Comprendre le cerveau : l’interprétation en question

Une IRM du cerveau dIl ne se passe pas une semaine sans qu’une publication, scientifique ou non, ne nous informe de progrès dans le domaine de l’imagerie médicale. Cela ne va pas sans créer espoirs et terreurs peut être un peu disproportionnés. Sera-t-il possible enfin de comprendre demain comment l’on pense, d’accroitre notre connaissance de nous-mêmes. ou sommes-nous en train, sans nous en apercevoir, de tomber sous l’influence de politiciens et de marketeurs sans scrupules, servis par des neuroscientistes sans conscience, manipulant nos croyances, nos choix, nos désirs, le regard fixé sur les images de nos cerveaux ?

Aussi fascinantes que soient ces questions, il se peut qu’elles soient quelque peu prématurées. Il semble bien que les expériences de « lecture dans le cerveau » soient loin d’être concluantes, et que le « neuromarketing » ne soit précisément rien d’autre que du … marketing au service du financement des neurosciences.

La langue de bois du neuromarketing
La dernière polémique a débuté par la sortie d’un article dans le New York Times, écrit par les chercheurs eux-mêmes, sur les choix politiques des américains pour les prochaines élections présidentielles.

Un groupe de 20 électeurs indécis, dix hommes et dix femmes, s’est vu proposer une série de questions tandis que leur cerveau était soumis à une analyse via la « résonance magnétique fonctionnelle » (IRM), qui repère les parties du cerveau actives en mesurant le taux d’oxygène qu’elles consomment.

Selon l’équipe de chercheurs, les résultats pourraient «  révéler certaines des impressions des électeurs, autour desquelles les élections pourraient bien tourner« . Ainsi, les hommes à qui furent présentés les mots « républicains », « démocrates  » ou « indépendants », activèrent à des degrés divers les zones de l’amygdale, indiquant l’anxiété, selon les auteurs. En fait, « les deux aires du cerveau associées à l’anxiété et au dégout ont été particulièrement affectées lorsque les hommes voyaient le mot « républicain ». Mais d’un autre côté, précise l’article, « se sont allumées également les zones correspondant à la récompense, au désir, à la sensation de se trouver relié aux autres… »

Le reste de l’article est de la même eau. On y apprend que les électeurs hostiles à Hillary Clinton dévoilent des activations paradoxales, comme s’ils étaient mal à l’aise avec leur hostilité… On y apprend enfin que selon le sexe des sujets, les réactions envers Hillary Clinton et Rudy Giuliani sont inversées. Les femmes tendent à soutenir Hillary Clinton, mais perdent leur intérêt pour elle après avoir vu une de ses vidéos. La réaction des hommes est exactement la même pour Rudy Giuliani. Après visualisation des prestations des candidats, des hommes se sont rapprochés de Hillary Clinton, et des femmes de Giuliani.

Le papier continue par l’analyse des réactions aux différents candidats. Les auteurs se fendent parfois d’un conseil aux politiques, souvent un peu flou, qui n’est pas sans rappeler certaines prédictions d’astrologues :
« Nos découvertes montrent que monsieur Barak Obama doit continuer à essayer de faire impression sur certains électeurs indécis. Son discours a tendance à résonner chez les hommes qui ont participé à notre étude, mais échoue à impliquer les femmes… »

Peut-on interpréter l’activité du cerveau ?
Que déduire de ce genre de conclusions ? Mystère et langue de bois ?
En tout cas, une bonne part des blogueurs et journalistes scientifiques a réagi avec scepticisme à l’article, voire même avec une certaine violence. Du reste, le New York Times lui même a publié une lettre ouverte signée par une quinzaine de scientifiques dans laquelle ils dénonçaient la méthode utilisée dans l’article.

Dans la revue en ligne Slate, Daniel Engber ironise à propos de l’expérience sur les « démocrates, républicains et indépendants » : « Selon ces auteurs, ces régions du cerveau correspondent à l’anxiété, au dégout, au plaisir. Réellement, tous les trois ? Et de ce mélange insensé d’émotions, ils concluent que « les électeurs ressentent à la fois le danger et l’espoir devant les différents partis. » En effet, on serait bien en mal de tirer une conclusion opératoire d’un tel constat – ni même de s’en étonner.

Tous les commentateurs remarquent que l’assignation d’une émotion à une zone du cerveau est loin d’être aussi claire et unidirectionnelle que les auteurs de l’article peuvent le laisser croire. Il est vrai que l’activation de l’amygdale signe l’apparition de l’anxiété, mais elle peut aussi révéler « la colère, la joie, l’excitation sexuelle ». Selon Thomas Ramsøy, de Brainethics, « même une simple incertitude émotionnelle (par exemple un visage à l’expression neutre) peut activer l’amygdale ».

Daniel Engber, tout comme Vaughan Bell du blog Mind Hack, s’interroge sur les motivations de l’équipe d’expérimentateurs (et auteurs de l’article) : encore une fois, tout cela n’est pas passé par la « revue par les pairs » comme toute bonne publication scientifique.

Ces recherches sont en fait le produit du travail d’une société privée, FKF Applied Research, qui se proclame « le leader en neuromarketing ». Il est vrai d’ailleurs que la « révision par les pairs » tend de plus en plus à être négligée ces temps ci, dès que de gros intérêts commerciaux sont en jeu (voir ici et ).

La façon dont nous comprenons le cerveau est erronée
Le vénérable New York Times se livrerait-il à la pratique honteuse du publi-reportage ? Peut être ? Mais les choses ne sont pas si simples. L’un des principaux auteurs, Marco Iacoboni, est un neuroscientifique réputé, travaillant à l’université de Californie ; il n’est pas membre de FKF, et ne semble pas y avoir d’intérêt financier. Crier à « l’arnaque » ne serait-il pas aussi illusoire et rapide que s’enthousiasmer sans réserve pour de telles types de recherche ? La directrice du centre de neuroscience cognitive à l’université de Pennsylvanie, Martha Farrah, qui n’y va pas de main morte quant à la critique de l’article du New York Times, évite pour autant les arguments trop simplistes et les attaques ad hominem (après tout, on peut avoir des intérêts financiers dans une affaire et raison tout de même !). Elle rejette par exemple l’idée « qu’on puisse faire dire ce qu’on veut aux images du cerveau ». « A l’heure actuelle », précise-t-elle, « je ne crois pas qu’on puisse dire que Lacoboni et son équipe aient fait quoique ce soit de stupide ou de douteux avec leurs images ».

Elle récuse aussi l’idée qu’il soit impossible de déduire quoique ce soit des états mentaux d’un patient grâce à l’imagerie cérébrale : « Nous devons garder l’esprit ouvert quant à la possibilité que l’IRM puisse révéler des sentiments ou des attitudes importantes pour les campagnes électorales. »

Non, ce qui gène Martha Farrah, c’est la tendance de l’esprit humain à « bâtir des histoires pour y croire ensuite ». Elle aussi remarque le parallèle avec les techniques de divination : « Certaines des interprétations proposées dans l’article concernent un sous-ensemble des sujets, par exemple juste les hommes, ou juste les électeurs qui votent contre un candidat. Certaines concernent les états cérébraux des sujets au début d’un scan, d’autres à la fin de celui-ci. Certaines traitent de réponses à des photos, ou à des vidéos. Avec cette manière de diviser et regrouper les données, il est difficile de ne pas en ressortir, à la fin, avec des structures interprétables. Bougez des feuilles de thé suffisamment longtemps, et vous verrez apparaitre des paquebots et de superbes étrangers dans votre tasse ! »

Si ce sont les mécanismes de l’interprétation qui posent problème, alors c’est peut être que la façon dont nous comprenons des messages comme les images cérébrales sont erronées.

La complexité ne se réduit pas à la platitude
L’anthropologue, biologiste et philosophe Gregory Bateson tendait à diviser le monde en deux grands domaines : celui des lois physiques (Pleroma), de la cause à effet linéaire, de l’observateur externe et objectif, et celui de la communication, du langage (Creatura), basé sur des lois plus sophistiquées comme les niveaux de compréhension, l’usage de métaphores, la causalité circulaire propre à la cybernétique, ou l’observateur-participant de l’anthropologie. Mais Bateson affirmait que le monde vivant dans son ensemble, et pas seulement les humains ou les animaux, répondait aux lois de la Creatura.

Les images du cerveau s’expliquent-elles en fonction des lois du Pleroma, sous la forme de systèmes de cause à effet simples (mon amygdale s’active : je suis anxieux) ou est-on déjà entré dans un niveau primitif de la Creatura, et dans ce cas il faudrait plutôt les comprendre comme des discours, des textes, des éléments de littérature demandant pour être interprétés tout l’arsenal de la vieille herméneutique ? Le plaisir, le dégout, l’anxiété, comme un ensemble complexe d’émotions, reliées les unes aux autres ? Absurdité si l’on réfléchit en terme d’influence, de cause à effet, d’impacts ou de de forces. Chose tout à fait normale pour un romancier, un bon psychologue ou quiconque s’amuse à scruter un peu l’âme humaine. Un tel « mélange absurde d’émotions » constitue même d’ailleurs l’ingrédient de base d’un bon roman. Est-il finalement si surprenant que l’imagerie de notre cerveau nous ressemble, et présente la même ambigüité, la même complexité ?

L’accusation de « lecture dans les feuilles de thé » cesse du coup d’être insultante ; après tout c’est sur l’interprétation, la surinterprétation, la déconstruction ou la métaphore à partir des vieux mythes, des grands textes ou des coutumes que ce sont bâties nos civilisations, bien plus que sur les considérations sur les influences et les impacts. Ce qu’on peut reprocher à l’équipe de chercheurs rédactrice de l’article New York Times, ce ne serait pas son imprécision et sa non-scientificité, mais la platitude, la banalité de ses interprétations.

Il importe de trouver la méthode de lecture adéquate de ces témoignages du monde biologique. A l’imagerie cérébrale s’ajoutera peut être bientôt le problème de la compréhension et de l’interprétation du génome humain, qui pourrait bien devenir accessible à tous dans quelques mois, selon certains. Les conséquences psychologiques, sociales et bien sûr judiciaires d’un mauvais type d’interprétation peuvent s’avérer terribles. Car si l’esprit humain fonctionne essentiellement en se racontant des histoires et en bâtissant des métaphores, encore faut il se méfier des mauvaises histoires, des métaphores de bas étage, des techniques de propagande qui ferment l’interprétation et bloquent l’esprit dans des scénarios limités.

Reste à savoir si la civilisation de demain saura intégrer ces nouveaux documents issus du monde biologique à son corpus culturel, en reconnaissant leur complexité intrinsèque sans pour autant les rejeter à cause de leur ambigüité.

Rémi Sussan

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Ce qui prouve que l’on peut produire du snake oil à partir de n’importe quelle discipline scientifique.

  2. Le problème de fond est bien celui de l’interprétation, et en psychologie, il est à peu près aussi ancien que les premières divinitations !

    Que ce soit en caractérologie, en phrénologie (défunte, ouf !), en astrologie (pas défunte, dommage !), en tests projectifs ou en imagerie cérébrale, on se trouve dans le dilemme suivant :

    – d’un côté, des combinatoires de faits extrêmement riches et quasiment sans limites que la science enrichit sans cesse (pour l’imagerie cérébrale… quand on ira au niveau du sous-groupe de synapses, mais c’était aussi vrai pour la caractérologie qui voulait décrire tous les actes humains) ;

    – de l’autre, une grille d’interprétation incroyablement pauvre, plaquée sur ces combinatoires (traits de caractères formant une table de 128 combinaisons chez Le Senne par exemple !).

    Ainsi, on retrouve dans tous ces modes d’interprétation une psychologie de pacotille, qui vient au mieux du fond des âges (ce n’est pas la pire !) et au pire d’un scientisme virant à l’eugénisme le plus réactionnaire.

    La question, scientifique, qui est posée est donc celle d’une véritable psychologie, de la personnalité en particulier, qui ne soit pas réduite à 5 facteurs principaux (soit un radar à 5 axes et un périmètre sur trois niveaux, faible moyen et fort pour décrire une vie humaine) ce qui, nonobstant les appareils statistiques convoqués, ne fait pas mieux que Le Senne.

    Voilà où se trouve la véritable limite de tout ce que l’on veut faire dire aux neurosciences, bien que je convienne qu’il y a certainement beaucoup d’argent à gagner si l’on se contente de considérer que l’essentiel dans notre vie c’est la décision d’achat du dernier gadget.

  3. Bonjour Rémy,

    Ton commentaire sur l’article du NY Times me fait bien sûr penser au livre récemment publié, Storytelling. Cet ouvrage traite de la victoire des hommes politiques les plus récents (Bush, Sarkozy) qui serait assise sur leur capacité à raconter des histoires.
    Storytelling cherche à démontrer l’importance de l’histoire et donc de la construction ex-nihilo d’une aventure commune entre l’homme et le peuple. Si l’auteur du livre regrette ce mode de conquête politique et de gouvernance je préfère comme le soutient très bien la Professeur Martha Farrah revendiquer que la capacité à raconter des histoires n’est pas néfaste en tant que telle.
    Dès lors cette réflexion, si elle consacre le cartésianisme oblige aussi chacun à développer ses propres histoires. Ce n’est ni bien, ni mal c’est. Par contre ce que révèle ton article dans la lignée de Storytelling c’est la capacité effective des lecteurs, individus, internautes de comprendre (voire décrypter) ces histoires. Et pourquoi pas inventer leur propre contre-histoire et donc en être leur propre sujet.
    Il y a déjà prés de dix ans j’évoquais le knowledge marketing c’est à dire le marketing du savoir, qui succédait au marketing de l’avoir (les Trente Glorieuses) et au marketing de l’être (les années 80-90) et le formidable succès des démarches d’introspection (magazine Psychologies, Cooconing, ..).
    De manière synthétique il est probable que les individus, hommes politiques, hommes d’entreprise soient de plus en plus amenés à raconter des histoires, ce qui aménera chacun à développer ses aptitudes cognitives pour comprendre aussi bien les histoires d’autrui que les nouvelles connaissances biologiques et scientifiques.

    Bien à toi

    Thierry Maillet

    .