Le prolétariat à l’heure des machines

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article publié dans l’hebdomadaire britannique The Economist le 3 décembre et intitulé : “Le retour des ordinateurs humains”.

« C’était à la fin de l’été 1937 et la reprise post-crise était en train de caler. Le gouvernement américain avait de l’argent à dépenser pour la relance, mais, l’arrivée de l’hiver étant imminente, peu de projets de construction pouvaient être lancés. Il fut donc décidé de créer des postes d’employés de bureaux. L’un d’eux était situé à un étage d’un vieil et poussiéreux immeuble industriel new-yorkais, pas loin de Time square. Il était censé accueillir 300 ordinateurs – mais des êtres humains, pas des machines.

Ces ordinateurs produisaient les calculs nécessaires à la création de tableaux mathématiques, un outil de référence alors indispensable à beaucoup de scientifiques. Les calculs étaient complexes et ces ordinateurs, en grande partie recrutés dans les rangs du prolétariat new-yorkais, ne possédaient que les bases des mathématiques. Les mathématiciens en charge du projet travaillèrent donc à la division des calculs en suite d’opérations simples, dont l’accumulation finissait par donner les résultats recherchés.

Cette technique a été employée pendant des décennies en Amérique et en Europe. Le secteur de l’informatique humaine a même eu son propre journal et son propre syndicat. Ces bureaux calculaient des trajectoires balistiques, traitaient les statistiques du recensement et prévoyaient le déplacement des planètes. Ils ont continué d’exister jusque dans les années 60, quand les ordinateurs électroniques sont devenus suffisamment bon marché pour faire entrer cette activité dans l’Histoire.

MechanicalTurkbySalon
Image : Illustration provenant d’un article de Salon de 2006, inspirée par le Turc Mécanique originel, cet faux automate du XVIIIe siècle sensé joué aux échecs.

Jusqu’à récemment. Car depuis quelques années, l’informatique humaine est réapparue. La nouvelle génération des ordinateurs humains est en charge de nouvelles tâches, mais ils ressemblent à leurs prédécesseurs par bien des aspects. Ils sont répartis pour remplir des tâches que les ordinateurs ne peuvent pas remplir. Ils sont employés en grand nombre et sont organisés en chaines de travail rationalisées. Et, comme c’était le cas avant l’ère des ordinateurs électroniques, les fruits de leur travail sont combinés pour générer des résultats qui pourraient difficilement être produits autrement.

Dans une expérience qui prouve ce principe et a été réalisée cette année, les ordinateurs humains ont été utilisés pour créer les entrées d’une encyclopédie. Comme lorsqu’il s’agit de calculer, c’est un métier qui exige une qualification, mais une qualification qui peut être divisée en parties simples, comme la recherche initiale, l’écriture et l’édition. Aniket Kittur et ses collègues de l’Institut d’interaction homme-machine de la Carnegie Mellon University de Pittsburgh en Pennsylvanie ont créé un logiciel, CrowdForge, qui organise ce processus. Le logiciel distribue des tâches à des travailleurs en ligne grâce à Mechanical Turk, un site d’externalisation du travail appartenant à Amazon. Les travailleurs envoient en retour leur travail à CrowdForge, qui combine les retours et donne des résultats étonnamment lisibles. Plusieurs start-ups américaines fonctionnent sur ce principe. L’une d’elles, Casting Words, divise des fichiers audio en blocs de 5 minutes et les distribue à des gens pour qu’ils les retranscrivent. Chaque transcription est automatiquement envoyée à d’autres travailleurs pour vérification et quand elle considérée comme assez bonne, un ordinateur (électronique cette fois) assemble les segments et retourne le produit fini au client. Une autre start-up (Cloud Crowd) utilise le même système pour des traductions. Une dernière a recours à des travailleurs en ligne quand les ordinateurs électroniques échouent dans la reconnaissance d’objets photographiés sur iPhone.

Mais le meilleur reste à venir. Dans les bureaux de calcul d’antan, les chaînes étaient coordonnées par des cadres, souvent des mathématiciens, qui avaient travaillé à la manière de déconstruire les calculs complexes auxquels les ordinateurs humains allaient s’attaquer. Aujourd’hui ce sont des contremaîtres de silicium qui supervisent les ordinateurs humains. Ces algorithmes, qui coordonnent les travailleurs branchés sur ces plateformes de travail à la pièce en ligne, sont assez nouveaux et susceptibles de devenir de plus en plus sophistiqués. Les chercheurs sont par exemple en train de créer un logiciel qui permette plus facilement d’assigner les tâches aux travailleurs – ou, pour le dire autrement, de programmer les humains.

Eric Horvitz, du laboratoire de recherche de Microsoft à Redmond a réfléchi à la manière dont un tel logiciel pourrait être utilisé. Il imagine un avenir dans lequel des algorithmes coordonneraient une armée de travailleurs humains, de senseurs physiques et d’ordinateurs conventionnels. Dans le cas où un enfant disparaîtrait, par exemple, un algorithme pourrait assigner certains volontaires à la fonction de recherche, demander à d’autres d’examiner les images de vidéosurveillance. Le système irait aussi à la pêche dans les informations locales pour trouver des cas similaires. Ces éléments seraient combinés pour créer un cyborg détective.

Cela semble terriblement futuriste, et assez différent de la computation à base d’encre et de papier qui était celle d’antan. Mais David Alan Grier, un historien de l’informatique à l’université George Washington, pense que les architectes de ces nouveaux systèmes pourraient apprendre beaucoup en étudiant les anciens. Il pointe que Charles Babbage (Wikipédia), qui avait imaginé le premier ordinateur mécanique, avait beaucoup réfléchi à la manière de réduire les erreurs faites par les ordinateurs humains. Babbage a compris que le fait de dupliquer les taches et de comparer les résultats n’était pas suffisant, car des travailleurs différents ont tendance à faire les mêmes erreurs. La meilleure solution est de trouver différentes manières de faire le même calcul. Si deux méthodes donnent la même réponse, le résultat a plus de chance d’être le bon, a compris Babbage.

Il y a beaucoup d’autres choses intéressantes à trouver dans l’histoire, explique Grier. Les pionniers de l’informatique humaine ont aussi beaucoup écrit sur la meilleure manière de briser un calcul complexe en sous-tâches complètement indépendantes les unes les autres. Grier est souvent invité à des conférences sur l’informatique humaine, et il aime y inciter les chercheurs à aller se plonger dans les leçons oubliées, mais pertinentes des premiers chapitres de l’histoire de l’informatique. »

Voici pour ce texte de The Economist qui m’étonne sur un point : rien sur l’aliénation que cela représente de fournir un travail comme celui-là. Traduire un fragment de texte, transcrire un fragment de son, c’est une sorte de fordisme informatique dont on peut penser qu’il n’est pas sans conséquence. Cette manière dont le secteur tertiaire réinvente le prolétariat est toujours fascinante. Mais ça, The Economist s’en fout.

Xavier de la Porte

“Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 17 décembre 2011 était consacrée aux prêtres à l’heure du numérique avec le père Laby et l’abbé Seguin.

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0 commentaires

  1. « Rien sur l’aliénation que cela représente de fournir un travail comme celui-là. Traduire un fragment de texte, transcrire un fragment de son, c’est une sorte de fordisme informatique dont on peut penser qu’il n’est pas sans conséquence. Cette manière dont le secteur tertiaire réinvente le prolétariat est toujours fascinante. Mais ça, The Economist s’en fout. »

    Cinq lignes reléguées en fond de texte ne donne pas non plus l’impression que ce soit votre préoccupation principale si je puis me permettre.
    Trois pater et deux ave glissés pour soulager sa conscience de gauche tout en montrant les mécréants qui jamais ne se repentent ; j’espère que vous me le pardonnerez mais je n’ai pu m’empêcher de sourire.

    Article fort intéressant ceci-dit. J’ignorai tout des syndicats des ordinateurs humains. Tiens d’ailleurs, retrouver les périodiques que ces derniers ont ans-doute rédigé pourraient peut-être creuser la question du fordisme informatique.

    (Oui, oui. Vous pouvez considérer cette dernière réflexion comme une poussée de jésuitisme à laquelle je sacrifie mon tour. La poutre, la paille, tout ça.)

  2. @niceorimmoralli
    Comme l’indiquent les guillemets, l’article consiste, à l’exception du dernier paragraphe, en une traduction presque littérale de l’article de The Economist. Ce qui explique que la question des conséquences sociales n’intervienne qu’à la toute fin, comme un commentaire à l’article traduit, commentaire rapide car ce texte étant lu à la radio, il ne peut pas s’étendre à l’infini.

  3. @Xavier de la Porte,

    Veuillez me pardonnez pour cette intervention suite à une lecture à ce point rapide qu’elle manqua les signes de ponctuation nécessaires à la bonne et totale compréhension du texte.
    Veuillez me pardonner également pour n’avoir pas écouté votre dernière émission qui m’aurait sans doute épargné cette erreur d’interprétation.
    Enfin, je vous demande de me pardonner pour la troisième et dernière fois (au moins pour aujourd’hui) mais, pour être un lecteur régulier deThe Economist (même si j’ai loupé l’article mentionné ici), je ne crois pas que l’indifférence sociale que vous semblez leur prêter soit générale, loin de là.
    D’où ma réaction un peu vive (et complètement à côté pour le coup).

  4. @niceorimmorally
    Vous êtes triplement pardonné 🙂

  5. Évidemment on pourrait comprendre cet « cyborgisation » d’un point de vue efficacité ET dans le cadre d’un projet collectif.

    Ici c’est le fordisme de retour version 2, zéro humanité.
    Les entrepreneurs n’ont pas d’imagination, mais une capacité à faire suer toujours plus ce qui font la richesse et la valeur d’une entreprise, les salariés.

    On mesure également l’aveuglement et la duplicité des experts prédisant dans les années 70 que l’informatisation allait libérer la société, l’homme.

  6. La chose paraît ôh combien étrange, étonnante et même rare. Mais à y regarder de plus près, toute la vie économique actuelle est exactement organisée comme cela. C’est la sous-traitance globale généralisée. La puissance informatique en ajoute une couche….
    Etonnant, non ?

  7. Merci pour ce billet.

    Une réflexion qui me vient en le lisant : il y a dix ans, je travaillais dans un centre d’appel, au service client d’une grande enseigne de téléphonie mobile également engagée dans le bâtiment et la vente d’espace disque disponible.

    Les méthodes appliquées dans ces centres d’appels ne me rappelaient pas le fordisme, mais bien le taylorisme : la division scientifique du travail appliquée au service et au contact humain.

    Les tâches dans ces centres d’appels sont contrôlées, minutées, une question doit amener une réponse précise, tout n’est que procédure. L’objectif de des centres d’appel est d’offrir une version humaine de la voix synthétique des répondeurs qui parfois nous agacent. J’y voyais là une forme d’aliénation où le « conseiller clientèle » doit réussir à faire abstraction de ses émotions et de son empathie pour répondre par la procédure dans un temps compté, car minuté. Un exercice très difficile à long terme et extrêmement éprouvant pour le « conseiller ».

    Ce système de centres d’appels est kafkaïen autant pour le client que le conseiller, pris tous les deux dans des procédures sur lesquelles ils n’ont aucune prise. Les machines elle, n’ont pas le problème des émotions.