Apocalypse Bébé : Internet, matrice du récit

Il y a quinze jours, la lecture de la semaine était un article de Laura Miller, paru dans le Guardian et qui constatait qu’il avait fallu bien longtemps à la littérature américaine pour faire de l’internet une matière romanesque. Ce qui était étonnant, étant donné la part que l’internet avait dans nos vies, et l’ambition de cette littérature de rendre compte de l’expérience du contemporain. J’avais ajouté une conclusion à l’article, expliquant que cette remarque pouvait tout aussi bien s’appliquer à la littérature française. L’article et la traduction ont un peu tourné pendant ces deux semaines, suscitant des commentaires souvent intéressants, qui ouvrent des discussions, proposent des exemples. Bref, je voudrais m’attarder sur un exemple, qui montre à mon sens comment internet peut entrer en littérature. Ca n’est pas le seul, mais il me semble intéressant, c’est Apocalypse bébé, le roman de Virginie Despentes paru chez Grasset fin août dernier.

DespentesvignetteOn ne peut pas dire qu’internet soit le sujet d’Apocalypse bébé. Apocalypse bébé raconte l’enquête menée par deux détectives privées pour retrouver Valentine, une adolescente qui a disparu. Les sujets du livre, ce sont la famille, l’adolescence, le sexe, le genre, le terrorisme, etc. L’internet n’est pas un sujet à proprement parler. Mais Internet, et les problématiques dont il est porteur, sont partout. Ils sont partout à la mesure de la place qu’ils occupent dans nos vies, à des échelles très différentes, qui peuvent aller du plus futile au plus politique.

Le téléphone portable, les réseaux sociaux, Google sont les premiers outils des enquêtrices. La détective privée s’étonne que la jeune fille n’ait pas fait un texto depuis des mois et n’ait pas de profil Facebook :

« Si t’as quinze ans et que tu cesses toute activité internet et portable, explique l’informaticien de l’agence comment ça s’explique, ça ? Une déprime, même profonde ça ne t’empêche pas d’updater tes mails de temps à autre. La drogue ? Impossible… Au contraire, on trouverait sa trace sur le web à toute heure du jour et de la nuit. L’amour ? Sans portable ? T’imagines une love story sans SMS ? »

Mais on laisse toujours des traces, c’est grâce à des photos de la jeune fille disparue sur les profils Facebook de copines que l’enquêtrice remontera la piste. Ici, Despentes utilise l’internet et les technologies à la manière des séries américaines, comme moteur du récit, ils permettent de progresser dans la narration.
Belle description du sevrage, quand Despentes le décrit dans les mots de Valentine qui, pour disparaître, a décidé de fermer tous ses comptes et profils sur Internet et de jeter son téléphone portable dans la Seine :

« L’amputation avait été d’une brutalité inattendue. La panique des premières semaines l’avait prise par surprise, étranglée d’angoisse. Apprendre à vivre sans, au début, semblait plus atroce que d’avoir perdu la parole, sa béquille et son meilleur ami en même temps. […] Même si elle était peu sur Internet, finalement, c’était quand même son premier geste au réveil : elle ouvrait sa bécane, checkait ses mails, ses sites favoris, allait mater quelques clips, son msn bloqué sur un coin de page, elle cliquait sur des liens au hasard qui formaient une mosaïque de news, d’images et de nouveauté. Elle avait perdu pire qu’un pan d’elle-même : elle avait claqué la porte d’accès à ce que le monde offre de meilleur. »

Quant aux informaticiens, personnages dont l’importance dans la littérature est inversement proportionnelle à celle qu’ils ont dans nos sociétés, ils sont importants dans Apocalypse Bébé, même s’ils font l’objet de descriptions assez rudes. Ils sont les rois de boite dans laquelle travaille l’héroïne, mais elle ne les aime pas.

« Je n’ai jamais aimé son équipe [celle de Rafik, qui dirige le service informatique]. Leurs petits tons pointus, leur lexique auquel on ne comprend rien, cette discrétion qui relève davantage du complexe de supériorité que de la timidité. Je n’aime pas la fausse gaieté tapageuse des couleurs de leurs fringues, ni les montures de lunettes qu’ils choisissent. […] Dans l’équipe de Rafik, ils sont en général pour le libéralisme, ils sont joyeusement proaméricains et envisagent de devenir prochinois […]. Toujours du côté du pouvoir, ils ont l’impression d’être à l’avant-garde de la subversion. J’imagine avec perplexité cette France qu’ils évoquent, où collectivisme et bolchévisme seraient les mères de tous nos vices. […] Quant au courage de dire à voix haute ce que personne d’autre n’ose dire, ces jeunes gens ne peuvent même pas prononcer les mots « heures sups » quand ils passent trois nuits blanches d’affilée au rez-de-chaussée. […] Ils sont méprisants avec tous ceux qui n’officient pas à leur étage, et nous avons fini par intégrer nous aussi l’idée qu’on appartient au passé. »

Voilà pour un portait tout en nuance des jeunes informaticiens.

Mais Despentes fait mieux, elle fait même quelque chose que je n’avais pas lu jusque-là. Le portrait d’un personnage via sa page Wikipédia.

« François Galtan, [le] père [de Valentine], est romancier. Je l’ai croisé, brièvement, le jour où la grand-mère est venue commander l’enquête, il n’a pas dit un mot pendant l’entretien. Sa page Wikipédia est typique des gens insécures, qui la rédigent eux-mêmes, en perdant la décence de vue. A côté de qui était-il assis, dans quelle école, quelles sont les oeuvres qui l’ont formé, l’état de la météo le jour où il a écrit son premier poème […]. Sur les photos accompagnant les articles qui lui sont consacrés, on voit qu’il est content de ne pas perdre ses cheveux, qu’il peigne en arrière, façon grosse crinière ondulée. »

Le procédé est malin, et correspond à une expérience que nous avons tous faite.

Et quand, se glissant dans la tête de François Galtan, le père de Valentine, elle fait une synthèse de sa carrière, elle en profite pour faire une description assez drôle de la condition de l’écrivain contemporain :

« Mais il y avait eu Internet. Aujourd’hui, il devait faire un effort constant pour ne passer sa journée à tourner en rond sur la toile, hagard et accablé. Les commentaires. Cet anonymat crapuleux, litanies d’insultes obstinées, délivrées par des incompétents. […] Les commentaires de la toile. Il ne s’y faisait même pas insulter […]. Mais il n’était même pas jugé assez intéressant pour que les veaux tarés lui fassent l’aumône d’un mauvais sort. Il en était réduit à écrire, lui-même et sous pseudonyme, quelques phrases de louange subtilement critique sur les forums et blogs littéraires. » Plus loin : « Sa mère, […], découpe chaque article qu’elle trouve concernant le livre numérique, le lui apporte et, s’il ne lit pas immédiatement, le lui résume. C’est ainsi qu’elle lui fait entendre qu’il a tout raté dans sa vie. »

Et quand l’enquêtrice s’aperçoit, en entrant dans le disque dur de l’ordinateur de l’écrivain, qu’il passe des heures sur Amazon, un des informaticiens qu’elle déteste lui explique pourquoi :

« Il regarde son classement dans les ventes. Il change toutes les heures. […] J’ai un copain qui a publié un essai. Le classement des ventes l’a rendu fou. Il s’est mis à commander son propre livre. Il en commandait un par jour, il essayait de ne pas le faire, mais il regardait son livre chuter, il ne pouvait pas le supporter. Il en a commandé plus de cinquante avant que sa mère ne l’emmène en vacances, de force, à Saint-Domingue, dans un bungalow sans connexion. »

On peut imaginer que Despentes a des exemples en tête.

Voilà pour quelques conséquences assez rarement racontées de l’arrivée d’internet dans la vie de l’écrivain contemporain.

Alors, l’internet n’est pas à proprement parler une thématique d’Apocalypse bébé, Despentes ne va pas non plus y chercher des formes, mais il est partout, à la fois matrices du récit et fond d’écran, si je puis dire. Une des raisons pour lesquelles Despentes est une écrivaine réaliste, au sens où elle montre que la littérature a encore les moyens de rendre compte d’une part de notre réel, même la moins apparemment littéraire.

Xavier de la Porte

Voir également Houellebecq et les Fab Labs.

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 13 février était consacrée à la politesse et à la bienséance dans les réseaux sociaux, en compagnie de la sociologue Joëlle Menrath, directrice du cabinet Discours & Pratiques, du professeur de droit public et auteur de l’Histoire de la politesse de 1789 à nos jours, Frédéric Rouvillois, de Steven Jambot, pigiste à France24 et Radio France internationale, de Vincent Glad, journaliste à Slate.fr, qui étudie les icônes de la culture web à l’EHESS et de Christian Fauré (blog), un des animateurs de l’association Ars Industrialis et coauteur de Pour en finir avec la Mécroissance dont InternetActu avait repris récemment Des techniques relationnelles aux technologies relationnelles.

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0 commentaires

  1. L’exemple est bien choisi. Mais je me demande si Despentes n’épuise pas déjà tout ce que l’on peut dire sur Internet. Je veux dire que ces extraits sont emblématiques de votre propos – et font écho à votre autre billet – mais il semble qu’il faudra attendre encore pour qu’un écrivain dépasse ce stade de description ( Despentes écrit là, à mon avis un « instant-classic »).

    Despentes ouvre (brillamment) la voie, comme vous le soulignez, mais je me demande si le type de constat « universel » qu’elle décrit p/r à notre relation à internet ne sera rapidement un lieu commun pour les écrivains suivants. J’imagine que l’on va passer par une phase où on « reconnait » notre experience à une phase où on nous décrit des usages différents (comme la littérature nous décrits des vies différentes).

    Votre questionnement, en tout cas, est très à-propos. Les nouvelles technologies resteront encore un temps bien dur à intégrer dans la littérature, le temps qu’on assimile bien ses impacts sur la psyché humaine et ses sentiments ( véritable matière des histoires)…

  2. Bonjour,

    En écoutant votre chronique hier, j’ai pensé aux Fleurs du mal. Donc au cinéma (hein, oui, mais c’est bien l’ouvrage de Baudelaire qui a donné son titre à un film pas encore sorti en France).

    Dans ce film (même si parler d’Internet et cinéma peut sembler moins original après The Socialnetwork), une jeune femme déboule à Paris ; cette Iranienne vient de quitter Téhéran, alors en pleine révolte (2009).

    La jf tente de se construire une vie dans cette ville où elle ne connaît personne et où elle ne peut oublier son pays.

    Internet sert particulièrement à 3 niveaux dans l’intrigue. Et quand je dis Internet, je pourrais dire simplement le web social, car il est surtout question de Facebook, Twitter , Wikipédia et YouTube.

    D’abord, la jf fait une rencontre avec un jeune homme (relation de travail, le jh travaillant dans un hôtel). Ils se perdent de vue. Elle le retrouve sur Facebook, grâce à son pseudo qu’il lui avait donné. Ils poursuivent d’abord sur ce réseau social une discussion IRL qui était restée embryonnaire, avant de convenir d’une nouvelle rencontre IRL.

    Ensuite, Twitter et Youtube sont les moyens privilégiés de la jf pour savoir ce qui se passe dans son pays, ce que deviennent ses amis. Ses tweets, et certains qu’elle lit, s’affichent à l’écran (dans une grammaire simplifiée : pas de replies, pas de RT, pas de hashtags… je pense qu’il s’agissait de ne pas paumer le non initié à Twitter). Les vidéos postées sur YouTube apparaissent « en grand » sur l’écran du cinéma, temps de chargement compris. La jf y cherche à voir ceux qu’elle a laissé là-bas… et se tourmente lorsqu’elle croit reconnaître un ami blessé dans l’une d’entre elles.

    Enfin, de manière plus anecdotique que les exemples déjà cités, au début de leur relation, le jh se renseigne sur l’Iran grâce à Wikipédia et cherche à comprendre les tourments de la jf en se rendant comme elle sur YouTube (il n’est pas initié à Twitter).

    Voilà, dans les Fleurs du Mal, même si on ne peut réduire l’histoire et ses enjeux à ça, le web social est clairement en ressort à l’action. Et encore, je ne vous ai pas parlé du sujet de la 1ère conversation entre le jh et la jf !

    Cordialement,
    Mael Le Hir

  3. Ça me donne bien envie de lire. Le portrait de l’informaticien est à côté de la plaque mais ça n’est pas surprenant, il est rarissime qu’on en trouve de bien en littérature ou au cinéma (même si ça progresse). En revanche, le rapport de l’écrivain à Amazon, etc., très drôle et sans aucun doute, très bien vu.