Le rôle des amateurs (1/2) : Qu’est-ce qu’un amateur ?

La prolifération des plateformes participatives sur Internet suscite une implication toujours plus grande des amateurs dans la production ou le « remixage » de contenus médiatiques qui circulent et s’échangent sur le Web, qu’il s’agisse de textes, de photos, de vidéos, de fichiers musicaux, de logiciels, etc. L’objet du colloque organisé par le Digital Life Lab de l’Institut Télécom le 18 mars 2011 (voir toutes les interventions vidéos de la journée) était justement de réfléchir aux enjeux sociaux, organisationnels et culturels suscités par la profusion des pratiques amateurs dans l’univers numérique.

Qu’est-ce qu’un amateur ?

Le sociologue Antoine Hennion (Wikipédia), directeur de recherches au Centre de sociologie de l’innovation de l’école des Mines de Paris, a consacré une grande partie de ces travaux au sujet des amateurs, notamment en décortiquant les pratiques amateurs dans le domaine de la musique et la façon dont se forme le goût musical. Il a d’abord rappelé l’ambiguïté du terme. L’amateur peut désigner à la fois celui qui aime ou se passionne pour quelque chose, comme celui qui fait mal les choses, le non-expert, le non-professionnel. En s’intéressant aux passions amateurs, on peut s’éloigner d’une sociologie de la réception ou de la consommation pour s’intéresser plus avant à la coproduction, à « l’attachement ». « Il faut considérer l’amateur non pas comme un producteur, mais un producteur de sa propre relation à l’objet, de l’attachement à ses pratiques ».

Pour Patrice Flichy, sociologue au Latts (Laboratoire Techniques Territoires et Sociétés), directeur de la revue Réseaux et auteur du Sacre des amateurs, l’amateur se définit par ses pratiques. C’est en tout cas ainsi que Howard Becker (Wikipédia) auteur notamment des Mondes de l’art , qui s’intéressait aux artistes amateurs, a tenté de les définir.

Pour ce dernier, les amateurs sont extérieurs au monde de l’art. Les amateurs que l’on retrouve sur l’internet sont également extérieurs au monde qu’ils approchent. Ils n’ont pas suivi les apprentissages standards légitimes (tous les musiciens ne sont pas passés par exemple par le conservatoire) et ils ne respectent pas la division du travail « standard » qui organise les carrières des professionnels. Ils sont indépendants vis-à-vis des conventions du moment dit Becker. Sur l’internet également, ils ne respectent pas les grandes conventions d’un domaine : ils créent le plus souvent leurs conventions locales ou spécifiques, comme on l’observe sur Flickr où se créé des communautés amateurs autour de règles formelles qui ne sont pas nécessairement en usage chez les professionnels ou comme on le trouve dans le domaine du remix, où les amateurs doivent parfois suivre des règles précises pour accéder à un genre. « C’est le jeu complexe du fan ».
Une autre spécificité de l’amateur est liée à leur rapport au public. L’amateur traditionnel ne se pose pas la question du public : il joue pour lui, pour ses amis. Or, avec l’internet, l’amateur se situe face à un public restreint, extime, qui est parfois un peu plus large que celui des proches ou de la communauté à laquelle il se réfère et appartient.

La dernière spécificité de l’amateur selon Becker explique Patrice Flichy, tient à la question des outils. Becker insiste sur le fait que les amateurs n’utilisent pas les outils des professionnels. Or, dans le monde numérique, les outils sont les mêmes (même si le home studio de l’amateur ne ressemble pas totalement à celui du professionnel). Avec l’internet, les outils professionnels sont accessibles à tous.

« Becker fait une approche en creux, lui permettant finalement de distinguer ce qu’est un artiste par rapport à un amateur ». Patrice Flichy acquiesce à cette définition et pousse les caractéristiques de l’amateur à l’heure d’internet encore un peu plus loin.
amateursflickr
Image : les amateurs par les amateurs, où comment la communauté de photographes amateurs de Flickr observe les amateurs.

L’amateur est un élément clef de la construction de l’identité : il choisit sans contrainte du public, du marché ou du producteur. « Quand on observe les pratiques des fans d’Harry Potter ou les comportements des jeunes sur les skyblogs, on constate que l’amateurisme est un élément fort de leur construction identitaire. C’est le lieu d’un investissement fort, dictée par la passion. Beaucoup des articles sur les phares que l’on trouve dans Wikipédia ont été écrits par des dockers et des gens de la mer par exemple. L’amateur est caractérisé par la liberté avec laquelle il circule dans sa passion, bien qu’elle puisse être tempérée quand elle s’inscrit dans un itinéraire de professionnalisation ou des contraintes de notoriété. »

L’amateur s’inscrit également dans de nouvelles formes d’apprentissage liées à l’auto-apprentissage. L’internet permet d’accéder aux connaissances et aux conseils des autres, facilement. La constitution des compétences s’appuie d’ailleurs sur une grande gamme d’amateurs, allant du profane ignorant au véritable expert d’un sujet. Dans la figure de l’amateur à l’ère d’internet, il y a quelque chose qui renvoie aux thèses d’Illitch sur la société sans école, rappelle le sociologue.

« L’amateur est un expert par en bas ». Aujourd’hui, l’expert est devenu un synonyme de spécialiste, alors qu’il était celui qui avait acquis une compétence par l’expérience, comme l’explique Michel de Certeau. C’est d’ailleurs la thèse de Sennet (Ce que sait la Main) : dans l’entreprise, à côté des spécialistes, les salariés ordinaires ont petit à petit développé une compétence, une expertise par en bas. Internet permet à cet expert par en bas d’occuper une place dans l’espace public qu’il avait des difficultés à occuper au préalable.

Dernière caractéristique de l’amateur : il s’engage par intermittence. C’est ce qui le distingue du militant, du membre d’une association… « L’amateur a un engagement éclaté, divers, qui peut-être intense, mais qui est avant tout irrégulier ». En ce sens, il est dans la continuité des nouvelles formes de militantisme apparu depuis 15 ans et que décrit Jacques Ion dans son livre La fin des militants ? : des militants non encartés, liés à des mouvements sociaux ponctuels… Internet et les réseaux sociaux facilitent largement cet engagement intermittent.

Limites d’une société de l’amateur

Pour Patrice Flichy, ces nouvelles formes de l’amateur soulèvent au moins deux questions à nos sociétés.

L’éclatement des pratiques culturelles amateurs et des savoirs semble décrire un monde où toutes les hiérarchies disparaissent. Alors que dans les pratiques amateurs traditionnelles, les compétences se mesuraient à l’aune des pratiques professionnelles, dans l’amateurisme numérique, « tout semble juxtaposé, sans hiérarchie ». Ainsi, dans Wikipédia, tout est sur le même plan : l’article de mathématique rédigé par un universitaire pour ses étudiants comme l’article sur les médecines douces écrits par des militants. Dans le domaine politique, juge Patrice Flichy, l’amateur n’a rien à voir avec le citoyen curieux de la démocratie participative. Il renvoie plutôt à ce que Rosenvallon appelle la Contre-démocratie, à l’individu qui intervient pour dénoncer ou faire circuler l’information. L’amateurisme citoyen est souvent multiple et éclaté. Le plus souvent, il se cristallise autour d’un mouvement social ou d’un évènement politique très fort. Les organisations politiques réussissent d’ailleurs parfois très bien à instrumentaliser cette participation citoyenne, comme l’a montré l’organisation de la campagne électorale d’Obama autour de MyBarackObama.com. Ce débat sur l’organisation unifiée ou éclatée de la pratique politique amateur ressemble à l’articulation entre amateurs et professionnels dans le domaine de la science. Derrière ce conflit, on en perçoit un autre : l’ensemble scientifique a tendance à constituer un savoir universel, là où l’amateur est plutôt à la recherche d’un savoir local.

Ces nouvelles pratiques de l’amateur posent également la question de la démocratisation de l’expertise : clairement, « l’expert par en bas », est un individu qui se sent légitime à participer au débat public, à débattre avec l’élu, avec l’expert spécialiste. Cette montée de la contestation des experts spécialistes, par « l’expert par en bas », est un élément important du lien entre amateurisme et internet et ressemble aux débats du XIXe sur le suffrage universel où l’on se demandait pourquoi il fallait donner le droit de vote aux analphabètes et à ceux qui n’étaient pas propriétaires… Reste que dans le débat sur la démocratisation de l’expertise, on retrouve un discours actuel assez proche de celui de la contestation des élites.

Prolongeant sa conclusion, Patrice Flichy explique encore : « On a mis beaucoup d’espoirs dans le fait qu’internet allait permettre de démultiplier la participation. Or, on constate que cette participation est assez faible et qu’elle demeure, largement, comme la participation réelle, celle des non-actifs (ce qui n’est pas sans poser problème, bien souvent). Par contre, force est de constater que les interventions contre-démocratiques, elles, occupent pour l’instant un espace sans commune mesure sur l’internet. »

Les pratiques culturelles amateurs

Pour Olivier Donnat, sociologue des pratiques culturelles au Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture, et auteur des Pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique, la question des amateurs a une histoire.

L’étude des pratiques culturelles amateurs a commencé dans les années 90 au ministère. Ces « pratiques culturelles amateurs » font référence à un concept polysémique qui a permis d’assembler des problématiques très antagonistes recouvrant 3 types de participation :

  • Le contact avec les oeuvres culturelles : une pratique extrêmement valorisée depuis Malraux, amplifiée par les discours sur la figure du créateur par Jack Lang, ministre de la Culture dans les années 80, qui consiste à mesurer la fréquentation des musées, des expositions ou des concerts. Des pratiques qui renvoient à des objets culturels très spécifiques, ayant des publics certes indifférenciés, mais favorisant plutôt l’image du « connaisseur », de l’habitué des équipements culturels.
  • La consommation de produits culturels ou audiovisuels. Face à la figure du connaisseur, ici, c’est la figure du téléspectateur ou du fan qui est questionné. Une figure longtemps très dévalorisée, « analysée en terme de passivité ou d’aliénation comme on disait dans les années 70 ». Contrairement au connaisseur, le consommateur passif porte une image repoussoir et rares sont ceux qui sont allés étudier comment les gens s’appropriaient les programmes qu’ils regardaient, souligne le sociologue.
  • Enfin, il y avait les pratiques amateurs elles-mêmes (jardinage, bricolage, modélisme…), qui ont longtemps été un « trou noir ». Les milieux culturels comme les sociologues ont longtemps évité le sujet. « Même dans le questionnaire français des pratiques culturelles, les questions sur ce sujet demeurent rares. Plus rares que dans l’enquête américaine équivalente en tout cas ».

« Les pratiques amateurs ont longtemps été renvoyées au ministère de la Jeunesse et des Sports : la Culture étant réservée aux professionnels », rappelle Olivier Donnat. Le terme amateur déclenche facilement des polémiques qui ont incité à le laisser de côté. C’est seulement dans les années 90 que le ministère de la Culture a commencé à s’y intéresser en lançant l’enquête sur les pratiques culturelles des Français. « C’était l’époque où la culture expressive (« l’expression de soi ») rejoignait de nouvelles formes de pratiques (notamment sportives) fortement investies d’un point de vue identitaire. Ces pratiques servaient à se définir soi-même. Les pratiques amateurs sont alors devenues un nouvel enjeu de politique culturelle et de recherche. »

Reste que définir le contenu culturel ou la dimension artistique qu’il pouvait y avoir dans certaines pratiques était difficile. Les travaux d’Eric Darras sur le tuning des voitures, la question de la broderie, du tricot ou du jardinage entraient-ils dans les missions du ministère de la culture ? « Une autre difficulté de l’enquête reposait sur la disparité des activités et leur caractère individuel ou collectif rendant difficile les questions communes : l’écriture d’un journal intime ayant peu de points communs avec la pratique du théâtre amateur par exemple ». Les pratiques amateurs se distinguent entre activités intimes et activités visibles, sociales.

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Image : le Tuning, l’art des classes populaires, comme le caractérise Eric Darras, et son imaginaire.

« L’enquête a néanmoins montré l’importance de la diffusion des pratiques amateurs. La moitié des Français en avait pratiqué une au cours de leur vie et 22 % en avait pratiqué une au cours des 12 derniers mois. Elle montrait l’importance des formes d’autodidaxie ainsi que le fait que les disparités territoriales et sociales étaient moins accentuées que dans le cas de la fréquentation des équipements culturels ou que de la consommation des biens culturels. Elle montrait également que les pratiques culturelles amateurs étaient très liées à l’âge (on les pratique plutôt durant l’enfance et l’adolescence avec un fort taux d’abandon avec l’entrée dans la vie active), mais que ce taux de pratique augmentait globalement générationnellement » (plus les générations étaient jeunes et avaient eu des pratiques amateurs, plus elles avaient de chance de se prolonger après l’entrée dans la vie active). « Elle montrait également le rôle des parcours de vie dans ces pratiques : les pratiques amateurs sont souvent liées à des moments de changement de statut biographique. » La retraite ou le divorce permettent de se mettre au jardinage, à la pratique d’un instrument de musique ou au chant choral. En cela, on constate des différences dans ce type de pratiques : celles qui sont transitionnelles et celles qui sont des activités tout au long de la vie.

Les pratiques amateurs sont donc multiples et induisent des formes d’engagement variées quant aux rythmes de pratiques (régulières ou pas) ou à leur importance (l’activité est-elle essentielle dans la définition de soi ou est-elle plutôt une pratique sociale ?), souligne Olivier Donnat. « Tant et si bien qu’il est difficile de se définir comme amateur : cela dépend beaucoup de la perception que chacun a de sa pratique ». Autre constat encore : les pratiques amateurs ne sont pas forcément corrélées aux pratiques de consommation culturelles ou aux pratiques professionnelles. « La moitié des gens qui faisaient du théâtre amateur n’avaient pas vu de spectacle de théâtre professionnel dans les 12 derniers mois ». Les peintres amateurs ne connaissent souvent pas l’art contemporain.

L’enquête « Histoire de vie » de l’Insee a confirmé bien des intuitions de l’enquête sur les pratiques amateurs du ministère de la Culture. Les entretiens réalisés soulignaient l’importance de l’enfance et de l’adolescence et le rôle de la famille dans « l’ancrage » des pratiques. Qu’il s’agisse d’une transmission « naturelle » en héritage (familles de musiciens ou de footballeurs…) ou en rupture (pratique du jazz dans une famille de musiciens classique), voire conflictuelle (vocation ratée) ou libératoire (accéder à un monde éloigné de son monde d’origine), comme l’évoque Christian Bromberger dans Les passions ordinaires.

Il est important, conclut Olivier Donnat de distinguer deux figures de l’amateur dans l’articulation qu’il fait de sa passion dans la vie sociale : le modèle de l’engagement total dont le but est de professionnaliser sa passion ou d’organiser sa vie sociale autour de l’objet de sa passion et le modèle de l’engagement intime où l’activité demeure bien souvent coupée de sa vie sociale.

Le rôle des amateurs

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