Générations et/ou technologies

Le controversé biogérontologue Aubrey de Grey (Wikipédia), à la tête du projet SENS (Wikipédia) poursuit depuis longtemps le rêve d’étendre radicalement l’espérance de vie en trouvant les moyens de ralentir le vieillissement voire même de rajeunir. Son apport consiste à considérer le vieillissement comme une maladie pour s’attaquer aux causes profondes du vieillissement comme l’expliquait notre collègue Rémi Sussan en expliquant les tenants et aboutissants de cette Géroscience.

Eternellement et technologiquement jeune

« Je ne travaille pas vraiment sur l’immortalité », reconnait Aubrey de Grey sur la scène de la conférence Lift à Genève, mais cherche à utiliser la médecine régénérative pour combattre le vieillissement. 150 000 personnes meurent chaque jour, 100 000 de vieillissement, rappelle-t-il. « Je ne travaille pas sur la longévité, mais sur la façon de maintenir les gens en bonne santé, aussi longtemps qu’ils vivent ». Car les gens ne meurent pas de “causes naturelles” selon lui, mais des conséquences de leur vieillissement, qui ne sont pas sans effets sur la société (en moyenne la durée de dépendance d’une personne âgée pour la société est de 3,5 ans). Quand on veut combattre le vieillissement, il faut combattre ses causes et ses effets.

On lui demande souvent pourquoi fait-il des recherches sur ce sujet ? Pourquoi combattre l’inévitable ? Et si l’inévitable ne l’était pas, répond-il. Pourquoi devrions-nous être contraints de vieillir ? Et si la science nous permettait d’avoir un réel impact sur le vieillissement ?…

Aubrey de Grey sur la scène de Lift par Stephanie Booth
Image : Aubrey de Grey sur la scène de Lift par Stephanie Booth.

Le vieillissement, c’est d’abord celui du métabolisme, celui du corps qui accumule les dégâts moléculaires, eux-mêmes le plus souvent causés par des pathologies. Le vieillissement, bien souvent, c’est une accumulation de dommages et de pathologies, explique Aubrey de Grey. Pour lui, la gérontologie et la gériatrie peuvent combattre ces deux effets. Il faut soigner le métabolisme et diminuer les pathologies. Le problème, c’est que le métabolisme est compliqué, et qu’il est difficile de réussir à avoir un rôle significatif dessus. Peut-être faut-il plutôt imaginer une approche par la maintenance pour limiter les dégâts des pathologies… Une voie qui pourrait s’avérer plus prometteuse, estime de Grey, au moins parce que les causes des dégâts sont plus simples à comprendre que le fonctionnement du métabolisme complet. Et d’égrainer les sept causes du vieillissement qu’il a identifié :

  • L’atrophie et perte de cellules qui peut être combattu par la thérapie cellulaire ;
  • Les mutations dans le noyau (cancer) ;
  • Les mutations dans les mitochondries ;
  • La sénescence cellulaire ;
  • Les réticulations aberrantes dans le milieu extracellulaire ;
  • Les déchets extracellulaires ;
  • Les déchets intracellulaires.

L’important est que l’on peut décrire le détail de ce que nous pouvons faire pour développer des thérapies capables d’agir sur ces dégâts, estime de Grey. Ces thérapies pourraient nous amener au rajeunissement humain et même ajouter une trentaine d’années à la vie humaine, voir plus, puisqu’à mesure qu’elles vont s’appliquer, le progrès médical devrait permettre de repousser encore d’autres barrières, comme il l’explique dans son livre Ending aging, La fin du vieillissement.

« Pensez-vous que vous allez réussir Aubrey ? », demande Laurent Haug, l’organisateur de la conférence Lift. « Nous y arriverons nécessairement, même si ce n’est pas seulement le fait de mon seul travail. Je ne cherche pas la gloire personnelle. La bonne nouvelle pour l’entretien du corps, comme de n’importe quelle machine, c’est que l’âge réel peut varier par la fréquence et le sérieux de l’entretien. Si l’on veut avoir toujours 20 ans, il faut faire des thérapies plus fréquemment et plus jeunes. »

« Mais si personne ne meurt plus demain, notre société va connaître bien des problèmes, que ce soit celui des retraites ou de la pression immobilière », s’inquiète Laurent Haug. Aubrey de Grey semble balayer les problèmes d’un revers de la main. Il n’y aura plus de génération : on pourra faire danser sa petite fille sur une piste de danse. Les problèmes de population dépendent également de l’évolution du taux de natalité : “Tout problème potentiel que cela peut créer doit être évalué par rapport au problème que nous résolvons”

Certes, la vision mécaniste d’Aubrey de Grey est intéressante, car elle a permis de bouleverser les idées reçues. Cependant, elle laisse forcément sceptique, car elle oublie et mineure les conséquences sociales, économiques, psychologiques, culturelles et émotionnelles que cette transformation implique. Et surtout elle réduit le fonctionnement du corps humain a une machinerie cellulaire plus simpliste qu’elle ne semble l’être, comme l’expliquait il y a peu, l’excellent dossier de Books sur le sujet.

Eternellement jeunes ou tous nés du numérique ?

Le sociologue Antonio Casilli (blog), enseignant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et chercheur au centre Edgar Morin, a fait l’une des plus brillantes présentations de Lift en dressant une archéologie sociale du concept des « natifs du numérique (Digital natives) et en montrant combien elle nous condamne à demeurer éternellement jeunes.

De qui parlons-nous quand nous parlons des natifs du numérique ? Quel âge ont-ils ?… On constate vite en s’y intéressant que cette notion est assez trouble. Qu’elle décrit des adolescents, mais pas seulement. Qu’elle caractérise plutôt une relation particulière à la technologie qu’une génération. Reste qu’il n’y a pas de preuve empirique permettant de valider cette relation. Les études nous montrent bien que tous les enfants ne sont pas forcément à l’aise avec les ordinateurs : leurs capacités à les utiliser dépendent surtout de leur niveau d’éducation, de leur classe sociale, de leurs capacités linguistiques… Sans compter que la situation change rapidement : les plus de 50 ans sont en train de rattraper les plus jeunes quant à la diversité de leurs usages, comme le montraient les dernières études du Pew Internet.

Le concept de Digital Natives a été avancé par Marc Prensky en 2001, mais dans les années 80 on parlait déjà « d’enfants ordinateurs », explique le chercheur en dressant l’archéologie des unes de grands magazines internationaux… « Il faut faire une archéologie sociale de l’utilisation de l’ordinateur », explique Antonio Casilli. Il faut regarder les engins et comprendre comment ils se sont trouvé au centre de deux dynamiques sociales : la reterritorialisation et la miniaturisation.

Par miniaturisation, Antonio Casilli rappelle comment nous sommes passés de l’énorme Colossus aux ordinateurs et téléphones portables…

Par reterritorialisation, le chercheur évoque le fait que l’usage et la destination des ordinateurs soient passés des bases militaires, aux usines, des bureaux aux foyers, et surtout des adultes aux enfants. Les images publicitaires ont souvent montré les premières consoles de jeux au centre de l’espace domestique, favorisant la relation des enfants avec la machine, les engageant par le jeu. Dans les années 80, l’enfant se projette vers la machine : l’enfant (et plus spécifiquement le jeune garçon) devient le vrai protagoniste des ordinateurs, à l’image des noms des machines qui évoluent vers des noms plus commerciaux, plus ludiques…

Antonio Casili sur la scène de Lift par David Roessli
Image : Antonio Casilli sur la scène de Lift par David Roessli.

« Pourquoi constate-t-on ce rejet des adultes ? » Selon Antonio Casilli, il s’explique d’abord par des raisons économiques. Les jeunes sont les cibles du marketing : ils sont les consommateurs dynamiques des services à forte valeur ajoutée… Mais surtout, la différence entre les « immigrants numériques » et les natifs du numérique est lié au « futurisme optimiste » auquel on a associé l’informatique dès les années 80 : la vitesse, le temps réel… La troisième raison est politique. Cet écart entre natifs et immigrants reflète l’écart qui existe dans l’accès aux technologies entre jeunes et vieux. La part des gens hors ligne sont plus nombreux chez les plus âgés que chez les plus jeunes… comme le montre le travail de Gérard Valenduc du Centre de recherche Travail et technologie de Namur.

Les natifs du numérique n’existent pas vraiment, conclut Antonio Casilli. C’est un mythe créé pour des raisons politiques, culturelles et économiques. Les 2 milliards de personnes connectées ressemblent de plus en plus à la population normale et la participation des générations âgées est en train de rattraper celle des générations les plus jeunes. A croire que nous serons bientôt tous natifs du numérique.

Forever jeune

Julian Zbar (blog) est un étudiant comme un autre (enfin, il est tout de même étudiant à HEC Lausanne) et a été invité à exposer le point de vue d’un Digital Natives sur l’utilisation de la techno par la génération à laquelle il appartient. Ce représentant de sa seule jeunesse est venu exposer comment sa génération est transformée par la technologie, suite à sa participation à un Lift@home sur les ados et la technologie.

Le regard d’un jeune sur les pratiques de sa génération n’a pas pour vocation d’être représentatif, mais bien d’être facilement provocateur. « Nous ne sommes pas différents des autres générations, explique Julian, mais on n’a pas connu un monde sans internet. (…) Les adolescents d’aujourd’hui ont cinq membres, le cinquième est l’internet. »

Et Julian d’exposer les différences entre sa génération et les autres, comme l’argent. « Notre génération pense profondément que tout demain sera gratuit. » La connectivité n’est plus un luxe, ni un besoin, mais une nécessité. « Tout ce qu’on fait passe par l’internet. Nous vivons à travers l’internet. Il est impossible de faire nos tâches quotidiennes sans l’internet. Tout ce que nous faisons sur l’internet n’a pas de coût : on ne paiera rien en le consommant. D’ailleurs, on ne le consomme pas pas nécessité. On ne paye pas et personne ne se sent coupable, même de ne rien rendre en retour ! L’internet nous donne tous les repas gratuits (en référence aux free lunch évoqués par l’économiste Milton Friedman notamment – NdE) que les mémoires de nos ordinateurs peuvent avaler. »

Julian Zbar sur la scène de Lift par David Roessli
Image : Julian Zbar sur la scène de Lift par David Roessli.

« Autre différence. Nous sommes impatients. Nous sommes connectés tout le temps. Nous voulons toujours des choses nouvelles, des changements constats, des résultats immédiats. La page suivante à toujours plus d’intérêt que la précédente… » Pour faire écho à ce « contenu de demain toujours plus désirable que le contenu de la veille » que nous confiait récemment André Gunthert. « Notre intérêt dilué est compensé par la facilité d’accès. Il y a tant d’options que nous n’avons plus de choix conscients. On jette les choses qu’on n’aime pas plutôt que de choisir nous-mêmes. Il y a toujours quelque chose que nous n’avons pas fait depuis 10 minutes… L’internet nous suit partout. Nous ne sommes jamais en train de rien faire, même si notre productivité n’est pas nécessairement forte. »

« Je ne connais personne de mon âge qui n’ait pas son compte Facebook », explique encore Julien Zbar. « Nous voyons l’internet via les médias sociaux. Facebook résume toutes les informations dont on dispose sur les gens qu’on connait. On rencontre des gens sans les avoir rencontrés physiquement… Tant et si bien qu’il est parfois plus facile de gérer des choses via Facebook qu’en face en face. »

Il y a peu de moyens de maîtriser sa vie privée sur l’internet, estime le représentant des Digital Natives. D’autant qu’il y a toujours un moyen de trouver, via un copain ou dans nos archives, ce qu’on essaye de cacher. Comme si la traque de ce que l’on cache était devenue le nouveau jeu du dévoilement…

« L’internet ne vous dit jamais ce qui est le plus important : tout est toujours remplacé par quelque chose d’autre. » Dans ce monde éminemment liquide que décrit Julian Zbar, l’internet n’est pas une infrastructure de relation, d’information ou de connaissance, mais simplement le média d’aujourd’hui, c’est-à-dire le moteur d’un monde qui s’emballe pour aucune autre célébration que lui-même.

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0 commentaires

  1. Très intéressant comme analyse. vivement que l’on vive jusqu’à 150 ans !!! et oui on est tellement la tête dans le Web que l’on ne se rend même plus compte la vitesse à laquelle on obtient et jette à la poubelle une information. Des informations qui mettaient des heures voir des jours à parcourir la planète mettent aujourd’hui le temps de les publier, cela aura forcément un impact sur nos modes de fonctionnement.