Place de la toile : Et si on se déconnectait ?

Les initiatives pour nous amener à décrocher de nos écrans se multiplient. Que ce soit l’opération 10 jours sans écrans, où 250 élèves d’une école Alsacienne avaient passé avec succès 10 jours sans écrans, le ShutDownDay qui consiste à passer une journée sans ordinateur, le zero e-mail Friday où des ingénieurs d’Intel avaient lancé en 2007 une journée hebdomadaire sans mails… En 2002, déjà, le Forum des droits sur l’internet, dans son rapport sur les relations de travail et l’internet, avait proposé l’idée d’un droit à la déconnexion. Certes, il peut paraître saugrenu ou déplacé de parler d’un droit à la déconnexion quand pour beaucoup la priorité serait plutôt d’en appeler à un droit à la connexion, souligne la journaliste Caroline Broué, co-animatrice de Place de la Toile, sur France Culture (partenaire d’InternetActu.net) qui consacrait son numéro du 23 janvier 2009 au droit à la déconnexion. Peut-il y avoir un droit à la déconnexion sans son revers, le droit à la connexion ? Se déconnecter est-il un luxe de geeks, d’aficionados, de privilégiés ? La déconnexion rime aussi avec différence et désobéissance, rappelle l’animateur de Place de la Toile, Thomas Baumgartner. La déconnexion est une idée d’autant plus nécessaire que nos objets du quotidien sont appelés à se connecter à leur tour au réseau et plus encore à nous-mêmes et à notre attention. La déconnexion sera-t-elle la seule solution pour échapper aux discours des machines qui risquent de nous assourdir ?

Pour Pierre Mounier, professeur certifié à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, responsable du Pôle formation et usages du Centre pour l’édition électronique ouverte (Cleo), fondateur de l’excellent site de référence Homo-Numericus, le droit à la déconnexion n’est pas spécifique au numérique, car il évoque la protection de la vie privée par rapport aux pressions d’un environnement public comme le monde du travail. Or la résistance aux injonctions du monde du travail est antérieure au numérique. On parle certes du droit à la déconnexion par rapport aux e-mails et aux téléphones mobiles offerts aux cadres pour être soumis à des astreintes souvent non formulées, mais elles sont plus anciennes, comme l’évoquait en 1981 le film de Pierre Granier Deferre, Une étrange affaire, où les moyens du harcèlement d’un patron sur son employé étaient le téléphone fixe et la voiture. La déconnexion est une résistance à la technique, même si elle n’est pas numérique.

Quand on parle de déconnexion, on ne parle pas des non-connectés ou des non-usagers, mais de ceux qui ont choisi de ne plus l’être. Ce rejet, ce refus des technologies, nait d’un besoin de régulation par rapport à la saturation technologique que nous subissons, explique Véronique Kleck, auteure de Numérique & Cie : sociétés en réseaux et gouvernance. Face à l’accentuation des technologies sur nos vies, on a envie de pouvoir à nouveau « faire » sans technologie. D’autant qu’aujourd’hui, il est presque impossible de ne pas être connecté, puisque l’internet est devenu l’infrastructure de fonctionnement des activités humaines, souligne le sociologue Federico Casalegno, directeur du Laboratoire de l’expérience mobile du MIT. Même si on suspend ses propres activités, même si on arrête ses outils, tout reste interconnecté. La déconnexion est donc une impression fugace, un temps, un répit, qui marque notre fatigue à maîtriser la connexion permanente.

Justement, qu’y a-t-il derrière cette radicalité du droit à la déconnexion ?, s’interroge Pierre Mounier. Ce besoin d’éteindre nos ordinateurs ou d’aller dans des zones de non-couvertures par les réseaux manifeste surtout un défaut de maîtrise de nos outils. Si on savait mieux maîtriser nos interactions avec la machine, rien ne s’opposerait à ce que nos outils restent connectés. Dans le monde physique, nous avons construit un certain nombre de remparts pour délimiter et construire notre vie privée. La propriété privée, la limitation des horaires de travail en sont des exemples. Ce n’est pas encore le cas avec les nouvelles technologies, d’autant plus que nous les maîtrisons encore assez mal. Or si nous nous sentons obligé de répondre à nos mails en pleine nuit, comme l’évoque Joanne Yates, professeur à l’école de management du MIT dans ses études sur l’addiction au blackberry, n’est-ce pas parce que nous nous sentons submergés par la technologie ? « L’initiative 10 jours sans écrans initiée par un collège alsacien n’est pas pédagogique ! », s’emporte Pierre Mounier. « Peut-on apprendre aux enfants que pour résister à l’attraction de l’écran, il suffit de les éteindre ? Je crois qu’il serait préférable de leur apprendre à mieux maîtriser l’outil, à mieux l’utiliser pour en rester maître. »

La déconnexion ne serait pas autre chose qu’une manière de maîtriser sa connexion alors, avance Thomas Baumgartner. Au début, nous pensions gagner du temps en étant connectés tout le temps. Mais la connexion permanente est un royaume sur lequel le soleil ne se couche jamais. Rien ne nous oblige à être connecté, mais la pression sociale, la pression des pairs, de l’employeur et notre absence de maîtrise des technologies font que tout nous oblige à être connecté, rappelle Véronique Kleck. Pour Francesco Casalegno, il faut certainement distinguer ce qui est lié à une activité des situations de hiérarchie, où s’ajoute une pression psychologique. Or, pour les plus jeunes, leur vie est sur Facebook. La déconnexion revient alors à les arracher de leur vie. Pour que ce ne soit pas le cas, il faut parvenir à maîtriser les outils et comprendre les messages qui nous arrivent.

La question de la déconnexion revient à celle de l’articulation entre l’espace privé et l’espace public, explique Pierre Mounier. Les outils numériques augmentent l’espace public physique que nous connaissons et offre la possibilité de créer des espaces publics déconnectés de ceux que nous connaissons. C’est ce que montre les travaux de recherche de la sociologue danah boyd, qui vient de mettre en ligne sa thèse sur les pratiques des jeunes en ligne. Cette thèse, comme l’analysait récemment Pierre Mounier sur Homo-Numericus, montre l’imbrication au niveau des réseaux sociaux, entre un espace public, un espace physique et un espace numérique. Et l’une des caractéristiques que pointe la chercheuse est justement l’effondrement, le brouillage de cette articulation entre espace public et espace privé.

Le flicage croissant ne nous pousse-t-il pas à nous déconnecter aussi ?, interroge Caroline Broué. Mais il faudrait pour cela que les gens connaissent bien quelles sont les traductions et les moyens utilisés par la surveillance aujourd’hui, répond Véronique Kleck. Or beaucoup ne connaissent pas les implications de traçabilité qu’il y a à utiliser un téléphone mobile ou une carte bleue. Oui, continue Pierre Mounier, la déconnexion peut être aussi politique. Elle n’a pas pour but que de préserver sa vie privée ou sa santé mentale, mais elle peut-être aussi un acte politique, pensé, voulu ou porteur de significations. Participer à un espace public nous impose des normes, des règles de comportements, mais si on ne peut y résister ou y exister, on peut décider de s’en extraire ou de s’en exclure. C’est le modèle de la déclaration d’indépendance du cyberespace de John Perry Barlow, cofondateur de l’Electronic Frontier Foundation, en 1996, à une époque où le gouvernement Clinton avait fait adopter une loi pour interdire les gros mots sur l’internet, comme ils étaient interdits à la télévision ou à la radio, pensant encore que l’internet était un canal médiatique comme un autre. Barlow s’appuie sur le réseau pour créer un nouvel espace public numérique déconnecté de l’espace public physique, en créant et revendiquant de nouvelles normes et en utilisant le mythe américain de l’indépendance. On pourrait même faire référence à l’utopie déconnexionniste pour faire référence à Hakim Bey, le théoricien des zones d’autonomies temporaires, qui développe l’idée que la dissidence et la résistance à l’oppression ne peuvent être que continument temporaires, car si elles se perpétuent dans le temps, elles deviennent à leur tour répressives. De même, quand un site devient trop contraignant, on le quitte, d’autant plus que sur les réseaux, le déplacement de l’utilisateur est instantané. Le principe de la déconnexion instantanée est consubstanciel au réseau. La déconnexion massive d’un service, le boycott, sont des formes de résistances, à l’image des mobilisations éclair, des connexions rapides que sont les flashmobs par exemple. Et Frederico Casalegno d’évoquer les CarrotMob, ces groupes de pression de consommateurs qui s’organisent pour acheter un bien de manière groupé afin d’avoir une meilleure offre ou que leurs achats soutiennent des initiatives sociales ou de développement durable. La connectivité (et donc la déconnexion) devient alors un moyen de pouvoir.

Avec l’internet, les formes de revendication politiques peuvent être mises en pratique immédiatement. On dénombre de nombreuses pratiques de repli, de constitution de réseaux cryptés, privés… comme Freenet, ce réseau P2P de cryptage des communications. Freenet est à la fois un outil et une revendication politique. C’est une étrange déconnexion que cette déconnexion politique là, qui s’attèle à « sauvegarder une connectivité absolue, c’est-à-dire ouverte et universelle », expliquait déjà Pierre Mounier en 2003. Aujourd’hui, force est de constater que cette déconnexion politique s’étiole au profit de la reformation de sous réseaux privés pour construire un « entre soi » sans revendication politique commune, à l’image des sites sociaux. C’est le constat que dresse encore danah boyd dans sa thèse : on ne cesse de parler aux ados des dangers de l’internet, mais plus les adultes font pression au nom de la panique morale qui les affole, plus les adolescents ont tendance à cacher leurs propres pratiques. On est encore une fois en train de mener une action qui est tout sauf éducative, conclut-elle et c’est une conclusion qu’on pourrait tirer avec elle.

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0 commentaires

  1. Le droit à la déconnexion est au droit à la connexion, ce que la lutte contre l’obésité est à la lutte contre la faim… Une problématique de riches.

  2. le tout est de prendre l’air de temps en temps (& pas que pour fumer sa clop pour parlera avec les mêmes depuis 30 ans de ce que font les voisins d’à coté) & d’être champion comme 1 français !