L’hyperlocal révélé

Souvenez-vous… Il y a un peu plus de trois ans, je signais un édito sur InternetActu qui avait pour titre « Révéler l’hyperlocal ». Cet édito a inspiré une expérimentation dans le cadre du programme Villes 2.0 de la Fing qui a trouvé un terrain où s’expérimenter : la rive droite de Bordeaux.

En orange, les 4 communes du Grand projet de ville d e la rive droite de BordeauxDepuis un an, chercheurs, designers et habitants se relaient autour du Grand projet de ville (GPV) de la rive droite de la Garonne (qui réunit 4 communes en face de Bordeaux : Bassens, Cenon, Floirac et Lormont) pour révéler, modéliser, représenter et animer les pratiques numériques locales. L’occasion de faire un point d’étape sur ce que la fouille et la cartographie locale du numérique territorial ont révélé.

Dessiner et comprendre la Rive Droite de Bordeaux

Plusieurs études ont eu cours depuis un an sur ce territoire hétérogène de la Communauté urbaine de Bordeaux, composé à la fois de barres d’immeubles dégradées et de zones résidentielles un peu vieillies, comme d’un quartier en plein renouveau démographique, social et urbain.

Dans le cadre de ses diagnostics aquitains annuels, Aquitaine Europe Communications a réalisé une première enquête (.pdf) sur l’équipement et l’usages en matière de technologies numériques des habitants de la Rive droite de Bordeaux. Une enquête qui montre un léger retard de ce territoire bordelais en terme d’équipement en téléphone mobile, d’informatique ou même d’accès à l’internet. Pourtant, sur certaines communes de cet espace, l’usage d’internet est plus développé que régionalement (Bassens, qui est la ville en plus fort développement urbain, alors que le bas Cenon, qui concentre une population plus âgées et moins diplômée est la ville qui concentre le plus de non internautes). Pour autant, les usages ne sont pas nécessairement en retard : celui de l’internet mobile est supérieur à la moyenne régionale et 16 % des habitants de la Rive droite déclare tenir un blog en ligne, contre moins de 10 % pour l’ensemble de l’Aquitaine. Au final, les taux d’équipement des communes populaires du GPV sont certes inférieures à la moyenne, mais pas de beaucoup. Notamment pour l’internet fixe, mais pas pour le mobile qui commence à jouer un rôle d’alternative… Les utilisateurs équipés ont un usage au moins aussi riche que la moyenne et on constate même une plus forte proportion qu’ailleurs de personnes qui produisent du contenu en ligne.

L’équipe du laboratoire Mica de l’université Bordeaux 3, sous la direction du sociologue Amar Lakel, a accompli une enquête (.zip) visant à dresser une cartographie sociologique des usages web locaux (blog). Cette étude distingue la communication plutôt institutionnelle du web traditionnel avec son langage soutenu qui s’adresse au public local et aux infrastructures culturelles et sportives. Elle pointe bien le fait qu’on trouve sur le web local 4 sphères actives, très différentes les unes des autres et qui communiquent peu entre elles : le web institutionnel (très web 1.0), les entreprises (entre le web traditionnel et le web 2.0, mais peu préoccupées par le territoire), les associations et les habitants (qui ont plutôt basculés dans le web 2.0).

Sur la rive droite, comme partout ailleurs, émerge un web 2.0 local, porté par les usagers, notamment via les plates-formes de réseaux sociaux orientées « jeunesse » (skyblog, Netlog, Facebook, Myspace…). L’internet est devenu l’un des modes de socialisation locaux quotidiens : on y converse plus qu’on y publie, mais dans une conversation plus loin des clichés qu’on ne le pense. Les messages sont courts, au ton souvent neutre (en tout cas plus positif qu’on ne le pense souvent), ils évitent en général le langage SMS et la langue familière, favorisant une communication d’interaction, rapide et légère, faite de courts messages, d’images et de vidéos. Leur ton est plus volontiers positif, affirmatif, que négatif ou violent.

Les sujets évoqués concernent d’abord le sport, la musque ou les activités culturelles. Ils parlent de questions quotidiennes et personnelles… à commencer par le territoire ! On constate d’ailleurs que la musique, plus que le sport (sauf pour les passionnés) joue un vrai rôle de socialisation. L’étude d’Amar Lakel insiste sur la dichotomie entre deux espaces de socialisation numérique. « D’une part, le web 1.0, constitué par les sites web traditionnels et les blogs, porte une parole professionnelle et institutionnelle propre à la communication publique. Ce web apparaît comme un des supports des stratégies de communication institutionnelle avec ses avantages et ses défauts. Le web 2.0, constitué de plateformes hétérogènes dominées par les réseaux sociaux, donne la parole quant à lui au « chacun ordinaire ». Ce dernier fonde sa communication sur un discours d’identification qui passe par son appartenance au territoire en miroir aux autres, par la monstration de soi, des ses goûts musicaux et sportifs. »

« Peu de ponts permettent la communication entre ces deux espaces numériques. Si les entreprises ont fait une entrée timide sur des plateformes spécialisées business, les institutions sont quasi inexistantes dans les réseaux sociaux et la presse ne s’est pas encore saisie d’une logique de réseau. Parallèlement, le web 2.0 semble piétiner dans une conversation intime/publique sans enjeux majeurs de services. Tout porte à croire que les développements futurs d’une véritable société de l’information et de la connaissance passeront par l’hybridation de ces deux espaces. »

Le laboratoire ADES a quant à lui accompli une étude sur l’expression numérique des associations (.doc) menée par Amélie Bonneau qui montre comment les associations locales se différencient non seulement sur le territoire physique, mais aussi sur l’internet. Et comment ce dernier se révèle être un « marqueur du territoire », pas seulement du territoire physique, mais surtout du territoire représentatif, auquel les associations appartiennent.

Cartographier et fouiller l’hyperlocal

On connaît les cartographie de Linkfluence, appliquées à différentes blogosphères européennes notamment. D’où l’idée d’utiliser leur moteur de recherche pour appliquer leur méthodologie de fouille et de cartographie des données à un objet local, la rive droite numérique (.pdf).

Presentation resultats linkfluence étude GPV

La visualisation et la catégorisation ont l’avantage de faire ressortir rapidement quelques éléments. Après une exploration automatique permettant de recueillir quelques 13 000 pages, sites et blogs sur le territoire, 524 sites ont été retenus pour une indexation plus fine, géographique et thématique. Reste que 13 000 pages initiales pour 67 000 habitants, montre bien que nous sommes dans des pratiques qui sont devenues massives et quotidiennes.

La méthode utilisée par Linkfluence permet de confirmer les idées reçues, mais ici, elle démontre son potentiel. La carte générale interactive revèle bien la différence entre pages isolées (profils de réseaux sociaux isolés, blogs non liés comme ceux de Netblogs qui sont utilisés pour initier des formations au blog à la Cyberbase de Cenon, sans en montrer les fonctions sociales et donc ne les interconnectant pas entre eux) et groupes de sites interconnectés entre eux. Mais ceux-ci sont rarement poreux et consituent le plus souvent des communautés homogènes très liées entre elles, à l’image de cette communauté de pages MySpace autour du hip-hop, qui est particulièrement circonscrite et dense autour de Floirac. Cela est notamment lié à la célébrité d’un rappeur local Sams33000, qui attire autour de lui toute la scène locale.

La cartographie interactive de la rive droite de Bordeaux réalisée par LinkFluence

En regardant les sites du territoire on observe que l’essentiel des espaces numériques du territoire (plus de 50 % des sites) sont produits par des individus, plutôt que des organisations ou des institutions. La communauté « Jeunesse et Quartiers » représente 25 % des 524 sites étudiés : c’est en volume, la première communauté du territoire composée de profils et de blogs peu actifs, mais qui permettent d’accéder à certains types de services (notamment les commentaires sur les Skyblogs). Elle devance (20 %) la communauté « Entreprise et Professionnels » composée de sites d’entreprises et d’artisans ainsi que de profils professionnels sur les sites sociaux. Insitutions et espaces politiques sont peu présents sur le web de la rive droite de Bordeaux, car bien souvent ils s’adressent à un public plus large, ouvert sur l’ensemble de l’agglomération bordelaise. On touche là aux limites de l’indexation automatique, qui sait mal repérer par des mots clefs le patrimoine immatériel d’un territoire. Il demeure toujours difficile de repérer un site d’envergure national qui serait peu relié au territoire, comme un site de commerce électronique populaire par exemple, qui ne ferait pas nettement apparaître sa localisation ou de dresser une cartographie de ces « espaces » selon leur audience. C’est le cas par exemple du club de Football américain de Cenon, les Devils, qui semblent noyés dans la masse des sites associatifs, alors qu’ils sont très liés et que leur site lie également vers de nombreux autres sites, en dehors du territoire étudié. Le fait qu’ils aient beaucoup de liens entrant et sortant qui dépassent le territoire (le site lie plutôt vers d’autres clubs français de Football américain), explique le fait qu’ils n’apparaissent pas comme un « marqueur du territoire ».

Autre enseignement de cette étude : un « espace » numérique sur deux est un profil ou un groupe sur les réseaux sociaux. « La rive droite numérique est majoritairement construite par des citoyens ordinaires » souligne l’étude de Linkfluence : « plus que les institutions, ils donnent à la rive droite sa structure, son organisation et in fine sa visibilité malgré son organisation spontanée ». L’étude plus détaillée met bien en avant les particularités et différences du territoire : avec des morphologies et des thématiques : Floirac avec sa forte communauté musique et danse ; Cenon avec une prédominance de blogs et de groupes Facebook, l’ensemble de la rive droite (les quatre villes imbriquées) avec une communauté plus tournée vers le reste de la vie bordelaise…

On voit bien ce qu’on observait déjà : le rôle structurant de la musique urbaine (mais inégalement réparti sur le territoire), celui des associations sportives ou des entreprises (qui ne sont pas aussi inexistantes qu’on pouvait le penser). Le web local est bien le reflet de la vie locale, de la diversité de la société, de ce qu’il s’y passe, de ce qu’il s’y raconte. Du site institutionnel au profil d’adolescents du blog du bibliothécaire à la page de présentation d’un artisan, c’est toute la diversité du web local qui est concentré là, avec ses limites (les pages de profils peu liées entre elles, les CV comme autant de points isolés dans l’espace social) et ses forces (les jeunes qui ont plus compris le fonctionnement du réseau en se liant via leurs skyblogs et leurs pages MySpace, qu’en passant par des blogs traditionnels).

Le web ne lisse pas les spécificités locales, mais les surligne

Comme l’expliquait Fabien Eychenne, responsable du programme à la Fing, lors d’une récente présentation, l’étude montre que sur ce territoire, plusieurs mondes sont présents. Les institutions sont présentes sur tout le territoire, mais ont une forme très 1.0 et renvoient peu vers d’autres sites du territoire. Les entreprises sont également présentes, autant sur le web traditionnel que sur le web 2.0, mais elles sont peu préoccupées par le territoire lui-même. Les associations sont également assez présentes, mais sans liens entre elles ni avec d’autres ressources sur le territoire. Et c’est bien chez les individus qu’on trouve le plus fort lien avec les outils du web 2.0 pour échanger entre soi et à propos de son quotidien localisé.

Rive droite numérique Matinale Fing

Autre chose que montre encore l’étude : la différence entre les 4 communes. Pour Bassens, la commune la plus au Nord, on constate que la dynamique web s’appuie plutôt sur les associations. Si Lormont montre une situation moyenne, le territoire web de Cenon montre une forte expressivité numérique alors que l’équipement y est plus faible. Cela s’explique par une jeunesse plus soudées, par une action publique (la cyberbase de Cenon, notamment) et également par les effets induits d’un équipement culturel important, le Rocher de Palmer. Enfin, Floirac, la commune la plus au Sud, on note l’importance d’une forte communauté orientée musique.

On constate donc que le web ne lisse pas les spécificités locales, au contraire, il les souligne. Il montre également la présence de plusieurs formes du web, qui communiquent encore peu entre elles et qui s’inscrivent différemment sur le territoire. Localement, le web est loin d’être homogène, il s’appuie plutôt sur les différences locales, sur les particularités des acteurs selon le milieu dans lequel ils évoluent. Le web institutionnel, associatif, professionnel se rencontrent encore assez peu, sauf chez les citoyens, qui eux tissent les liens dans l’écheveau compliqué du web local.

Une lecture territoriale permet également d’expliquer bien des points de la cartographie. Alors que Lormont et Cenon semblent avoir une morphologie de sites web très proches, à Lormont on trouve des sites jeunes bien plus reliés sur le territoire qu’à Cenon. L’explication vient du fait que Lormont accueille le lycée qui regroupe la plupart des élèves provenant des 4 communes. De même, le développement particulier de la musique à Floirac repose sur l’histoire de la ville : la mise à disposition d’une salle de répétition à la MJC a favorisé l’essor des musiques urbaines.

Travailler avec les habitants

La cartographie et la compréhension du territoire ne sont pourtant qu’une étape dans ce qui se dessine sur la Rive droite de Bordeaux.

L’un des objectifs du projet initial (Co-construire la rive droite numérique .pdf) n’est pas que de « mesurer » l’hyperlocal, mais bien de le révéler dans toute sa complexité, c’est-à-dire, découvrir, faire savoir et faire prendre conscience au web local de son existence. En profitant du réaménagement urbain que connaît la rive droite, l’objectif est d’engager une démarche de réapropriation du territoire par ses acteurs et ses habitants : un territoire qui n’est plus seulement physique, mais également pleinement numérique.

Cette réappropriation par les habitants passe par l’exploitation de dispositifs numériques existants ou à inventer. Telle est le but de la cartographie et d’autres dispositifs de travail avec les habitants, que ce soit les expérimentations de la 27e Région sur les Hauts-de-Garonne, ou celles des ateliers de co-construction, Pins, initiés par la Fing et le GPV.

boiteaideegpv

La résidence de la 27e Région (synthèse finale de la résidence) accompagnée par les designers de User Studio a ainsi mis en place une carte des observations, une boite à idées (en ligne et en réel), imaginé un agenda collaboratif, une cartographie collaborative, un moteur de recherche local (le projet en détail), une bourse aux projets

Hauts de-garonne v4

Les ateliers Pins sont une prolongation des ateliers créatifs et de prototypages rapides initiés par les designers de la 27e Région. Ils ont pour but de faire participer les habitants en sollicitant leur créativité et en tentant de répondre à leurs besoins en leur permettant de dresser le cahier des charges de leurs attentes. Le premier atelier s’est ainsi intéressé aux médias locaux. Il est revenu sur l’idée d’un agenda participatif en en détaillant le projet. Il a également noté le besoin d’une caisse de résonance pour les contenus créés en ligne par les habitants (le besoin d’avoir un endroit accessible et lisible où ils sont recensés et consultables), tout en insistant sur le fait que leur éditorialisation devait être laissée à l’appréciation des lecteurs. Le second atelier consacré à l’habitat connecté a montré le besoin de trouver des solutions pour sortir des rigidités actuelles du logement (accéder à des disponibilités courtes, saisonnières…) et même s’élargir à des petites annonces ou à une plate-forme de prêt de matériel ou d’achat groupés. Le troisième atelier s’intéressait à la mobilité et à esquissé des besoins en terme de « cofourgonnettage » et de covoiturage évènementiel (lié à des évènements ponctuels sur le territoire). Il a aussi insisté sur le besoin de trouver une solution pour aider les habitants à mieux grimper jusqu’au plateau de Cenon. Le quatrième atelier, dédié au thème de l’entreprise a souligné le besoin de mieux mutualiser les ressources pour les TPE, de développer une carte de fidélité locale…

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La dernière étape pour ce programme Fing est d’établir le cahier des charge d’une plateforme d’échange autour de ces éléments. L’idée ici est de recenser les éléments que le territoire devrait mettre en oeuvre, les briques, l’infrastructure (services d’agenda partagé, répertoire de partage de données…) que la ville devrait mettre en place pour répondre aux demandes des citoyens. L’idée n’est pas de développer un réseau social local par exemple, mais de proposer des services pour mettre les gens en capacitation de faire. Aider à l’outillage des acteurs collectifs et individuels, relier les acteurs publics au web 2.0, repenser les espaces publics comme des lieux hybrides de socialisation, de rencontre, de formation, de coproduction, de création qui dépasseraient les seuls projets numérico-numériques.

On ne peut pas comprendre le web 2.0 en ne faisant que le regarder, il faut aussi y participer, bricoler dedans avec les utilisateurs. Il faut hybrider les méthodes d’animation traditionnelles avec celles issues des réseaux sociaux, pour aller au devant des gens et monter des projets avec eux. C’est en tout cas l’un des enseignement de ce projet. L’autre, c’est de voir qu’il y a peut-être encore de la place sur l’hyperlocal au-delà du succès de Facebook, qui est en train à la fois de devenir l’agrégateur local et le disséminateur d’une communauté multiple et insaisissable où « les noms de famille semblent tisser des parentèles, leurs amitiés nous indiquent des filiations, des relations… Les visages des gens que l’on reconnait dans les relations d’inconnus semblent nous rendre ces noms étrangers plus familiers… Mais Facebook, à l’exemple de nos villes réelles, est insaisissable, multiple… Il est aussi étrange qu’un annuaire téléphonique, où chaque nom serait assorti d’un portrait, d’un avatar, comme une autre porte d’entrée sur une multitude d’individualités. » Pour contrer Facebook, et donner du sens aux réseaux sociaux locaux, il va falloir les construire avec les gens et pas seulement pour eux, en prenant en compte leurs désirs, leurs envies, leurs besoins… En observant le territoire numérique et en bâtissant avec lui, les outils dont il a besoin pour se révéler.

Hubert Guillaud

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