Questions numériques 2012-2013, le temps des ruptures (2/2) : le point de vue des entrepreneurs et créateurs

Si la première table ronde de la journée Questions numériques a réuni essentiellement des acteurs collectifs, la seconde a vu se succéder des représentants du monde de l’entreprise, du design et de la création artistique.

Vers une « grosse fatigue » numérique ?

Isabelle Bordry, présidente du WebMediaGroup, spécialisé dans le commerce électronique, a choisi le scénario sur la grosse fatigue numérique, en précisant toutefois qu’elle avait plutôt l’intention d’aller contre cette hypothèse.

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« Voilà 15 ans que j’observe les évolutions de l’internet« , raconte-t-elle. « Quand j’ai rejoint Yahoo en 1997 », a-t-elle rappelé, « personne ne connaissait cette entreprise, et on pensait qu’il n’y aurait pas besoin longtemps de moteurs de recherche : une fois que les gens sauraient où aller, ils n’y auraient plus recours ! » Les usages ont démontré le contraire.

Les années 2005-2007 ont constitué une période charnière en France. L’accès au haut débit a permis de faire entrer le Net dans la vie privée de millions de gens. En 15 ans, le numérique a bousculé tant la vie privée que professionnelle. Pourtant, tout le monde connait des problèmes liés à la surcharge cognitive.

Quand on lit des rapports de l’Inserm, on apprend que le cerveau n’est pas multitâche : lorsqu’il accomplit simultanément plus de deux travaux, il perd grandement en efficacité. De plus en plus de gens se fatiguent, ont des burnout qui proviennent en grande partie des difficultés intrinsèques aux outils numériques que nous utilisons. On est dans des systèmes où on traite de l’info en permanence. On peut échanger dix mails sur un sujet sans pour autant parvenir à le mettre en perspective.

« Que faire face à cette surenchère informationnelle ? », s’interroge la web entrepreneur. Il faut être capable de prendre du recul. Par exemple, comme le pratiquent certaines entreprises, gérer ses mails à certaines heures précises de la journée, être offline à certains moments, apprendre à rester focalisé sur un sujet unique ou obliger les employés a produire une décision au bout d’un certain laps de temps et pas avant.

Mais, a tempéré Bordry, la situation va beaucoup évoluer avec la génération Y. Les jeunes d’aujourd’hui arrivent à mieux utiliser les outils en parallèle, à jongler. Les nouvelles générations, semblent plus capables d’intégrer ces technologies pour éviter ces « grosses fatigues ».

Après tout, ce n’est pas la première fois qu’on s’inquiète de l’impact de nouveaux outils sur notre mécanique mentale. Quand le livre imprimé est arrivé, ne s’est-on pas interrogé sur la capacité des gens à continuer à mémoriser ?

La dualité de l’internet

Philippe Lemoine, PDG de Laser et président de la Fing, a choisi quant à lui deux scénarios : Internet 1969-2013 et « Rendez-moi mes données ».

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Le premier, concerne l’actuelle tendance des opérateurs a créer des réseaux privés de type iTunes et traite aussi des attaques contre la neutralité du net. Pour Philippe Lemoine, ce scénario est « probable, pédagogique et actuel », nombreux étant les acteurs réclamant la fin de la neutralité du net.

Or l’internet est, par essence, une dualité. Il y a d’un côté ce pôle libertaire, se réclamant d’une communication de pair à pair qui constitue l’essence même d’internet, au point que certains considèrent maintenant que la Toile devrait être qualifiée de bien commun de l’humanité. Mais d’un autre côté, le Web, correspond également aux plus grosses capitalisations boursières mondiales. Ce sont les innombrables interactions entre ces deux pôles font que l’écosystème fonctionne : « l’internet libertaire vit parce qu’il y a à côté un internet marchand, qui se montre en mesure de capter les innovations de l’internet libertaire » et inversement.

Or plus on distingue l’économie de marché d’un côté et la communication et le développement personnel de l’autre, plus les deux domaines ont une relation qui joue de ses complémentarités.

A cette dualité propre à l’internet s’ajoute aujourd’hui la société dans son ensemble. Internet doit jouer un rôle pédagogique, il faut que la société apprenne à son contact, sinon, elle va élaborer des règles sans rapport avec la réalité. Comme le montre par exemple les derniers évènements qui ont « enseigné » à la société qu’on ne contrôlait pas aisément le réseau : la suspension de Sopa/Pipa aux États-Unis ou la réaction des Anonymous après le raid du FBI sur Megaupload… Pour l’avenir d’internet, il faut créer une modernité qui ne soit pas en retard, estime Philippe Lemoine. Internet marche à travers des conflits potentiels, il faut qu’internet meure pour que vive l’internet !

Philippe Lemoine s’est également penché sur le scénario « Rendez-moi mes données ». Selon lui, cet exercice de prospective a pas mal de chances de se développer d’une façon ou d’une autre. À force d’accumuler des données, les entreprises vont se rendre compte qu’elles sont dans des impasses… Et qu’elles ont tout intérêt à fidéliser leurs cliens via les données. « La fidélisation sera plus forte si on opte pour « un marketing de la liberté » » consistant à rendre les données aux citoyens. Mais les entreprises n’arrivent à sortir de leur logique que lorsqu’elles ont des clients organisés en face d’elles, comme c’est le cas avec leurs fournisseurs par exemple. Comment faire de la concertation avec des clients consommateurs par nature disséminés, individualisés ? Qui viendra aider ces clients à comprendre quoi faire de leurs données ? Plus que de tiers de confiance, nous aurons besoin de tiers d’intelligence et d’alliance, conclut le président de la Fing.

Revenir au Faire

Jean-Louis Fréchin, designer et fondateur de No Design, a choisi le thème de « l’industrie de proximité », un scénario qui explore la perspective de la relocalisation de la production.

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Aujourd’hui, a-t-il dit, le produit dans l’entreprise est une sorte de commodité : la marque compte plus que le produit. « « On possède les objets plus qu’on ne les utilise » Tant et si bien que dans certaines entreprises, 95 % des personnes qui font partie du centre technique travaillent pour le marketing. Cela explique en grande partie la « crise des objets » que nous traversons, qui est d’autant plus importante en France que nous ne sommes pas un peuple d’industriels. Ce constat doit reposer la question du « Faire ».

« Faire des objets est à la fois social, éducatif, organisationnel et industriel », explique le designer. Les FabLabs ont une dimension sociale importante. Ils ont également un enjeu éducatif essentiel : « faire faire pour faire comprendre ». Ils ont aussi un enjeu organisationnel pour les grandes entreprises : l’endroit où l’on fait est aussi un lieu d’innovation. Enfin, ils sont aussi des endroits pour descléroser les entreprises. On ne peut réindustrialiser pour réindustrialiser. Nous devons savoir ce que nous produirons. Nous avons besoin de créer « l’atelier Nouveau Monde industriel ».

Au-delà des objets, nous allons pouvoir créer une nouvelle relation avec les clients et même leur laisser terminer le produit. Ce sont les usagers qui trouveront les futures applications, conclut Jean-Louis Fréchin en rappelant l’exemple du développement de la radio en France, née des amateurs, ces « sans-filistes » qui ont non seulement fabriqué les objets, mais inventé les premières émissions de radio.

Territoires et éducation

Jérôme Delormas, directeur général de la Gaité Lyrique, a choisi – et combiné – deux scénarios : celui consacré aux Sécessions territoriales et celui consacré à l’implosion et la reconstruction de l’éducation.

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Mais plutôt que les commenter, il a préféré, lui, élaborer son propre scénario.

Reprenant l’idée propre aux « sécessions territoriales » selon laquelle chaque région se distingue des autres par des services qu’elle offre à ses propres habitants, Delormas a insisté sur le caractère paradoxal que pourrait alors revêtir le théâtre de la Gaité Lyrique. Dans ce futur proche, et si on suit les idées du scénario, « se loger à Paris c’est aussi se loger à la Gaité », mais la Gaité est également égalitaire ; elle ne peut être un service offert exclusivement aux riverains. Elle se retrouve donc forcément en conflit avec les opérateurs, car elle n’applique pas les règles de préférence municipale. De plus, par sa technologie de connexion en temps réel avec de nombreuses autres villes du monde, elle apparait comme un objet délocalisé. Sa capacité médiatique suscite la méfiance des autorités et aussi celle, a précisé Delormas, « des malfaiteurs ».

Au plan éducatif, la résidence d’entrepreneur culturel lancée en 2012 attire des jeunes pousses prometteuses. L’offre de formation de la Gaité se développe, liée à la crise de l’éducation ; on y crée des ateliers de hacking, de survie numérique.
Les jeunes en rupture avec le système scolaire sont d’abord attirés par les jeux vidéos qu’on y trouve, mais sont ensuite intéressés par le modèle éducatif. De nombreux jeunes impliqués dans des projets de recyclage, d’agriculture, etc. trouvent ici une issue. L’Éducation nationale s’intéresse de près au modèle développé.

Le square devant le théâtre est transformé en jardin partagé et les places de parking deviennent des microfermes. Paradoxalement alors que la Gaité s’affranchit des obligations de ses autorités de tutelle il devient un pôle d’attractivité pour la région.

Au-delà des barrières nationales

Après les interventions des invités, quelques questions du public ont permis d’approfondir le sujet, notamment autour des enjeux internationaux du futur proche. Quid de la Chine, par exemple, ou de l’Inde ? Pourra-t-on imaginer qu’un jour ces pays deviennent le laboratoire R&D du monde, et fassent fabriquer leurs produits en Europe, à l’inverse de la situation que nous connaissons aujourd’hui ?

Alors que Daniel Kaplan a souligné, que, de toutes façons, il est douteux que la Chine ait jamais besoin de l’Europe pour fabriquer ses produits, Philippe Lemoine a rappelé que, vu du côté chinois, la situation que nous vivons depuis 300 ans, où c’est l’Occident qui concentre essentiel de la puissance mondiale, est une aberration qui va bientôt se terminer. La Chine, pense-t-on là-bas, va bientôt reprendre la place de première parmi les nations, qu’elle a occupé pendant des millénaires. Mais il ne faut pas oublier l’Afrique, a-t-il ajouté, qui peut, avec la révolution numérique, dépasser ses problèmes de transport et développer un nouveau modèle de développement très profitable.

Jérôme Delormas a confirmé que par rapport à ces pays d’Asie, l’Europe et singulièrement la France, semblait très conservatrice. De son côté, Jacques-François Marchandise, de la Fing, a remis en cause l’idée même selon laquelle on pourrait « être en retard » par rapport à un progrès prédéterminé. « Et si la notion de retard était elle-même… en retard ? »

Rémi Sussan

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