Les mondes virtuels, société de surveillance panoptique ?

Imaginez que, dans la nouvelle ville où vous emménagiez, les promoteurs immobiliers aient installé des caméras de vidéosurveillance pour suivre vos moindres mouvements, dans chacune des pièces de tous les appartements où vous vous déplacez. L’opérateur téléphonique, lui, enregistre non seulement à qui et quand vous téléphonez (comme cela se passe aujourd’hui), mais aussi le contenu de vos conversations ; la Poste scanne le contenu de vos courriers ; la banque l’intégralité de vos achats. Le tout restant à la disposition des autorités, sur simple injonction, sans mandat.

Ce scénario n’a rien de science-fiction, ni de parano : c’est le quotidien des millions de gens qui vivent, jouent ou travaillent dans les mondes virtuels, souligne Joshua A.T. Fairfield, professeur associé à l’école de droit de l’université Washington and Lee et spécialiste des nouvelles technologies, dans un article de Pocket Part, le pendant internet du Yale Law Journal, qui consacre tout un dossier au questions de droit posées par les mondes virtuels.

Mondes virtuels ou société de surveillance panoptique ?

Fairfield note ainsi avec ironie que ceux qui décident de se forger une nouvelle vie loin des yeux du grand public font paradoxalement l’objet d’une surveillance constante, incarnation virtuelle, mais en même temps bien réelle, du panoptique de Jeremy Bentham, qui permet à une seule personne de surveiller l’intégralité de ceux qu’il est censé gardé. Car dans les mondes virtuels, les promoteurs immobiliers, opérateurs téléphoniques, postaux ou bancaires sont une seule et même entité. Et ils peuvent eux aussi trouver particulièrement intéressant de pouvoir ainsi surveiller, à flux constant, ce que font leurs clients.

Pour Fairfield, les autorités devraient appliquer aux mondes virtuels le même degré de respect de la vie privée qu’ils sont amenés à devoir suivre dans l’espace physique. Ainsi, les propos échangés dans les espaces virtuels publics ne relèveraient pas du même régime que ceux échangés dans les appartements « privés » que se créent les utilisateurs de mondes virtuels.

Ces derniers devraient également être plus et mieux renseignés sur l’ampleur de la surveillance dont ils font l’objet, afin de reprendre le contrôle de leurs données, et de pouvoir exercer leurs droits (d’accès, rectification et d’opposition, pour reprendre la terminologie française) en matière de vie privée :

« Le droit à la vie privée ne s’arrête pas aux frontières des mondes virtuels. Le fait que la surveillance peut y être ubiquitaire ne signifie pas qu’elle devrait l’être. Il existe un danger sérieux de voir des tribunaux décider que des sociétés privées ont tout à fait le droit de conserver les traces de tous les aspects de nos vies virtuelles, et de les confier aux autorités. »

Et nous ne devrions pas être obligés ni contraints d’abandonner les mondes virtuels, pas plus que notre droit à la vie privée.

« Les mondes virtuels sont d’énormes caméras » de vidéosurveillance panoptiques, conclue Fairfield, mais le pire est encore à venir. Et comme nous allons y passer de plus en plus de temps, ils collecteront de plus en plus de données. Il n’est donc pas impossible qu’à terme, les tribunaux ou les législateurs décident que les règles qui s’appliquent dans les mondes virtuels doivent aussi s’appliquer à l’espace physique, puisqu’ils seront de plus en plus imbriqués. D’autant que la prochaine génération d’ordinateurs sera si petite et puissante que tout un chacun pourra porter, sur soi, de quoi surveiller sa propre vie, ou celle des autres.

Autres questions, posées dans ce dossier : la réputation d’un personnage virtuel est-elle une « propriété privée » commercialisable dans une économie de marché ? Les relations qui lient développeurs et utilisateurs des mondes virtuels relèvent-ils du féodalisme ?

Via Laurent Suply.

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0 commentaires

  1. Le seul truc qui me dérange dans ce genre d’analyses, c’est de croire que les sociétés ont réellement la capacité de logger sereinement et de manière fiable cette quantité googlesque d’informations.
    Je ne vois pas comment SecondLife par exemple pourrait arriver à TOUT looger, actions et conversations comprises.
    Ca me parait impossible, et tant bien ils y arriveraient, quid du tri de ces infos puis de la réelle exploitation. C’est monstrueux !!!

  2. Il est vrai que le panoptique tel que nous l’a laissé Michel Foucault est une figure de l’Internet, et plus particulièrement de ce web que nous appelons 2.0. Partout, plus d’une occasion d’être compté, mesuré, pesé. Partout, des filtres, des analyses.

    Mais il y a aussi des différences. La première est que le panoptique est basé sur la surveillance d’un sur plusieurs (One to Many pour parler le Rheingold dans le texte) alors que le web 2.0 nous confronte a la surveillance des foules par les foules (many to many). C’est un changement important, car la surveillance devient plus diffuse, et donc plus difficile a repérer. Elle n’est pas limitée au web. Elle est aussi dans l’espace géographique et elle s’y associe a une manipulation du langage : « souriez vous êtes filmé ou Pour améliorer le service la communication peut être enregistré ». Bref, par certains aspects nous filons droit vers une surveillance participative généralisée (A. Albrechtslund, 2008). Si l’on ajoute les puces RFID qui sont à l’horizon de notre monde social, on peut s’inquiéter

    Mais il y a des raisons d’espérer. Aux stratégies du Panoptique, s’opposent les tactiques (Michel de Certeau). A l’assignation a une place, le mouvement, Tout dispositif de surveillance peut être détourné et retourné. Je ne résiste pas au plaisir de citer de Certeau :

    « .La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi : elle est mouvement « à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi » comme le disait von Bülow, et dans l’espace contrôlé par lui. Elle n’a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l’adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des « occasions » et en dépend, sans base ou stocker des bénéfices, augmenter un propre et prévoir des sorties. Ce qu’elle gagne ne se garde pas. Ce non-lieu lui permet sans doute la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps, pour saisir au vol les possibilités qu’offre un instant. Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d’être là ou on ne l’attend pas. Elle est ruse » Michel de Certeau, L’invention du quotidien

    Nous mettons déjà en place ces tactiques. Elle sont d’ailleurs inscrites dans les « génes » de l’internet, puisque deux sur trois des communautés (les hackers, les communautes hippies) qui ont présidé a la naissance du réseau ont un idéal d’opposion à l’autorité

    Rien n’est jamais acquis. Les rapports stratégie/tactique basculent a toute vitesse. Regardez twitter : est-ce un dispositif de surveillance ou de liberté ? L’information que nous disposons sur le réseau, est-ce des données bonnes a « farmer » ou est-ce un brouillard d’information qui nous protège ?

    En tous cas, il y a une chose à protéger : le droit à l’anonymat. Il est important que les états, pendant qu’il leur reste encore de la puissance, protégent le droit a l’effacement, à l’oubli, au masquage. Et, si l’état s’y refuse, que collectivement et individuellement nous protégions ce droit.

  3. Comme le dit Yann, le terme de « Panoptisme » n’est pas adapté à la réalité des mondes virtuels, c’est pourquoi nous avons forgé un mot qui correspond mieux: « Anoptisme ».

    « Le concept d’Anoptique est bien entendu à l’opposé de celui du  » panoptique », du grec « pan » (tout), qui « est un type d’architecture carcérale imaginée par le philosophe Jeremy Bentham » dont « ‘l’objectif […] est de permettre à un individu d’observer tous les prisonniers sans que ceux-ci ne puissent savoir s’ils sont observés, créant ainsi un « sentiment d’omniscience invisible » chez les détenus » (1).

    Le concept d’ « Anoptisme » s’écarte aussi dans une certaine mesure de celui de l' »Holoptisme », du grec « holos » (entier, tout, totalité), qui « consiste en un espace physique ou virtuel dont l’architecture est intentionnellement conçue pour donner à ses acteurs la faculté de voir et percevoir l’ensemble de ce qui s’y déroule » (2). A en juger par l’opposition des racines grecques, on pourrait même croire qu’il y a un antagonisme radical entre Anoptique et Holoptique. Ce n’est pas tout à fait le cas : si l’Anoptisme, comme l’Holoptisme, « visent à fournir à l’individu une représentation modélisée […] de l’espace dans lequel il évolue » (3), l’Anoptisme fait son deuil de l’idée de « totalité » de cet espace comme de l' »objectivité » de sa représentation , et insiste au contraire sur l’arbitraire et la subjectivité des points de vue qui président aux modèles et aux règles qui les déterminent.

    Pour l’Anoptisme, les relations humaines ne sont pas réductibles à la mise en place d’une boucle de rétro-action cybernétique entre le groupe et l’individu ; l’essentiel est définitivement invisible à nos yeux. Le deuil de l’objectivité est rendu supportable par le fait que chacun est potentiellement auteur des points de vue, et acteur des règles et des codes qu’ils mettent en oeuvre. L’Anoptisme entend fonder de cette manière la légitimité d’une  » perpective numérique » à mettre en oeuvre au sein des systèmes sociaux.

    suite sur ; http://perspective-numerique.net/wakka.php?wiki=Anoptique

  4. En même temps, ce que décrit Fairfield dans son papier relève bien du panoptique, puisqu' »All your base are belong to us », ce « us » étant l’éditeur du logiciel, qui voit (sinon contrôle) tout.

    Il ne s’agit pas de « web 2.0 » ni de « sites de réseaux sociaux » (pour complaire à la terminologie d’OlivierAuber ;-), mais bien de « mondes virtuels », et « privés » ou, plus exactement, « publics et privatisés ».

  5. oui c’est vrai, nous sommes pour le moment dans une situation panoptique. L’anoptisme est encore une vue de l’esprit si je puis dire, les « tactiques » (entre autres d’obfuscation) des utilisateurs en constituant les prémices.