Entretiens du Nouveau Monde industriel : Le rôle des objets et le rôle des hommes

A l’occasion des Entretiens du Nouveau Monde industriel consacrés aux nouveaux objets communicants, qui se tenaient la semaine dernière au Centre national des arts et métiers, retour sur quelques présentations parmi celles qui nous ont semblé les plus marquantes de ces deux jours.

Les objets pour déplacer nos points de vue

Pour le designer Julian Bleecker, principal animateur du Laboratoire du Futur proche, la vision dominante de l’internet des objets se focalise sur l’efficacité opérationnelle. Cet internet des marchandises qu’évoque le rapport de l’IUT propose une vision d’industriel : elle est certainement pertinente, mais pas très inspirante, reconnaît le designer. On voudrait explorer d’autres choses…

A mesure qu’un plus grand nombre d’objets intelligents, mobiles, sensibles se connectent, leur présence et leur participation commencent à changer la manière dont nous percevons et comprenons le monde. L’internet « social » change notre perception de ce qu’il se passe dans le monde, au travers des autres. A quoi ressemblera le web social quand de plus en plus d’objets connectés y seront disponibles ? L’internet des objets transformera-t-il nos expériences vécues à un degré similaire ? En particulier, ces objets auront-ils vraiment une « voix »  ? Est-ce cela qui va produire un vrai « internet des objets » ?…

Julian Bleecker photographié par Samuel Huron à l'occasion des Entretiens du Nouveau Monde industriel
Image : Julian Bleecker photographié par Samuel Huron à l’occasion des Entretiens du Nouveau Monde industriel.

C’est l’objet de la réflexion que Bleecker a synthétisée en 2006 dans son Manifeste des objets en réseau (voir ce que nous en avions dit à cette époque), et qu’il illustre par 6 « moments », 6 enjeux, 6 choses qu’il faut prendre en considération dans cet internet si rempli de choses :

1. Les connecteurs : l’une des premières manifestations de l' »internet des objets » est la multiplication de « connecteurs », qui prennent des signaux venus des capteurs tels qu’ils sont, hétérogènes, et les envoie vers le réseau. Ces connecteurs font le lien entre le monde analogique, ou le monde très spécifique des capteurs industriels, et les protocoles communs des réseaux d’aujourd’hui. Le monde devient du coup plus bavard. C’est ainsi que se construit l’internet des objets.

2. Toucher : les codes barre 2D, les téléphones mobiles sont une autre manière de penser le lien entre le monde physique et le monde numérique. Plus que de tactile, Bleecker semble évoquer l’hybridation entre le monde numérique et l’analogique ou comment le monde analogique sert de repère au monde numérique, à l’image des codes barre 2D qui permettent d’entrevoir l’ombre informationnelle des objets qu’évoquait Mike Kuniavsky.

3. Automobiles et avions : on peut transformer une voiture en une plate-forme de capteurs, d’autant qu’elles sont désormais contrôlées de manière numérique au travers d’un « bus » commun, comme le montre le projet MPGuino par exemple . En se connectant au bus comme le ferait un garagiste, on peut recueillir quantité d’information sur le fonctionnement de l’automobile, sa consommation d’énergie, la manière dont on la conduit, etc. C’est ainsi que fonctionne le programme d’assurance TripSense, qui observe précisément vos modes de conduites et que Julian Bleecker a testé il y a quelques années, lui permettant de mesurer par exemple ses démarrages ou ses arrêts brutaux. Les avions aussi transmettent en permanence leur localisation et bien d’autres paramètres, dont certains sont accessibles sur des services comme Flight Aware ou Flight Stats – existe aussi pour le trafic maritime soit dit en passant. Ce que montrent ces exemples, c’est que les blogjets que Julian Bleecker appelle de ses voeux, existent déjà dans le monde physique… Il suffit de les faire parler.

4. Des créatures rejoignent l’internet. Depuis longtemps on utilise des animaux pour nous aider à voir ce qu’on ne voit pas nécessairement, à l’image des canaris qu’on utilisait pendant la Première Guerre mondiale pour détecter les gaz invisibles. Désormais, on équipe les animaux sauvages de puces de localisation, voire de caméras, pour qu’ils nous indiquent ce qu’ils voient – et ce faisant on comprend d’autres choses sur leur comportement. Les pigeons blogueurs de Beatriz da Costa sont équipés de capteurs environnementaux qui transmettent des mesures sur la qualité de l’air. L’internet des choses n’est pas qu’un internet des objets, c’est aussi un internet inter-espèces.

5. La mesure environnementale : le projet new-yorkais AIR distribue aux gens des appareils simplifiés de mesure environnementale. TripWire de Tad Hirsch est une noix de coco remplie de capteurs de bruit, installée dans les arbres d’une zone de Los Angeles proche d’un aéroport. Pendue dans les arbres, la noix de Coco mesurait le bruit des avions et les associait aux plans de vol, pour identifier quelles compagnies dépassaient les normes admises. Ce que montrent ces projets, c’est qu’ils émergent d’initiatives très décentralisées. Comme l’internet social, l’internet des objets peut déplacer les centres de pouvoir.

6. Des points de vue différents : la « caméra aveugle » de Sascha Pohflepp n’a pas d’objectif, quand on appuie sur son bouton elle enregistre en fait une photo transmise sur FlickR au même moment, donc la photo prise par un autre. Prendre des points de vue différents, c’est peut-être à cela que doit servir l’internet des objets, évoque encore Julian Bleeck en commentant l’un de ses derniers projets consistant à capturer différents points de vue d’une même réalité (vidéo).

On peut envisager l’internet des objets pour adopter un regard d’ingénieur et laisser le monde des objets rendre nos sociétés plus efficaces. Où l’on peut prendre un autre point de vue, capable de mieux répondre à ce que nous faisons. Les choses sont nos amies. Elles rendent accessibles des caractéristiques cachées de notre monde. Elles peuvent percevoir des phénomènes que nous ne percevons pas. Elles font circuler des informations importantes. Elles encouragent des conversations importantes à propos de notre monde.

Objets publics, données publiques

Il faut toujours concevoir les choses en regardant leurs conséquences, rappelle le designer Adam Greenfield, l’auteur d’Everyware (voir l’interview qu’il nous avait accordé). Selon les prédictions du Gartner, d’ici la fin 2012, les capteurs en réseaux produiront quelques 20 % du trafic internet (hors vidéo). L’internet commence à devenir un outil pour échanger des données de capteurs, et pas seulement des informations entre les hommes. Autre changement notable à prendre en considération avec l’arrivée de l’internet des objets, c’est que tout objet va devenir adressable, cherchable, « scriptable », c’est-à-dire capable de supporter des scripts, des instructions et devenir commande. Nos villes vont devenir des réseaux temps réels qui vont nous offrir d’innombrables nouvelles possibilités.

Chaque objet, chaque bâtiment (à l’image du fil Twitter du pont de Londres) va pouvoir s’adresser à nous. Imaginons ce que pourrait donner cette volubilité augmentée à tous les objets et bâtiments du quotidien, s’alarme le designer ! Ce qui était latent, devient déclaratif et explicite, à l’image des cartes émotionnelles proposées par Christian Nold rendant explicite ce qui nous affecte. Toute subjectivité devient explicite et la question est alors de se demander comment utilise-t-on le monde, la ville, quand tout y est lisible ? « Le fait de rendre nos activités, nos localisations, nos intentions visibles dans l’espace urbain n’est pas neutre, c’est problématique », souligne Adam Greenfield, dans la continuité du discours qu’il tient depuis longtemps sur le sujet. Nous sommes peu attentifs aux conséquences de ce que cette publication de données va changer… La mémoire est en passe de devenir persistante. L’information privée, associée à nos noms, à nos amis est passée en ligne. La façon dont on construit la vie privée se transforme sous nos yeux. Si demain la ville peut se connecter à toutes les bases de données, nous n’aurons plus rien à attendre de la vie privée… La logique de la sociabilité en réseaux appliquée à la ville donne des projets comme CitySense, qui permet de voir où sortent les gens le soir à San Francisco (voir nos explications). En croisant ces données à son réseau social, on construit en fait une grande exclusion sociale, en renforçant les différences entre les riches et les pauvres, les connectés et les non connectés…

Adam Greenfield photographié par Samuel Huron à l'occasion des Entretiens du Nouveau Monde industriel
Image : Adam Greenfield photographié par Samuel Huron à l’occasion des Entretiens du Nouveau Monde industriel.

Nous avons besoin d’égalité dans l’accès : que les objets publics qui produisent des données rendent leurs données accessibles à tous. Tous les objets de l’espace public sont des objets publics et toutes leurs données devraient l’être également. On a besoin d’outils ouverts, construits pour la diversité… Évidemment, tout le monde n’a pas la même capacité de tirer du sens de ces données. L’ouverture des dispositifs de création d’objets communicants, d’interconnexion et d’analyse de leurs données, représente une avancée importante – mais encore insuffisante. Nous avons besoin d’ensembles d’outils pensés de manière adaptée au niveau de compétence technique des gens ordinaires.

Il faut par ailleurs se méfier de la séduction de la visualisation de données qui permettent de mieux lire les données publiques. D’une part, la visualisation ne sait représenter que les données disponibles – mais elle les fait apparaître comme objectives, comme des représentations plus solides que d’autres de la réalité, sur la base desquelles des gens vont faire des choix. Les cartographies du crime, à l’image d’Oakland CrimeSpotting, se fondent sur la catégorisation des délits qu’utilisent les statistiques policières. Elles représentent les délits et par essence, ne s’intéressent pas aux autres facteurs de risque d’une ville, par exemple la pollution. « Nous devons nous méfier de l’objectivation apparente de la visualisation. »

Enfin, il faut se souvenir que la technologie est sujette à des pannes. Si nous en devenons dépendants, nous pouvons perdre notre capacité à nous débrouiller quand elle n’est plus disponible. Mc Luhan nous dit que toute extension est aussi une amputation. Nous devons y prendre garde.

Tout cela converge vers la recherche d’une nouvelle manière d’être urbain, qui nous ferait passer du statut de consommateur à celui de « constituant », de citoyen actif, de composante du système urbain, de cocréateur de l’espace urbain. Ce n’est pas la technologie qui permet aux gens de faire des choses : elle n’autonomise pas les gens. C’est à eux de s’autonomiser. Comme le disait l’architecte Usman Haque : « Je ne me préoccupe pas tant de rendre les données publiques, que de faire en sorte que le public produise les données. »

Hubert Guillaud et Daniel Kaplan

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