Entretiens du Nouveau Monde industriel : Le retour de la matière ?

A l’occasion des Entretiens du Nouveau Monde industriel consacrés aux nouveaux objets communicants, qui se tenaient la semaine dernière au Centre national des arts et métiers, retour sur quelques présentations parmi celles qui nous ont semblé les plus marquantes de ces deux jours.

L’objet industriel devient structurellement porteur de mémoire et produit un nouveau Système des objets, comme l’appelait Baudrillard dans l’un de ses essais, explique le philosophe et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou Bernard Stiegler, en introduction à cette première matinée des Entretiens des Nouveaux Mondes Industriels. Baudrillard (Wikipédia) montre que l’objet se réfère aux modes d’existence des objets industriels qui s’appréhendent, s’intègrent, dans des systèmes sociaux existants (que Bernard Stiegler appelle le psychopouvoir), eux-mêmes à leur tour redimensionnés par ces objets industriels. Reste qu’en 1968 quand Baudrillard écrit son livre, l’objet socialement technocisé n’est pas soluble dans l’objet industriel. Cette distinction forte qu’esquissait Baudrillard entre les objets industriels et les objets « traditionnels », « est-elle encore valable à l’heure de l’internet des objets ? », s’interroge Bernard Stiegler.

Bernard Stiegler par Samuel Huron
Image : Bernard Stiegler lors de sa conférence introductive aux Entretiens du Nouveau Monde industriel au Cnam, par Samuel Huron.

Vers un nouveau milieu technique associé

Le philosophe Gilbert Simondon (Wikipédia), lui, parle de « concrétisation et d’intégration fonctionnelle » des objets techniques : les objets techniques ont tendance à prendre de plus en plus de fonctions à mesure de leur évolution. Cette tendance évolutive morphogénétique des objets industriels est liée à la rationalité technique qu’on applique à leur conception consistant à y intégrer toujours plus de processus fonctionnels.

L’une des conséquence de cette action tend à ce que les objets techniques transforment les milieux naturels qui deviennent des milieux technogéographiques : nos paysages sont structurés par les routes, les réseaux d’adduction d’eaux, d’électricité, etc. Ils deviennent des milieux associés aux objets techniques, à l’image de ces turbines immergées où l’eau de mer assume la triple fonction d’apporter de l’énergie pour faire fonctionner la turbine, refroidit le système, assure la pression pour que la structure de la turbine soit consolidée…

« L’internet des objets n’est-il pas en train de produire un nouveau milieu technique associé ? », se demande le philosophe Bernard Stiegler.

Les définitions de l’internet des objets évoluent vite, rappelle-t-il en se référant à celle établie par l’UIT dans son rapport de 2005 sur l’internet des objets (Internet of things). « Ne sommes-nous pas en passe d’entrer, depuis 20 ans, dans un nouveau stade de la société réticulaire, fondée sur des systèmes techniques qui tendent à contrôler tous les systèmes humains ? » Assurément, répond Bernard Stiegler. « Nos réseaux relationnels technologiques se substituent aux réseaux relationnels prétechnologiques. » Désormais, avec les puces RFID qui sont en passe d’équiper la plupart des objets industriels et entrent en relation avec des capteurs qui pourraient envahir autant l’espace public que les corps, il est possible de suivre partout les objets et leurs traces.

Cette transformation est rendue possible par une nouvelle combinaison d’indexation qui consiste en un nouveau système d’adressage internet et le puçage des objets. Les technologies les plus profondément enracinées sont des technologies invisibles, rappelait Mark Weiser, ancien directeur du Centre de recherches de Xerox à Palo Alto. Ce que l’on appelle l’immatériel redevient hypermatériel…

La société réticulaire s’est développée particulièrement avec l’internet. Aujourd’hui, c’est la relation avec les objets qui est en passe de se transformer, de muter et de générer de nouvelles traces. L’objet indexé, producteur d’information sur lui-même, sur ce qu’il lui arrive, sur ce qu’il fait avec son utilisateur et les autres objets, constitue un système des objets qui pourrait dissoudre la différence entre objets industriels et objets traditionnels qu’évoquait Baudrillard. Il nous faut donc nous demander, qu’est-ce qu’on appelle un objet, une chose (thing) ? Quelle est la place de l’objet et de la chose, si ce sont deux entités différentes  ?

Nos objets ont toujours porté nos traces

Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino décrit le personnage de la lectrice en décrivant uniquement ses choses, les objets qui sont les siens. « C’est parce que l’objet est intrinsèquement un support de mémoire que la psyché d’un individu dont il est l’objet se dépose ou laisse des traces… » C’est pour cela que Calvino peut décrire un personnage par ses objets. C’est parce que les objets sont de tels témoins, que l’archéologie et la préhistoire peuvent exister : les objets font de la traçabilité depuis toujours !

L’historien André Leroy Gourhan (Wikipédia) soutient dans sa Préhistoire de l’art occidental que l’être humain à une troisième mémoire, qui n’est ni biologique, ni nerveuse, mais culturelle et partagée par le genre humain. Individuellement appropriable et culturellement partagé, l’objet (que ce soit le doudou du bébé ou le ciseau du menuisier) constitue un trait de l’individu, un trait de son individuation : il est une trace qui n’est pas en dehors de l’individu.

L’objet c’est ce qui permet que l’individuation psychique soit aussi collective et sociale, explique encore le philosophe. Il circule et fonde le commerce humain. Dans le cas de la lectrice de Calvino, il est l’objet du désir, l’objet personnel et intime, qui se situe entre la subjectivité et l’objectivité. L’objet est le support de constitution de ce que le psychanalyste Donald Winnicott (Wikipédia) appelle le soi, c’est-à-dire son intériorité. Les objets transitionnels permettent de constituer son moi et son soi. Le moindre objets personnel, qui est plus ou moins « Mon » objet, selon le rapport que j’ai à lui, s’inscrit dans une organisation psychosociale complexe, dont l’instance passe par l’objet. Ainsi, l’enfant doit apprendre à distinguer le sien du tien. Un droit veille même à régulariser cela, celui de la propriété qui en distingue différentes formes d’ailleurs : propriété privée, publique, sociale… Le mode de constitution du tien et du mien se transforme selon la façon dont se fait le rapport aux objets.

Les objets sont hypomnésiques, c’est-à-dire qu’ils sont des objets faits pour mémoriser, que l’individu va utiliser pour y inscrire des traces, explique le philosophe. Les objets littéraux que nous utilisons toujours se diffusent jusqu’au numérique, comme le montre Twitter… L’internet des objets constitue un nouveau stade dans cette histoire, dans cette évolution. Tous les objets tendent à devenir hypomnésiques. On peut les appeler des blogjets, ces objets qui parlent d’eux-mêmes, qui bloguent, comme l’a évoqué Julian Bleecker, et le fait de bloguer change le rapport aux objets… Voir peut-être des objets transitionnels. L’objet transitionnel est celui par lequel l’enfant qui ne parle pas encore apprend à se détacher de sa mère, et qui se présente à lui dès qu’il le réclame, de manière magique, comme la sucette ou le doudou. L’objet transitionnel est investi et animé par le désir de l’enfant : il y apprend à projeter sa relation, et la mère va tout faire pour que l’objet coïncide avec la projection de l’enfant.

Quelles seront les conséquences de la transformation de notre rapport aux objets ?

Pour Daniel Winnicott, tout ce que nous faisons qui relève de la créativité, est constitué par ces objets transitionnels, estime Bernard Stiegler. Ils constituent, pas seulement pour les enfants d’ailleurs, des possibilités de vivre ensemble. Or, ce que cela montre, c’est que si nous touchons aux objets transitionnels, nous touchons à notre capacité à la créativité. Dit autrement, si nous transformons notre rapport aux objets transitionnels, comme le proposent les nouveaux objets communicants, quelles conséquences cela va-t-il avoir sur notre capacité à la créativité ?

Dans la société mélanésienne, le Mana (Wikipédia) peut se fixer sur un objet, rappellent Levi Strauss et Marcel Mauss. Le Mana constitue un objet transitionnel dans la vie sociale. Dans son Essai sur le don (c’est-à-dire sur l’échange des objets dont la circulation trace et trame les relations sociales), Marcel Mauss étudie aussi le Hau des Maori et regarde comment le lien social s’établit par le partage des objets. Ce qui oblige, lie. Dans les cadeaux qu’on s’échange dans la société Maori, la chose reçue n’est pas inerte : elle est encore quelque chose de celui qui a donné. Les objets paraissent dotés de capacités radiesthésiques proches de celles de nos objets d’aujourd’hui dotés de capacités de communication radio.

Les objets sont dotés de facultés très différentes d’objectivité. Husserl parle d’objets investis d’esprit, même en évoquant la simple cuillère.

Ne se produit-il pas une objectivation, une rationalisation et une soumission des objets aux lois de l’objectivité ? Quelle question devons-nous nous poser sur l’hyperconnectivité de l’internet des objets ? Quel est l’enjeu ?

Le choix semble simple, explique le philosophe. Ou bien ces hyperobjets deviennent des objets de réindividuation de la sphère de la subjectivité… et nous allons alors vers un nouveau rapport aux objets, comme le suggère la société Maori ou la société Mélanésienne. Ou bien la société (le psychopouvoir) court-cicuitera tout cela… « C’est notre affaire que ces objets deviennent des tenseurs de l’individuation psychique », clame le philosophe. L’effet OGM (c’est-à-dire leur rejet pur et simple) pourrait bien demain revenir sur les objets communicants auxquels nous réfléchissons : il faut penser à l’individuation et pas seulement au développement économique, conclut-il, c’est-à-dire au processus de prise de conscience de soi que ces hyperobjets induisent.

Interroger ce que le système des objets transforme dans notre rapport aux objets et à nous-même ? C’est certainement la question la plus importante que nous adresse l’internet des objets.

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0 commentaires

  1. Merci pour ce compte-rendu passionnant, je partage un nombre signifiant de points de vue, mais du fait de la nouvelle place des objets, des incidences socio-politiques majeures émergent.
    Ce qui se joue n’est pas tant le statut ni notre rapport aux objets, Levi-Strauss, Winnicott et autres ont bien mis en avant les investissement sociaux dans du matériel. La théorie du don et contre-don témoigne de cette valeur sociale. L’humain se réapproprie et donne de la fonction social.

    Là où il y a évolution, c’est qu’on « fonctionnalise » (toute entreprise commerciale le fait) et subjectivise (là est la nouveauté depuis les années 70 de la seconde modernité) davantage ce rapport. D’un design de la sociabilité, où le tiers matériel pouvait nous rapprocher de l’altérité, nous arrivons à un design de la subjectivité, egocentrée (non péjoratif), parfois solipsiste.

    Comme le souligne Guattari (et dans une moins mesure Turkle), les nouvelles techno fondent notre subjectivité, façonnent la place du sujet. Des objets qui portent les stigmates de nos appropriations, nous laissons place à des objets qui stigmatisent nos appropriations, or contexte social immédiat, or rituel.
    On nous offre de la sociabilité dans un contexte d’individualisme. Paradoxe assez intéressant, où le rapport à soi devient prégnant.

    Pour parler jargon informatique, notre self est embedded, les technologies cadres les modalités d’être au monde. Dès lors nos appropriations ne peuvent être que inter-subjective, et remodèle non pas le lien social mais le rapport à l’autre. En ce sens, les objets incarnent doublement les idéologiques. La notion d’incorporation n’a jamais été aussi vive.

    Nous en parlons plus longuement dans cet ouvrage qui vient de sortir, Digital Technologies of Self, Cambridge Scholars Publishing, 2009. (http://www.gameinsociety.com/post/2009/11/30/Digital-technologies-of-self)

    N’oublions pas tout de même que ceci relève du discours, de l’auto-prophétie réalisatrice de Merton, et que les rapports et investissements sont socialement et individuellement inégaux (sans parler de ceux que ça n’intéresse pas), malgré les cadrages socio-techniques offerts.

  2. Merci pour cette synthèse.
    Je partage l’avis de Stiegler sur l’importance des hyperobjets et plus généralement sur le fait que l’internet des objets va constituer un nouveau « milieu ». Mais si l’on prend un peu de recul, le développement du « virtuel » (réalités virtuelles, réalités mixtes, réalités augmentées) avait déjà montré une première généralisation (il y a déjà 20 ans) du concept d’objets dans notre société.
    Il y a une autre généralisation, c’est celle de l’espace lui-même, pas seulement en tant que « réalité augmentée », mais plutôt comme espace (réel) mais aussi fibreux, fractal, strié, étiqueté, googlisé.

    En gros une théorie des objets ne suffit pas. Il faudrait faire aussi une théorie du nouvel espace (géoréférencé) et aussi une théorie de l’identité (multipliée, numérisée, mémorisée, traquée, liquéfiée).