Les Prénumériques

Les prénumériques regardent l’heure sur une montre, ils trouvent leur chemin sur une carte pliée en accordéon, ils lisent le journal, ils écrivent au stylo. Ils utilisent les cabines téléphoniques publiques, connaissent l’heure des levées quand ils doivent envoyer un courrier important. Ils écoutent la météo sur leur poste de radio, regardent les infos routières à la télévision. Pour préparer leurs vacances, ils vont dans une agence de voyages et ils prennent les dépliants avec les horaires de trains. Au retour, ils font développer leurs photos et en font des doubles pour leurs proches. Si leur santé les préoccupe, ils ont un Vidal pour se renseigner sur les médicaments, et quand la date d’un film ou son rôle-titre leur échappent, ils sortent le dictionnaire du cinéma. Au travail, quand ils ont besoin de parler à un collègue, ils se lèvent, empruntent le couloir, et passent une tête dans un bureau voisin. Il font la queue pour payer leurs impôts ou leurs amendes, chéquier en main ou espèces en poche. Quand arrive leur relevé de compte bancaire, ils pointent les dépenses du mois, crayon en main, calculette à portée. Ils prêtent des disques à leurs amis, découpent des articles dans les journaux, photocopient les courriers importants. Chaque année, au moment des voeux, ils sortent leur carnet d’adresses et recopient les adresses de leurs destinataires sur les enveloppes. Confrontés à un problème juridique ou technique, ils téléphonent à un ami qui s’y connaît ou, si leur entourage est désarmé, ils s’adressent à une association. Quand ils veulent acheter une voiture neuve ou un ordinateur, ils vont se renseigner chez le concessionnaire, et pour les revendre, ils passent une annonce dans le journal local. Quand ils vont faire leurs courses, ils prennent la liste punaisée sur le panneau de liège ou fixée par un aimant sur le frigo. A côté de leurs livres de cuisine, on trouve d’autres recettes sur quelques feuilles volantes, recopiées ou photocopiées. Ils ont longtemps utilisé la machine à écrire, le fax, parfois le télex et le pneumatique, et ils n’ont, pour certains, pas encore rendu leur Minitel.

Nos parents sont prénumériques, nos grands-parents aussi, nous le sommes également, nos enfants le sont toujours, même si l’on nous dit qu’ils sont digital natives et que les « technologies » ne leur posent pas de problème d’usage. Embarqués dans les civilisations numériques, nous avons le sentiment de vivre des changements inexorables, irréversibles, dont la plupart sont « ordinaires ». Leur énumération peut paraître amusante ou fastidieuse. L’ethnographie des usages émergents nous impose de prendre garde à ces « usages » antérieurs qui ne convoquent pas le numérique, ou pas celui d’aujourd’hui, mais qui sont autre chose que des non-usages. Ils sont aussi autre chose que du passé. Nous retenons mieux ce que nous lisons sur le papier qu’à l’écran, et nous avons un peu peur de la disparition du livre, que nous trouvons fonctionnel et portatif, et que nous aimons bien, parce qu’il a son histoire et qu’il est dans la nôtre. Nous avons bien compris à quoi sert un isoloir et nous n’aimons pas trop qu’on nous parle de vote en ligne. Quand nous avons des problèmes administratifs, nous avons parfois besoin d’un interlocuteur avec qui en parler et trouver des solutions, même si il faut faire la queue. Il nous arrive d’acheter à distance et de payer en ligne, de lire les informations par fil RSS, de répondre aux questions de nos enfants en utilisant Google pour accéder à Wikipédia, d’imprimer le plan de notre trajet en métro. Mais plus de vingt ans après les débuts de la banque en ligne, ou de l’informatique à l’école, nous les voyons toujours comme des nouveautés. L’e-mail nous joue des tours, la messagerie instantanée nous stresse par ses interruptions permanentes, les « amis » des réseaux sociaux ne sont pas nos vrais amis, nous ne comprenons pas encore très bien ce que c’est qu’un portail et nous trouvons parfois que la déclaration d’impôts préremplie sur papier est bien plus commode et plus fiable que la déclaration en ligne. Les moteurs de recherche nous contrarient souvent : quand nous les interrogeons, ils donnent trop de réponses ; si nous précisons notre pensée, ils n’en donnent plus assez ; ils nous inquiètent aussi, par ce qu’ils nous apprennent sur nous-mêmes à l’énoncé de notre nom : copains de classe, erreurs de jeunesse, comptes rendus de réunions, photos de conférences ou de fêtes diverses publiées ici ou là, notre quart d’heure de célébrité s’est transformé, à notre insu, en giga-octets.

On est toujours le prénumérique de quelqu’un. Le petit frère habile, le collègue averti, l’expert sur la brèche, le vendeur condescendant, le concurrent compétitif, la grand-mère blogueuse, l’hôtelier branché ou le bricoleur passionné nous expliquent comment il faut s’y prendre : l’innovation étant devenue la norme, il ne s’agit pas d’être en retard et de freiner le changement. Les lycéens ne comprennent pas bien les pratiques des collégiens, les blogueurs peinent à se transformer en twitteurs, les pionniers du web ont commencé par rater la marche du web2 comme les informaticiens les plus pointus ont méprisé la micro-informatique à ses débuts. Les années d’emphase que nous traversons nous incitent à davantage de modestie : gardons-nous de nous moquer des prénumériques, ne voyons dans l’évocation de leurs pratiques un peu démodées ni anecdote ni nostalgie, comprenons ce que nous pouvons en apprendre. Comprendre ce qui change, c’est aussi comprendre ce qui précède, c’est aussi savoir considérer ces traces comme richesses, savoir retracer la généalogie de nos innovations numériques, et trouver un peu de recul à leur égard. Il ne fait pas de doute que la publication assistée par ordinateur a ouvert le champ des possibles pour l’édition et pour la communication, il est aussi évident que le savoir-faire des typographes a mis longtemps avant d’être égalé par les PAOistes, si par hasard il l’est. Nous vivons précisément le moment où nous savons encore comment on faisait « avant » les évolutions numériques, dans nos vies quotidiennes personnelle et professionnelle, alors qu’elles ont déjà modifié nos pratiques. Les plus jeunes d’entre nous n’ont accès aux récits de cet ancien monde que par nos témoignages et les traces qu’ils trouveront facilement dans les livres.

Pourtant nous ne vivons pas un basculement intégral : certaines substitutions sont lentes, d’autres n’auront pas lieu. Il y a moins de feuilles de sécurité sociale et de vignettes à coller pour être remboursé, mais il y en a encore. Il y a davantage de façons d’apprendre en ligne, mais il est plausible que l’apprentissage en « présentiel » ne disparaisse pas du tout, qu’il se réinvente, que l’histoire ne soit pas aussi linéaire que cet avant-après simplificateur.

Quant à ce qui change, la part du « numérique » n’y est pas toujours déterminante. Le prix du foncier ou du carburant ont sans doute davantage d’impact sur la localisation des bureaux ou des commerces et le volume de nos déplacements que le « télétravail ». Les origines sociales et la précarité sont sans doute plus déterminantes pour l’accès à l’éducation et à la connaissance que les outils techniques de la « société de la connaissance ». Pour comprendre la plupart des domaines de notre monde, le numérique n’est souvent pas la bonne entrée, en tout cas il n’est jamais la seule. Nous sommes donc durablement prénumériques ; quant aux digital natives, ils naissent ou sont nés dans un monde où le numérique existe, mais où le prénumérique préexiste, et il n’y a pas lieu de s’en inquiéter, mais d’y prêter toute l’attention nécessaire.

Jacques-François Marchandise

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Votre billet aide à lutter un peu contre cet étrange complexe que certains nourrissent à l’égard des jeunes, volontiers qualifiés de « digital natives », mais dont la position n’est peut-être pas si enviable. L’école les prépare-t-elle aujourd’hui à faire face à un ordinateur ? Leur apprend-on seulement à taper sur un clavier avec plus d’un doigt ou deux ?
    J’ai le souvenir d’une collègue proche de la retraite, la doyenne de la structure dans laquelle je travaillais autour de l’an 2000. Elle était de loin la plus âgée, et pourtant elle était de fort loin celle qui utilisait le plus Internet pour se documenter. Certes, elle était d’origine anglaise (ce qui aide pas mal sur le web), et il ne fallait pas trop lui parler de téléchargement ou de paramétrage de logiciels. Tout de même, après avoir connu un tel « cas », ce simili complexe de digital native me fait doucement rigoler.
    Je fais partie de ceux qui pensent qu’il faut avant tout de la curiosité pour la chose numérique, ainsi qu’un peu de patience. À l’époque où nous nous trouvons, ces (pré)dispositions comptent bien plus que l’âge, et ça risque de durer encore un moment…

  2. Ce billet est effectivement très utile à la lumière des évènements récents (pannes électriques, intempéries, …) et heureusement que nos enfants sont encore prénumériques, c’est lorsqu’ils n’auront plus la capacité de l’être qu’ils pourront se faire du soucis.
    Je pensais à l’émerveillement de nos ailleuls lorsque la fée électricité a remplacé les lampes à pétrole. Un bouton à bascule et hop l’éclairage immédiat, presque aveuglant. Et curieusement, leurs petits-enfants se voient obligés de se séparer de ces ampoules à incandescence au profit d’un éclairage moderne mais paresseux qui rappelle le temps de réaction des lampes à pétrole.
    Je pensais à cette anecdote dramatique de ma voisine qui, lors des dernières pannes de courant (en Auvergne), se casse le col du fémur en descendant chercher des bougies à la cave. Et dont le salut a peut-être tenu à ce poste téléphonique à cadran qui a permis d’appeler les secours alors que les téléphones modernes étaient en rade de courant ou de réseau.

    Je suis inquiet de cette dépendance technologique qui contraint autant qu’elle libère

  3. Bonjour jacques françois,
    ton edito est remarquable d’intelligence et d’humanisme, de singularité aussi à l’heure où le blog remplace la réflexion et le professionalisme journalistique, où la rumeur est plus vivace que l’info, et où ce qui n’est finalement qu’un outil (le nouvelles technologies) se substitue souvent au fond.
    Merci de cette bulle d’oxgène
    anik

  4. Merci Jacques-François de remettre les pendules à l’heure sur cette question envahissante d’une « révolution numérique » qui balayerait tout sur son passage. Sans doute que nous aimons nous faire peur, ou fantasmer sur un monde radicalement différent, mais que finalement le raisonnement humain reste fondamentalement … analogique.
    Nous avons beau travailler dans des environnements numériques, la construction de nos connaissances et la capitalisation de nos expériences, la façon dont nous mémorisons les informations que nous échangeons et produisons relèvent toujours me semble-t-il de logiques qui ne sont pas d’ordre binaire.
    Il est intéressant d’observer et d’analyser ces usages et non-usages comme tu le fait, en remarquant les phénomènes de syncrétismes qui s’opèrent, les résistances et les pratiques réinventées ici ou là.

  5. Bravo Jacques-François,
    Joli exercice de déconstruction (non Derridéenne car guère absconse) postmoderniste sur le prénumérisme. Bientôt des Postnumériques ?
    Heureusement on a échappé à Lefebvre qui est encore à l’ère préminitel.
    A un de ces jours.

    joël C.

  6. Jacques-François,
    à te lire, j’ai soudain l’impression que la Fing aurait encore un reste d’humanité et d’humilité et n’est pas cette simagrée numérique de l’Abbaye de Cluny si insipide et prétentieuse, trop souvent attachée à des vitrines aussi ronflantes que creuses (l’Entrenet, par exemple).

    « Comprendre ce qui change, c’est aussi comprendre ce qui précède »…
    Voila qui est parlé.
    Porte-toi bien, et puisse ton influence faire revivre l’institution autoproclamée qu’est la fing

  7. Bravo Jacques-François,

    Un billet qui met un terme à ces betises sur les natifs numériques (publiées d’ailleurs cette semaine dans Vendredi).

    La pire des jobastreries du moment étant celle qui consiste à dire qu’il n’y a plus besoin de journalistes, puisque toute l’info est disponible sur le net, et qu’il suffit pour le lecteur et ses copains lecteurs… de la collecter, de la sélectionner et de la traiter. Un jeu d’enfant comme chacun sait.

    Jacques Rosselin
    Vendredi hebdo

  8. Oui, bravo, ce texte est remarquable et je m’associe au cortège de louanges. Pas seulement. Un texte n’existe pas n’importe ou, n’importe comment. Ses conditions de réception, son contexte, sa pragmatique sont essentiels. L’arrivée de l’imprimerie aurait certainement suscité le même type de texte et de « post »: « tout change mais rien ne change », ouf, les fondamentaux sont sauvés! . Tout le monde est rassuré. On repart au boulot presque comme avant, sous la bénédiction d’Aristote: la forme est variable mais le fond universel et immuable. Le web ne serait qu’un des moyens de transcrire des concepts éternels. Dormons mes frères sur nos deux oreilles. Or, et merci à De Saussure de nous le remettre en mémoire, c’est le langage lui-même qui découpe le sens et donc crée la représentation de la réalité. Changer la forme c’est changer le fond. Lire un texte imprimé ce n’est pas lire un manuscrit et encore moins un texte électronique, c’est modifier les modes de réception au texte, d’interaction, de production, d’énonciation, etc. Donc en changer le sens qui n’est pas seulement lié à une grammaire et un lexique. Etre un prénumérique c’est aussi comme un prématuré ou un préraphaélique: être en devenir vers des savoirs nouveaux qui modifient profondément notre vision du monde. En avant toute!

  9. Très bonne mise au point, y compris sur les illusions à propos des digital natives. La question est de savoir jusqu’à quand les prénumériques auront le droit, la possibilité materielle, de le rester. A mon avis, pas longtemps.

    Tout le monde tripote un peu, pour ne pas donner l’impression de rester sur le carreau. Mais pas plus. On pourra pas suivre au delà. C’est un peu comme les vieilles qui se font tirer la peau; ça tient un moment puis ça s’effondre d’un coup.

  10. Super texte.
    Je suis à la limite de la génération Y et C, et même si j’ai grandi dans l’utilisation du web, je préfère encore lire mes nouvelles sur papier, lire un livre plutôt qu’un ipad et discuter au téléphone plutôt que clavarder.
    Je crois qu’il y a un changement, mais qui n’est pas universel pour tous les niveaux. Il y a des nuances et c’est là la beauté des choses. Le web nous facilite la vie pour bien des choses, par exemple je préfère trouver mon chemin sur google map que sur une map papier parce que c’est plus simple rapide et efficace, mais pour tant d’autres choses j’aime la bonne vieille manière. Il faut prendre le bon dans chaque chose de la vie.