Ragots des villes et ragots des champs : les usages et impacts des médias sociaux ne sont pas les mêmes dans l’Amérique urbaine et rurale

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article assez étrange du New York Times, intitulé « Dans les petites villes, les ragots pénètrent le web et deviennent nocifs ». On le doit à Arthur Gregg Sulzberger.

Le papier commence par décrire une petite ville du Missouri, Mountain Grove, où on a l’habitude de dire que « tout le monde sait ce que fait tout le monde, et quand quelqu’un ne le sait pas, il a une hypothèse solide ». Dans cette ville de 5 000 habitants, on a récemment cessé de se rendre au café du coin pour échanger les derniers potins, la préférence étant depuis peu donnée au « Mountain Grove Forum« , hébergé par un réseau social du nom de Topix, où les habitants peuvent lire et écrire, de manière anonyme, les messages les plus désagréables concernant les uns et les autres.

Mountain Grove, Missouri
Image : Mountain Grove, Missouri, via Google Street View.

Au café du coin, on dit que le forum a provoqué des rixes et des divorces. Le propriétaire voit ce forum comme un « cloaque où grenouille la diffamation ». La femme du cuisinier, quant à elle, a été la cible d’un post intitulé « freak » dans lequel cette mère de deux enfants était qualifiée de pute ex-toxico et malade du SIDA. Rien de cela n’était vrai, les conséquences en revanche furent réelles : des relations ont arrêté de parler au couple, aller à l’épicerie est devenu un enfer, la femme du cuisinier a beaucoup pleuré, pensé au suicide et le couple a décidé de déménager.

La journaliste explique : « L’Amérique rurale – où vit une population plus âgée, plus pauvre et plus reculée – a pris du retard par rapport au reste du pays en ce qui concerne l’Internet. L’usage croissant des médias sociaux y soulève des questions familières sur la diffamation et la vie privée, mais dans les petites villes, cela ne va pas sans complications. Les mêmes sites qui ont été créés comme des lieux d’échanges bienveillants sur les dernières nouvelles et la politique locales sont des ramassis de ragots infondés, remuant le ressentiment dans des communautés où les liens sont profonds, où la mémoire collective remonte loin et où l’anonymat est un concept nouveau. »

Mountain Grove Forum
Image : Le Mountain Grove Forum.

Christian Sandvig, un professeur de l’université de l’Illinois explique à la journaliste qu’à la génération précédente, alors même que la technologie avait évolué, beaucoup d’habitants de l’Amérique profonde restaient accros aux lignes de téléphoniques partagées qui permettaient aux voisins d’entendre les conversations des uns et des autres. Ce même professeur ajoute : « Il y a quelque chose dans la culture rurale qui semble pousser les gens à tenir leurs conversations en public ».

Or, un site comme Topix qui est assez peu fréquenté par les urbains, voit son audience croître dans les Appalaches, dans le sud rural, et a trouvé une niche inespérée dans des communautés de quelques centaines ou quelques milliers de personnes. Et si l’on constate que les propos négatifs qui sont mis en ligne semblent se dissiper naturellement parmi les habitants des grandes villes, mais ils s’enroulent comme des pelotes de fils barbelés dans des petites villes où les insultes ne sont pas facilement oubliées. Des forums ont été fermés par des autorités locales, des procès ont eu lieu et même, à Austin dans l’Indiana, une femme s’est tuée, avec ses trois enfants. Quelques heures avant, elle avait écrit sur le site où son divorce était un sujet de conversation : « Il est maintenant temps d’ôter toute cette douleur ».

Et le journaliste de citer plusieurs exemples de ces réseaux sociaux locaux qui sont devenus des lieux de diffamation entre voisins.

Du côté de Topix, le site qui héberge certains de ces forums, on observe ce détournement de l’usage prévu initialement. Le site se voulait un agrégateur d’informations hyperlocales avec des pages séparées pour toutes les communautés du pays. Mais sa croissance a principalement eu lieu dans les petites villes et les commentaires sur la vie locale se sont changés en ragots. Ce qui est intéressant, c’est l’interprétation qui est faite par l’entreprise : elle se dédouane derrière la liberté d’expression. L’un des dirigeants explique que les commentaires sont drôles, qu’ils transforment les ragots privés en ragots publics, qu’ils offrent une plateforme pour les gens qui ont des choses négatives à exprimer, et que tout cela est bon pour le business. Ce même dirigeant raconte que l’entreprise a tenté de retirer tous les commentaires négatifs, mais a cessé en constatant que plus personne n’allait visiter le site. Il ajoute que ces forums peuvent jouer un rôle journalistique en permettant de dénoncer certaines choses et de discuter de la politique locale. 9 % pour des posts ne sont pas affichés parce qu’un logiciel les détecte comme insultant (notamment parce qu’ils sont racistes), 3 autres % sont retirés suite à des plaintes… Il n’empêche, le site regorge de messages qui dépassent les limites, ce dont les dirigeants se moquent parce que le responsable légal n’est pas Topix mais celui qui a rédigé le billet. L’entreprise dit recevoir une demande par jour de la justice pour qu’un post soit identifié en vue de poursuite.

A Mountain Grove, la petite ville du Missouri mentionnée au début de l’article, la femme traitée de pute toxicomane explique qu’elle n’a pas assez d’argent pour porter plainte. Et même si elle le faisait, ça ne changerait rien : « Dans une petite ville, explique-t-elle les rumeurs ont la vie longue. »

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 1er octobre 2011 était consacrée aux web studies, l’étude du web à l’université, en compagnie de Vincent Lemire, maître de conférences en histoire contemporaine et responsable pédagogique du Master Cultures et Métiers du Web de l’université de Marne-La-Vallée et trois de ses étudiants Perrine Guinel, qui a travaillé sur « La figure du hacker » ; Vincent Bremond, sur « Proxi-web et web solidaire » et Leny Gourven sur « Encyclopédisme et Wikipédia ».

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0 commentaires

  1. Ben tout dépend : le fait que Topix ne prenne que dans les campagnes rurales, et pas dans les villes; qu’il y ait une inflation de commentaires négatifs… Cela peut être lié à une certaine forme de mentalité de petites villes, dans lesquelles le concept d’anonymat ne s’est pas développé comme dans les grandes villes (où l’anonymat va par la force des choses).
    J’ai regardé votre lien, qui est beaucoup moins argumenté que l’article en question. Où avez-vous de la néophobie dans l’article du Times ? Où voyez-vous qu’Internet y est comparé à une plaie d’Egype ? Pourriez-vous citer précisément ?
    Reste à savoir si ces faits sont avérés : il n’est pas impossible que cet article ne fasse que refléter un préjugé, ou un biais dû au manque de perspective historique.
    Je ne pense pas qu’étiqueter un fait de « réactionnaire » le fasse disparaître, ni ne fasse avancer le débat.
    Il y a des éléments de réflexion intéressants dans cet article.

  2. @jean : Où avez-vous vu, dans l’article du NYT ou même dans le commentaire de Xavier Delaporte, ci-dessus, une « représentation du web comme le diable » ? Et je souscris à la remarque de Zaapataa au sujet de votre commentaire sur votre blog qui manque un tant soit peu d’arguments.

    De grâce, faites un petit effort et allez fouiller un peu dans les rayons des biblitohèques universitaires de sciences humaines (sociologie, psycho, ethno…) ils regorgent de mémoires, de thèses et d’études sur les cultures populaires rurales qui mettent en évidence des phénomènes de ragots pléthoriques comme ceux qu’a observé Sulzberger.

    Petite parenthèse à l’intention de Xavier Delaporte qui, dans son émission sur France Culture, expliquait qu’il n’avait pas eu le temps de chercher le sexe de l’auteur(e) du papier du NYT : si j’en crois cet article du NYMag (http://nymag.com/daily/intel/2010/04/in_cooperstown_ag_sulzberger_b.html), il s’agit d’un homme. 😉

    On peut difficilement reprocher à Sulzberger d’avoir pris la peine d’interviewer Christian Sandwig, prof à Urbana dans l’Illinois, histoire d’éclairer les comportements divers et variés — mais quand même pas géniaux — de la petite ville de Mountain Grove. Quand on est journaliste au NYT et qu’on va chercher le point de vue d’un universitaire comme Sandvig, réputé pour prises de positions plutôt libérales quant à l’intégration des nouvelles technologies dans l’éducation (exemple ici : http://www.rslnmag.fr/blog/2011/9/23/rsln_social-media-collective_internet-doit-etre-enseigne-en-premiere-annee-de-fac_et-vite_/) pour qu’elles deviennent des outils à part entière dans notre vie quotidienne, je ne pense pas que la démarche soit « néophobe ».

    Le problème qui est posé est ce qu’on fait des comportements humains y compris les plus séculiers, orduriers ou non, à l’heure où les vecteurs de communication publique se transforment et se multiplient de façon exponentielle.

    Le propos n’est pas de dire « Internet, c’est mal, on bloque tout », mais peut-être de réfléchir aux outils (intellectuels, éthiques, moraux, sociaux…) qui manquent à n’importe quel citoyen. Il est évident que les milieux ruraux et les milieux urbains vivent la communication de façon différente en raison déjà de cette valeur de l’anonymat qui disparaît dans les petites villes. C’est d’autant plus vrai en Amérique du Nord et encore plus vrai aux États-Unis où le communautarisme est tellement développé dans les milieux ruraux qu’il est devenu une condition de survie à ces macrosociétés qui priorisent le quotidien à l’échelle humaine.

    Regardons les choses également dans l’autre sens : la solidarité entre les individus n’est pas une chose courante dans les grandes villes où règne l’anonymat. Les réseaux sociaux et les forums, pour le coup, viennent combler ce vide et jouent leur rôle de lien social. En cela, ce sont plutôt les arguments de Topix qui sont contestables en se dégagent de toute responsabilité de diffamation et en se protégeant derrière le premier amendement de la constitution américaine.

    Je crois au contraire que cet article du NYT soulève de vrais problèmes de société où les innovations sont toujours assorties d’un mode d’emploi (trop ?) standard qui ne tient pas compte des catégories d’usagers vers lesquelles ces nouveautés sont destinées (voir à ce sujet Akrich, Callon et Latour : http://en.scientificcommons.org/57772450).

    Cordialement.