En chair et en bits

Carl, le premier instrument produit par le « luthier électronique » DaFact, ressemble à un hautbois. Il comporte des touches, des pistons, un axe rotatif, un inclinomètre et un accéléromètre – mais pas d’anche. Comme le clavier, qui demeure l’instrument le plus utilisé dans la musique numérique, il n’est au fond qu’une interface de pilotage des logiciels audio du commerce. Entre le clavier et le hautbois numériques, aucune différence, sinon le geste, le lien entre l’instrument et le corps : pourtant ils produisent deux musiques complètement différentes.

Romain Dury, joue du CarlLe clavier se joue en général assis, l’instrument ne bouge pas et le corps de l’instrumentiste, si l’on excepte l’avant-bras et la main, assez peu. Le hautbois se saisit, se porte à hauteur du plexus et du ventre, se malaxe, se tord, s’incline, se dresse. Et le son qu’il produit, issu de la même électronique, des mêmes logiciels, est plus brut, plus charnel et pour moi, incomparablement plus émouvant.

Le corps, ça change tout

Quand le corps se mêle au numérique, beaucoup de choses changent. L’imaginaire du numérique se refonde. Un continent d’usages et d’innovations se découvre. De formidables défis s’annoncent.

Or tout indique aujourd’hui que le corps – biologique, charnel, sensible, physique – devient la prochaine frontière du numérique.

Le signe le plus visible en est le succès totalement inattendu de la console Wii de Nintendo, utilisée bien au-delà du jeu dans des programmes de remise en forme, des tests psychologiques, des maisons de retraite. La Wii domine le marché, non pas grâce à ses performances numériques très inférieures à celles de ses concurrentes, mais grâce à ses manettes, qui nous font jouer avec les mains, les bras, le torse, le corps – d’ailleurs bien souvent debout. De son côté, le bonheur d’usage de l’iPhone d’Apple tient non seulement dans son esthétique et son écran, mais aussi dans l’expérience incomparable du pilotage gestuel, aux doigts.

Concert “live” entre musiciens à distance (photo Peter Marshall, CANARIE Inc.)Mais on trouve aujourd’hui du corps partout ailleurs. A côté de la vue, les sens auditif, tactile, voire olfactif, se trouvent à nouveau et de plus en plus sollicités. La biométrie fait de notre corps – censé ne pas mentir, lui – la preuve ultime de notre identité. A l’échelle du corps, on travaille sur la géolocalisation, les grands écrans, ou encore les visioconférences « taille réelle » au son « spatialisé » pour que l’on ressente vraiment où l’organe vocal de notre interlocuteur est censé vibrer dans la pièce virtuelle. Les travaux sur les interfaces « tangibles » ou « haptiques » produisent des résultats sans cesse plus spectaculaires, parmi les rares qui fassent encore vraiment rêver en informatique. La diffusion du mobile, le déploiement de différentes formes d’informatique « ubiquitaire », offrent à ces formes d’interaction nouvelles une infrastructure et un but.

Un imaginaire du numérique à réinventer

L’interaction numérique repose aujourd’hui principalement sur un sens, la vue ; un vecteur, le langage ; un usage asymétrique des sens (je vois mais ne suis pas vu, j’entends mais ne parle pas) ; et un engagement minimal du corps physique. Bien sûr, il y a tout de même du corps, de l’émotion dans ces interactions : on peut sortir épuisé d’une partie en réseau, on peut ressentir toutes sortes de titillations lors d’un chat ou d’un passage dans Second Life. Mais force est de constater que c’est avant tout à l’esprit qu’on s’adresse, suivant une vieille tradition dualiste qui trouve son point culminant dans l’idée qu’on pourrait un jour « télécharger » son cerveau dans une machine neuronale pour, ainsi, vivre éternellement.

L’opposition radicale, dans l’imaginaire du numérique, entre le « virtuel » et le « réel », théorise, voire idéalise cette situation de fait [1]. Dans cet imaginaire, selon où l’on se place, le réel est vrai et le virtuel simulacre ; ou bien le virtuel est libre et léger, le réel lourd et contraint. Mais dans tous les cas, de Neuromancien à Matrix, la catastrophe intervient quand on franchit ou abat la barrière entre les deux. Ce que nous faisons tous les jours, désormais.

En cassant cette séparation, nous démolissons donc tout un pan fondateur de l’imaginaire du numérique, nous en tuons certaines utopies, sans vraiment disposer de rechange.

Un nouveau continent d’usages

Un sens sur cinq (voire six, si l’on admet que le mouvement est un sens), quelques zones du cerveau à l’exception de toutes les autres : l’interaction numérique n’a pour l’instant exploré qu’une aire fort limitée de nos territoires sensoriels et psychiques. En réintroduisant le corps, tout le corps, on ouvre grand l’accès à ces territoires.

Une simulation – ironique – de réalité augmentée (Jamais Cascio)
Une simulation - ironique - de réalité augmentée (Jamais Cascio)

Là encore, les exemples se multiplient. La « réalité augmentée« , par exemple, superpose à la réalité perçue des données – dans sa version raisonnable – et pourquoi pas des images, des bruits, des sensations inédites, des souvenirs partagés ou inventés. Le mobile transformé en baguette magique en est un instrument, mais on teste aussi des lunettes ou des lentilles de contact dont les matériaux incluent des sortes de cristaux capables de tisser ces différentes perceptions à la source même du regard.

Après des années d’insatisfaction vis-à-vis des téléconférences et autres visiocommunications, un nombre croissant d’entreprises expérimente des dispositifs destinés à enrichir l’expérience sensible des communications distantes. Il ne s’agit pas seulement de faire « comme si » les interlocuteurs se trouvaient dans la même pièce, mais d’imaginer des interactions entièrement inédites. Certains travaillent sur des tables interactives destinées à transformer l’expérience de travail de collaborateurs présents au même endroit. Ce tandis que l’opérateur mobile japonais DoCoMo imagine (avec une remarquable constance depuis le début des années 2000) un robot « alter ego » (.pdf) qui nous représenterait physiquement dans des réunions à distance, et saurait prendre pour notre compte des moues ou des postures physiques pour traduire au-delà du langage ce que nous ressentons dans l’échange.

Le corps, nouvelle frontière

Ce retour du corps nous ouvre de nouvelles possibilités et soulève de nouveaux défis qu’il est temps d’anticiper. Car nous ne nous arrêterons vraisemblablement pas au milieu du chemin.

Le corps devient pour le numérique un instrument, un support, un sujet et une cible. Pour les acteurs technologiques, il devient le réseau et l’interface ultime. Pour la médecine et la police il se décrit, se désigne, s’identifie et s’analyse, à des fins curatives et de plus en plus souvent préventives. Pour l’entreprise, les armées et tout ce qui recherche la performance, il s’équipe, s’améliore, s' »augmente ». Pour la mode, les loisirs et les arts, il s’implique, s’habille, s’exprime et se sculpte. Les sens – tous les sens et la totalité des sens – sont concernés, et les prochaines générations de sex toys seront forcément numériques et en réseau. La puissance et la résilience physiques, la mémoire, la vivacité de la pensée, deviennent des variables sur lesquelles on cherchera à jouer. Avec un clavier, ou avec un hautbois ?

On imagine l’ampleur des questions éthiques, mais aussi anthropologiques, qui se poseront dans les années à venir. Nous devons y penser dès aujourd’hui. Mais il faut le faire à partir des pratiques autant que des fantasmes, et dans le langage de la chair autant que celui de l’esprit. En effet, si l’interpénétration du corps et du numérique nous effraie avec raison, reconnaissons qu’elle nous attire tout aussi fort. Et il y a par conséquent de forte chances que, tout en dénonçant avec vigueur l’avènement de l’homme bionique, nous nous affairions avec délice à le devenir un peu, chacun à notre manière.

Daniel Kaplan

[1] Pourtant « virtuel » ne s’oppose pas à « réel », ni à « physique », mais plutôt à « actuel » (ce qui existe dans le concret). Est virtuel ce qui peut être imaginé et pourrait advenir. Mais ce n’est pas de cette manière-là que nous l’utilisons au quotidien, ni que la littérature s’en est emparé.

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0 commentaires

  1. La métaphore de l’instrument est intéressante, mais on se focalise trop souvent sur l’interface, le contact, le bidule qui fait pouet. Pour jouer d’un instrument, il faut être capable de mettre en relation directe le son (s’il s’agit de son) et l’action, et aussi de distinguer son propre son dans la masse des autres (dans un orchestre par exemple). Cela passe souvent par un apprentissage long et difficile qui implique tout le corps, tête comprise. Alors seulement la boucle de rétroaction peut être bouclée. La musique peut émerger: bien autre chose qu’une succession de pouet pouet aléatoire.
    Aujourd’hui les industriels attendent des des consommateurs qu’ils manipulent leur Wii ou pianotent sur Facebook avec un degré de conscience proche de celui de l’écureuil pédalant dans sa cage. Mettre de la « morale » ou de « l’éthique » dans tout cela semble un peu court tant cela recouvre souvent des valeurs issues d’un temps où les instruments étaient différents. Non, ce qu’il faut, c’est montrer la « perspective » qui relie tous ces instruments et donner à chacun les moyens d’en évaluer la légitimité;-).