs en matière de fréquence sont peu sélectifs, les ondes se brouillent très vite et il devient impossible de communiquer. On a alors organisé des plages horaires où une personne peut émettre et où les autres peuvent écouter en toute quiétude. Dans ce cas, c’est la difficulté technologique qui transforme le projet initial de radio en un dispositif de radiodiffusion.
Mais le déplacement d’usage peut aussi venir du moment de confrontation avec le marché. Quand au XIXe siècle George Eastman met au point sa pellicule photographique, il est intimement persuadé que c’est la technologie qui manque aux photographes professionnels. Pourtant, ceux-ci la refusent en arguant une performance moindre que les « plaques ». Finalement, Eastman est obligé de changer de marché (ou plutôt d’en inventer un nouveau), celui de la photo amateur…
« Dans un cas comme dans l’autre, c’est le déplacement (de la technologie ou du marché) qui permet à l’inventeur d’innover. »
Outre le déplacement, l’innovateur peut aussi se saisir d’opportunités nouvelles. Témoin, Edison, qui, imaginant un appareil destiné à répéter les messages télégraphiques s’aperçoit un peu par erreur que ses bobines émettent du son. Au lieu de considérer ce phénomène comme une simple erreur, il s’en saisit au contraire pour créer le phonographe.
Le troisième cas de figure est celui où l’invention échappe à son créateur et devient innovation par le fait que de nouveaux acteurs s’emparent de la technologie. Edison prétendait utiliser son phonographe comme une machine à dicter destinée aux hommes d’affaires, alors que ses affiliés qui ont acheté sa licence veulent en faire une machine à sous qui vise à écouter de la musique dans des lieux publics. Malgré ses résistances, Edison finit par accepter la reconversion de son invention.
Ainsi l’innovation passe son temps à échapper à ses inventeurs. Bien sûr, cet itinéraire de l’innovation va la marquer (concept de path dependency, dépendance de l’itinéraire). L’exemple le plus classique est le clavier Qwerty, dont l’objet est au départ de ralentir la frappe afin d’éviter que les bras des machines à écrire ne s’emmêlent. Même si ces contraintes n’existent plus sur nos claviers d’ordinateurs, pour l’instant, malgré une inventivité dans le domaine encore très riche, aucun nouveau clavier n’a réussi à s’imposer. A ce titre, l’internet est une belle illustration de cette dépendance du chemin, qui reste marqué par la tradition d’échange et de coopération issue de son origine universitaire.
Pourtant, il ne faut pas limiter nos observations au monde des TIC dont le modèle d’innovation est pour l’instant une exception historique – une exception certes heureuse, mais une exception tout de même. En effet, il n’y a (au moins aujourd’hui) guère d’innovation ascendante dans les nanotechnologies, car tout le monde, et de loin, n’accède pas à ce type de technologies. Difficile dès lors d’entrevoir si l’on est rentré dans une innovation démocratique et ouverte à tous, et pour toujours ; car, même dans le cas des TIC, on ne sait pas si cela durera…
Jean-Pierre Quignaux : La figure du sorcier
La référence à Mickey et Fantasia est quasi-systématique dès lors que l’on s’intéresse à l’apprenti sorcier. Or, la prégnance de cette image médiatique impacte nos représentations et à tendance à cacher la question qui semble primordiale : qu’y a-t-il comme croyance derrière cet imaginaire d’apprenti sorcier ?, s’interroge Jean-Pierre Quignaux, chargé de mission auprès du Président du Conseil général des Côtes d’Armor et de l’Assemblée des départements de France .
Pour répondre à cette interrogation, une des clefs est de se pencher plus avant sur la posture du sorcier et son rapport au territoire : celui-ci présente une caractéristique ambivalente et se situe dans l’entre-deux, entre les forces du végétal et du monde animal et a pour fonction principale de produire du signe à destination de ceux qui ont besoin d’espoir. La figure du sorcier apparaît à l’époque des chasseurs-cueilleurs, durant laquelle les populations nomades étaient obligées de migrer quand les ressources de leur territoire venaient à s’épuiser ; le chaman était alors chargé de décrypter les signes de la nature pour mener les peuplades vers d’autres territoires.
Avec l’arrivée de la domestication de la nature et de l’élevage, arrive l’écrit, les dieux uniques, la norme, la propriété… C’est aussi à ce moment que l’homme se fixe sur un territoire qui acquiert une valeur et commence à être cartographié. Les hommes d’église auront longtemps la fonction de repousser l’influence des chamanes, des forces de la symbiose qu’incarnent ces médiateurs entre les différents réseaux qui composent notre monde (hommes-animaux-natures)
L’apprenti sorcier, au-delà du bien et du mal
L’apprenti sorcier pose donc des questions de rapport à des modes de pensée, une vision de l’ordonnancement des choses et de la nature. Son rôle pose la question du bien et du mal. Un questionnement qui fait référence à Nietzsche, donc au surhomme – ce qui résonne avec l’homme augmenté. Nietzsche n’imagine cependant pas le surhomme comme un homme bionique ou augmenté, mais comme un individu augmenté par la diversité de ses modes de pensée, qui est capable de trouver un « gai savoir » qui ne se fonde pas seulement sur l’analytique, mais sur l’intuitif, le créatif, l’analogique, etc., afin de construire une autre relation à l’être, à l’autre, au devenir. L’apprenti sorcier ne serait donc pas celui qui remettrait en cause l’ordre transcendantal des choses mais plutôt un ré-inventeur de la réalité.
La considération du territoire tel qu’il évolue actuellement est à cet égard très éclairant : à quels sortes d’apprentis sorciers sommes-nous en train d’y jouer ? Aujourd’hui, au sein de nos territoires « virtuels » se développent des échanges dans tous les sens, de nouvelles relations se créent, la valeur ajoutée se ré-invente ; ces territoires sont aussi une nouvelle façon de regarder la réalité et de considérer la place et l’identité de chacun. Or, il n’est pas anodin de constater que ces territoires synthétiques et alternatifs se développent au moment même où les territoires réels se révèlent de plus en plus contraints par les climats, les pénuries d’énergie, les déséquilibres sociaux, démographiques, etc. De fait, les usages qui émergent en continu sur des lieux tels que Habbo Hotel, Second Life ou encore World of Warcraft offrent des réponses à cette difficulté de mettre en œuvre des ré-organisations dans le monde physique contraint.
Mais cette évolution n’est pas neuve. Ces territoires de synthèse ont déjà existé antérieurement à l’internet : alors que la vieille Europe des XVIIe et XVIIIe siècles produisait de la contrainte religieuse, de la misère et de la famine, des lieux comme les Etats-Unis fonctionnaient déjà comme des territoires de recomposition.
En conclusion, il semble difficile de répondre aux questions d’apprenti sorcier sans recul fort par rapport à ce qui est en train de se passer, à savoir une tendance à la dématérialisation de l’humain et l’émergence de nouvelles conceptions de la réalité.
Bernard Stiegler : Les figures de l’apprenti sorcier : l’apprenti, l’amateur, le consommateur, l’expert, le spécialiste…
Pour Bernard Stiegler, philosophe et directeur du département du développement culturel du Centre Georges Pompidou, « nous sommes rentrés dans un nouveau temps de l’amateur. L’amateur est avant tout une figure du désir, de celui qui aime quelque chose. C’est une figure qui a une longue histoire, qui a été souvent dévalorisée (la « querelle des amateurs » du XVIIIe siècle et le temps des industries culturelles qui a progressivement disqualifié les amateurs) pour revenir en force dans les années 1880, quand Jules Ferry considéra que l’acquisition commune de l’écriture permetttrait à chacun de participer à la construction de la Nation, ou à partir des années 80 avec l’informatique, l’internet, le P2P… Grâce à l’émergence d’un nouveau milieu technique, l’amateur s’exprime en partageant sa passion et ses goûts.
Le philosophe Gilbert Simondon a introduit le concept de « milieu technique associé » où l’environnement est fonctionnellement intégré au développement de l’objet technique et à son fonctionnement. Bernard Stiegler et Philippe Aigrain ont étendu cette théorie au numérique qui, avec l’internet, représente une transformation fondamentale remettant en question la dissociation entre production et consommation – une séparation à l’origine d’un immense malaise social, psychologique, économique, voire écologique.
Quand les hackers développent l’idée qu’ils sont en train de changer le monde, comme l’exprime Pekka Himanen dans L’éthique Hacker, nous sommes face à un changement de même nature que celui qu’on a connu avec l’éthique protestante, la naissance de l’imprimerie et de la comptabilité imprimée et qui ont donné naissance au capitalisme décrit par Max Weber. « Nous vivons une nouvelle mutation organologique dans l’industrie de la communication ».
Mais ces figures peuvent aussi permettre de produire de nouveaux courts circuits et à partir de de ces évolutions peut se constituer une nouvelle organisation industrielle.
Aujourd’hui les technologies peuvent favoriser la reconstitution de ces circuits de transindividuation , un terme que Simondon définit par « une opération, physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du domaine opérée de place en place (…) ». Autrement dit, les différents domaines qui s’étaient retrouvés coupés, séparés, peuvent à nouveau communiquer entre eux.
Dès lors, l’apprenti sorcier est-il un amateur, un consommateur ou un expert ?
Le consommateur est un prolétaire, au sens où l’emploie Marx, c’est-à-dire une personne qui perd son savoir-faire (extériorisé dans la machine) et n’a donc plus que sa force de travail à vendre. Le consommateur vend son « temps de cerveau disponible » et perd son individualité. L’expert quant à lui n’est pas le sachant, ni l’artiste ; il est un consultant, un intervenant à la tâche dans une industrie de service qui produit des court circuits dans les circuits de transindividuation, qui interrompt l’intervention des travailleurs et des amateurs et provoque cette grande dissociation.
La constitution de technologies industrielles de l’esprit suppose de dépasser la figure du consommateur, et de retrouver une intelligence de la figure de l’amateur qu’il s’agit de mettre au cœur du modèle industriel.
Renaud Francou, Daniel Kaplan, Hubert Guillaud
Tag : Apprentis sorciers.
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Rétro-lien manuel (votre lien automatique ne marche pas : pas de M2M 😉 :
1. Chroniques d’un scybernéthicien [sotoBlogue] Says:
June 11th, 2007 at 11:35 am
http://chroniques.a-self.org/post/2007/06/11/Abracadabra
Abracadabra !…
Grâce au rappel mémoriel de Christian Fauré, j’ai finalement regardé ce week-end les vidéos en ligne issuent de la récente université d’été de printemps de la FING intitulée « Apprentis sorcier ? ». On peux y voir plusieurs…