Quelle ville voulons-nous offrir ? Quelle ville espérons-nous recevoir ?

A la conférence Lift, nombreux étaient les intervenants venus nous expliquer comment le numérique peut nous aider à mieux comprendre l’avenir de nos villes.

Villes du futur

Dans les années 1990, l’utopie était celle du virtuel, explique l’architecte Carlo Ratti. Selon George Gilder, le gourou des nouvelles technologies, les villes devaient même disparaître. Force est de constater qu’il n’en est rien. 5 milliards de personnes vivront dans des villes en 2030.

Aujourd’hui, on sait que les couches physiques et numériques se combinent pour permettre d’inventer de nouveaux usages de l’espace urbain. La superposition de ces couches produit de nouveaux types de représentation du territoire, de “cartes”. On ne fait plus des cartes 1:400, ni 1:1 (ce que l’on considérait à juste titre comme impossible, “la carte n’est pas le territoire”), mais 1000000:1… C’est-à-dire autant que chaque individu dresse sa propre carte du territoire, avec pour objectif de traduire la complexité du monde en simplicité de sa compréhension.

Carlo Ratti sur la scène de Lift par RaphaelleLift
Image : c. Carlo Ratti sur la scène de Lift, par RaphaelleLift avec son autorisation.

Le Senseable City Lab de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT) ou travaille Carlo Ratti a mené plusieurs expériences de représentation temps réel de l’activité des téléphones mobiles dans des villes telles que Rome (Real-Time Rome) – en France UrbanMobs.fr, que présentait Stéphane Distinguin de FaberNovel, propose le même type de représentations. Cela produit déjà des représentations saisissantes (comme les vidéos de la finale de la coupe du Monde de football ou l’analyse des parcours des bus comparés à la localisation des personnes), permettant de produire des analyses utiles : par exemple, mesurer les déplacements des piétons, des automobiles, des transports publics, aux fins d’en optimiser les rythmes et les itinéraires. Rome Wiki City a prolongé l’expérience en permettant aux gens d’accéder à cette information pour regarder ce qu’ils étaient capables d’en faire.

Dans ce même laboratoire, Fabien Girardin a conduit un projet à Barcelone baptisé Les yeux du Monde qui consistait à analyser le corpus d’images déversé dans le site de partage de photos, Flickr, pour regarder et comparer la densité des images prises par les gens, observer d’où proviennent les photos prises avec certains types de tags comme “art”, “restaurant” ou “fête” pour les localiser (voir les vidéos). De même, les chercheurs ont regardé la localisation de photos par couleurs dominantes comme le “vert”, pour voir d’où elles provenaient, géographiquement. Via ce type d’études, à Florence, il a ainsi été possible de différencier les parcours des touristes et ceux des Italiens, qui ne donnent pas la même image du pays. Américains ou Italiens qui visitent le même territoire ne suivent pas les mêmes chemins, ne visitent pas tout à fait les mêmes endroits.

A gauche, le parcours des touristes américains, à droite les photos des italiens : les parcours ne sont pas les mêmes

Avec qui Manhattan communique ?Avec le MoMa et AT&T, le Sensible City Lab a mené une autre étude, baptisée New York Talk Exchange. Il s’agissait de mesurer les connexions (via les réseaux de télécommunication, téléphoniques et internet) entre New York et le reste de la planète. On peut voir les connexions naître, monter ou diminuer selon les fuseaux horaires, les destinations, les rythmes de travail. Les flux d’information signalent des flux d’activité, de relation, d’appartenance. Quand on observe plus finement les quartiers de New York, on constate que leurs connexions au reste du monde sont très différentes. Des compagnies aériennes ont imaginé d’utiliser ces données pour optimiser leurs dessertes ; Western Union, pour relocaliser ses bureaux et de faire des propositions “ethniques” plus fines, quartier par quartier ; des politiciens, pour adapter leur discours aux communautés actives dans chaque quartier…

Peut-on, à partir de capteurs installés dans le réseau de distribution d’eau, comprendre les usages de l’eau dans une ville ? C’était le thème du “pavillon de l’eau numérique” produit par le laboratoire pour l’expo universelle de Saragosse. Ses murs étaient des chutes d’eau, qui s’interrompaient pour laisser entrer les visiteurs (voir la vidéo).

Le Senseable City Lab a d’autres projets à venir. Pour le Sommet de la planète des Nations Unies, qui se tiendra à Copenhague en 2009, le laboratoire (en collaboration avec le Smart Cities Group de Bill Mitchell) a imaginé des bicyclettes augmentées, permettant aux cyclistes d’échanger de l’information entre eux, comme l’explique le MIT. Elles récupèrent une part de l’énergie de freinage pour développer l’assistance électrique ; elles retracent leurs mouvements et les partagent ; elles mesurent l’exposition à certains agents polluants.

Un autre projet, Waste and the City (TrashTrack), consiste à placer quelques étiquettes intelligentes dans des poubelles de New York et en suivre l’itinéraire – où vont-elles, lesquelles se recyclent, où les dépose-t-on à la fin ?…

Les futurs des infrastructures

L’architecte et designer australien, Dan Hill du célèbre cabinet Arup, est venu parler des infrastructures “molles”, c’est-à-dire des infrastructures logicielles, servicielles, informationnelles et sociales, qui sont beaucoup plus fragiles que les infrastructures matérielles. Or, ce sont elles qui déterminent dans une large mesure l’expérience de l’utilisateur d’un lieu, d’un moyen de transport, d’un produit.

Les utopies urbaines des années passées ont produit l’étalement urbain et ses problèmes sociaux, économiques et environnementaux. Ceux qui ont pensé les infrastructures de mobilité pensaient la ville comme une série de tubes destinés à accélérer les mouvements. Même quand on pense à lutter contre l’automobile, la réponse consiste à accélérer les autres mouvements, y compris, par exemple, à rendre les trottoirs roulants (comme, déjà, lors de l’exposition universelle de Paris au début du siècle passé).

Dan Hill par Vladounet
Image : cc. Dan Hill à Lift, par Vladounet.

Il est important de comprendre que ces mouvements ne proviennent pas à l’origine de la technologie, mais des structures humaines : par exemple le développement de la propriété des logements ; le déplacement des industries à l’extérieur des villes. Et l’utopie d’une “société de loisirs”, qui accompagnait ces mouvements, ne s’est pas réalisée.

On peut changer des choses aussi dures que les transports en en changeant les infrastructures informationnelles. C’est l’idée derrière le projet CityCar du Smart Cities Lab du MIT qui réfléchit à des voitures à la demande, plutôt que des voitures qu’on possède et utilise peu, et qui sont toujours les mêmes. Les vélos à la demande comme Velov’ et Velib relèvent aussi de la même idée : ces réseaux changent la ville sans en transformer lourdement l’infrastructure matérielle ; ils produisent aussi de nouvelles représentations de la ville, qui deviennent à leur tour utilisables pour aider les gens à organiser leurs déplacements.

Dan Hill travaille ainsi à des signalétiques dynamiques dans la ville, affichées dans les lieux ou sur des appareils personnels, qui permettent de se sentir “en contrôle” des infrastructures de transport.

L’ennui est que pour l’essentiel, l’aspect numérique de ces pratiques et de ces échanges est invisible. L’activité des villes industrielles ou agricoles, ou commerçantes, donnait une identité aux lieux qu’on traversait, alors que l’activité invisible des “travailleurs du savoir” n’en produit pas. Il faut tâcher de rendre visible nos activités numériques. Dan Hill tente ainsi, par exemple, de rendre visible l’intensité des réseaux Wi-Fi dans l’espace sous la forme d’architectures spatiales ; de rendre visible les requêtes aux moteurs de recherche ou aux réseaux sociaux dans un lieu donné permettant de connaître les nationalités des gens qui le traversent, leurs noms… ; de rendre visible à l’extérieur d’un bâtiment l’activité qui l’habite comme le nuage vert rend visible notre consommation énergétique…

La capture de signaux d’activité par des capteurs rétroagit sur l’activité, via l’information. Il nous faut travailler ces boucles de rétroaction, explique le designer. La ville produit des “nuages de données”, mais la clé est d’apprendre à les interpréter et à les représenter. Nous avons aujourd’hui l’occasion de repenser nos villes à partir de notre capacité à les “connaître”, y compris en temps réel. C’est ce que Dan Hill appelle la ville adaptative : révéler l’infrastructure invisible de la ville.

La ville du futur pensée comme un cadeau (empoisonné)

Pour la sociologue et anthropologue canadienne Anne Galloway, nous avons de multiples manières de désigner la ville du futur. On parle de villes hybrides, sensibles, mobiles, adaptatives, piratables… autant de mots qui expriment des attentes, des angles de vues, des choix. Mais le risque des possibles que nous dessinons est d’ignorer ceux qui vivront dans ces villes.

Ann Galloway par MRTNK
Image : CC. Anne Galloway sur la scène de Lift, par MRTNK.

« Et si l’on imaginait la ville du futur comme un cadeau que l’on voudrait faire aux gens ? », suggère Ann Galloway, dans toute la complexité qu’implique le fait de penser, d’offrir, de recevoir un cadeau. Que pourrait-on faire de ces masses d’information que produisent les villes que nous ont montrées Carlo Ratti et Dan Hill ? Les gens vont-ils participer plus activement à la vie politique de leur ville en cartographiant leur environnement ? Pas si sûr, car tout le monde ne veut pas participer à la collecte de données et tout le monde ne sait pas lire ces données. Tout le monde n’a pas la capacité de produire du sens à partir des données collectées. On le voit à l’aune de cet exemple, le public concerné par la participation à la collecte de données locales n’est pas si large. Il concerne plutôt des micro-communautés, des communautés actives.

« On ne résoud pas globalement les problèmes urbains de cette manière pour autant qu’il y ait encore des manières de les résoudre globalement ». D’autre part, précise-t-elle, quand les données scientifiques sont les informations les plus appropriées qu’un citoyen puisse collecter, l’action politique repose sur la conformité aux structures existantes de connaissance et de pouvoir. Les capteurs capturent des données définies à l’avance, considérées comme appropriées par ceux qui savent, qui ont conçu, produit, choisi les capteurs. Il y a aussi l’hypothèse sous-jacente, selon laquelle les mesures objectives comptent plus que la subjectivité. « Ce n’est pas une mauvaise hypothèse : mais c’est un choix ! »

L’émergence du citoyen-capteur, comme elle les appelle, n’est pas aussi évident qu’il y paraît. Comme le suggère Anne Galloway, il nous faut à la fois expérimenter, explorer de nouvelles formes d’action politique, et en même temps analyser les limites et les biais de ces actions. « Je crois en effet que nous ne pourrons produire des transformations profondes et durables qu’en dépassant – ou en contournant – ces limitations.”

La construction d’une ville nouvelle doit donc être un échange entre deux questions : Quelle ville voulons-nous offrir ? Quelle ville espérons-nous recevoir ?

Hubert Guillaud et Daniel Kaplan

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0 commentaires

  1. La question posée est pertinente. J’ajoute ceci :

    « L’emploi et les ressources créent le Mouvement (la Liberté) mais, aussi, l’Espace; seule contrainte … le Temps©.

    Le Client/Electeur (usager/contribuable) n’apprécie guère être abusé. Les choix politiques et économiques ont des conséquences fâcheuses sur la collectivité s’ils ne correspondent au Mouvement. Nos déplacements sont d’abord un voyage par lequel chacun espère rencontrer un rêve: une journée de travail chaleureuse, un week-end sublime et tant d’autres découvertes.

    Bon voyage sur votre réseau.

    Cordialement.

    Roland LE GALL
    KERABUS®
    « voyagez en ville par l’événement ! »