Demain les mondes virtuels (9/11) : Repenser ou modifier les avatars

Le mot « avatar », nous disent tous les articles introductifs sur le sujet, vient du Sanskrit : c’est un aspect fondamental de la mythologie hindoue. Les « avatars » sont les incarnations successives du Dieu Vishnou dans notre monde terrestre ; chaque fois que le Cosmos est menacé, Vishnou intervient en s’incarnant dans une personnalité particulière, dont les héros Krishna et Rama sont les exemples les plus célèbres.

Sans doute le choix de ce mot n’est il pas innocent. On ne peut s’intéresser de près aux mondes virtuels sans être pris par le vertige de la métaphysique orientale et se poser des questions sur la nature de l’illusion, de l’incarnation, de l’identité. On a beau se revendiquer de la haute technologie, il y a un parfum d’encens qui traine et qui refuse de s’évaporer.

Jusqu’où peut-on tomber dans l’illusion de l’identification avec son avatar ?
Elles sont multiples les expériences montrant que notre inconscient se laisse facilement « bluffer » par les mondes virtuels. L’un des exemples les plus frappants est la manière dont il est possible de supprimer chez les personnes amputées la douleur liée au « membres fantômes » en les plaçant dans une réalité virtuelle dans laquelle il peuvent exercer leur membre manquant. Une autre expérience, qui a reproduit les travaux de Stanley Milgram sur l’obéissance et la douleur, semble montrer qu’une sensation de compassion peut être suscitée par une figure en 3D.

La façon dont on peut tromper le cerveau en l’identifiant à un faux corps a reçu récemment une confirmation étonnante. On a filmé les expérimentateurs de dos, tandis que des lunettes-écrans leur transmettait les images de la caméra. Les patients possédaient alors l’impression de se voir de dehors, et avaient tendance à réagir comme si le corps en face d’eux n’était pas le leur.

Nick Yee au VHIL (Virtual Human Interaction Laboratory, ou laboratoire sur l’interaction entre humains et Virtuel à l’université de Stanford), étudie « l’effet Protée », du nom du personnage mythologique qui pouvait revêtir plusieurs formes : c’est-à-dire la manière dont nos avatars influencent subtilement notre comportement.

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On découvre par exemple que les préjugés concernant les hommes et les femmes tendent à se perpétuer dans les mondes virtuels. Dans le cadre d’une transaction économique, un avatar féminin obtiendra un bénéfice inférieur d’environ dix pour cent par rapport à son équivalent masculin (et ceci indépendamment, bien sûr, du sexe de la personne réelle qui l’anime). Créez un avatar attrayant, et vous aurez plus de facilité à aller vers les autres habitants du monde virtuel. Grandissez votre avatar, et vous aurez une confiance accrue en vous même. La preuve, lors d’une négociation, vous pourrez proposer des transactions qui vous seront injustement avantageuses. Si votre avatar est trop petit, vous aurez tendance à vous faire « arnaquer », à accepter des propositions qui vous sont désavantageuses. La dissertation de Nick Yee (.pdf) explore en profondeur ces sujets.

Psychothérapie des mondes virtuels
Plus important, ces changements de comportement affectent la façon dont nous nous conduisons dans le monde réel. L’usage d’un avatar attrayant ne se contente pas de gonfler notre confiance en nous dans le monde virtuel, il l’augmente aussi dans la réalité. On peut donc utiliser les mondes virtuels comme une forme de psychothérapie. C’est d’ailleurs ce qui se passe avec certains vétérans de la guerre en Irak.

vhil-brevia.jpgLe monde des avatars révèlent d’autre traits propre à notre définition de l’identité. Nous faisons plus confiance à ce qui nous est proche. C’est ce qui explique sans doute que les avatars au sexe indéterminé n’inspirent guère la confiance chez les utilisateurs. Les gens du VHIL ont procédé à des expériences qui vont encore plus loin. Ils ont pris les photos d’un panel d’expérimentateurs et ont « morphés » leurs visage avec ceux des candidats John Kerry et Georges Bush. La fusion des images était subtile, aucun des sujets ne se rendit compte de l’opération. On leur présenta ensuite les images des deux candidats, l’une morphée avec leur visage, l’autre avec celui d’une personne inconnue. La courbe des intentions de vote et de la confiance montra des résultats significatifs. Les gens préfèrent qu’on leur ressemble.

Demain, des avatars persuasifs
De ce genre d’expérimentation, on peut déduire qu’une nouvelle science – l’avatarologie ? – pourrait être en train de naitre : celle qui consiste à élaborer les meilleurs avatars en fonction des buts qu’on poursuit. On pourrait bien vite voir se terminer la phase « naïve » des avatars, on l’on revêtait une nouvelle forme pour s’amuser ou pour changer de vie, et voir arriver une période plus « pro » : où les avatars sont conçus en fonction de principes précis.

Pour Judith Donath, qui dirige le groupe « Sociable Media » au Media Lab du MIT, le temps va vite venir, selon elle, où les avatars exprimeront des attitudes susceptibles d’améliorer leur pouvoir de persuasion. Cela demande toutefois un travail assez complexe. Nous n’avons déjà pas conscience de tous les signaux non verbaux que nous exprimons dans le monde réel, alors comment arriverions nous à les piloter via une souris ou un clavier ? Il faudrait donc programmer ces signaux (par exemple le fait de fixer dans les yeux son interlocuteur du regard ou une attitude opposée pour laisser entendre qu’on est hypocrite ou menteur) dans le code même de l’avatar. Une telle opération créerait ce qu’on appelle un « cyborg ». Traditionnellement, en science fiction, un « cyborg » à l’instar des « borgs » de la série Star Trek, désigne un être humain « augmenté » par un ensemble d’organes artificiels, ou d’implants neuraux. Mais qui sait s’ils ne désigneront pas un jour nos avatars augmentés par nos signaux corporels, nos expressions faciales, etc. D’ailleurs, dès les débuts des mondes virtuels, dans les MUDs (Multi-Users Dungeons), on en était venu à utiliser ce terme pour parler d’un « avatar » (qui à l’époque n’était rien d’autre qu’une description en mode texte, comme une fiche de personnage dans un jeu de rôle) piloté partiellement par du code informatique.

Ce qui pousse l’interrogation sur l’identité encore plus loin. Cet avatar avec qui je converse, est-ce un être humain ou une machine ? Il est facile de repérer une entité purement programmée. Malgré les perroquets de Goertzel, il est loin le temps ou un chatterbot pourra passer le test de Turing. Mais que penser d’une créature dont certaines facultés (par exemple verbales) restent pilotés par un (ou plusieurs) humains, tandis qu’une portion non connue de son comportement reste codée dans son programme ?

Cthulhu : notre avatar ultime ?
Une figurine de jeu représentant CthulhuSi on écoute Jaron Lanier, pionnier de la Réalité Virtuelle et accessoirement conseiller technique chez Linden Labs, ce n’est pas Vishnou mais Cthulhu, la divinité pieuvre chère à H.P. Lovecraft, qui pourrait bien servir de modèle à la science des avatars de demain. En proie à la mutation des univers virtuels, notre psychologie, selon Lanier, serait en voie de « céphalopodisation ». Pourquoi cet intérêt pour les calmars, poulpes et autres bestioles à tentacules ? A cause de leur capacité à se transformer pour mieux s’adapter et s’exprimer. « En tant que chercheur étudiant la réalité virtuelle », écrit-il dans le magazine Discover, « je peux vous dire quelle émotion m’étreint lorsque je vois des céphalopodes se transformer : c’est la jalousie ». Ces animaux sont en effet capables de changer leur apparence physique en profondeur, essentiellement en modifiant leur forme ou la pigmentation de certaines parties de leur peau. Ces créatures, selon Lanier, sont bien près de matérialiser ce qu’il cherche à obtenir depuis deux décennies à travers ses travaux sur la VR : un langage nouveau, visuel, post-symbolique.

Les avatars futurs de Lanier seront donc capables de changer leur apparence pour exprimer leurs sentiments ou leurs intentions.

« Si notre capacité à inventer des nouveaux corps ou des mondes devenait un moyen d’expression aussi puissant que le langage et la musique, affirme Lanier, alors ils deviendrait possible aux gens capables de se transformer de faire passer des idées et des sensations de manière aussi profonde que le font les grands écrivains ou les grands musiciens … »

« Par exemple, au lieu de dire « Allons à la chasse au crabe », vous pourriez simuler la transparence de votre corps pour que vos amis voient un estomac vide, ou vous pourriez vous transformer en un jeu vidéo sur la chasse au crabe, afin que vous puissiez, avec vos compagnons, vous entrainer à cette chasse avant de passer à la pratique. J’appelle cela la communication post-symbolique. Certains pensent que notre capacité à nous transformer ne ferait que créer un nouveau dictionnaire pour d’anciennes idées, avec des avatars à la place des mots. Tandis que d’autres, comme moi, pensent qu’il y aurait des différences fondamentales. »

Lanier reconnait les difficultés techniques liées à son projet. Nous ne dessinons pas assez rapidement, assez spontanément pour nous transformer en temps réel en formes significatives et nous exprimer visuellement comme nous le faisons verbalement. Mais, au delà de cet aspect matériel, on peut s’interroger sur la composante psychologique de la révolution culturelle que Lanier nous suggère. Alors que les recherches comme celle du VHIL semblent montrer des attitudes très conservatrices vis-à-vis des avatars, privilégiant systématiquement le familier au détriment du nouveau, Lanier suggère lui d’abandonner la forme humaine et d’inventer de nouveaux types de pensées, de langages. Son « homme céphalopode » est certes une perspective fascinante, l’une des rares à proposer un avenir radicalement novateur aux mondes virtuels. Reste à savoir si non seulement la technique suivra, mais si les usagers seront prêt à tenter l’aventure de se transformer en poulpe plutôt qu’en magnifique incarnation d’eux-mêmes.

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0 commentaires

  1. Article brillant bravo.
    No gosht just a shell mais comme toujours la forme compte pour la moitié.

  2. Sur le point de vue de Jason Lanier : les avatars peuvent effectivement se trouver le support de communications non symboliques mais seront toujours basées sur la transmission de signes dont l’interprétation est fixée de manière conventionelle : ces signes permettent le passage de la donnée à l’information.

    L’affranchissement du signe qui serait proprement une rupture ne peut s’envisager qu’au travers d’interfaces neurales : les émotions, les idées … se verraient transmises sans passer par l’intermédiaire d’une représentation sociale. Bien que je doute de cette possibilité, il s’agirait de l’apparation d’une « communication connexioniste » contre une « communication signifiée » actuellement.

  3. Physarum polycephalum dit le BLOB est il une réincarnation de Cthulhu ?

    1. Plutôt Yog Sothoth, à mon avis; il a l’apparence d’un groupe de sphères irisées 😉