#Lift12 : Quand les crises secouent les médias sociaux

Comment les médias sociaux changent-ils nos rapports aux crises humanitaires, politiques ou sociales qui secouent nos sociétés ? C’est la question à laquelle ont tenté de répondre Farida Vis et Kevin Anderson sur la scène de Lift 2012.

Farida Vis (@flygirltwo) est spécialiste des médias sociaux à l’université de Leicester. En partenariat avec l’équipe du Guardian et son projet « Comprendre les émeutes », elle a examiné et analysé (avec d’autres chercheurs) quelques 2,6 millions de tweets collectés durant les émeutes qui ont secoué l’Angleterre durant l’été 2011. Elle travaille actuellement à l’écriture d’un manuel avec Mike Thelwall intitulé Researching Social Media. Elle est également l’une des fondatrices d’Open Data Manchester, où elle vie.

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Image : Farida Vis sur la scène de Lift, photographiée par Ivo Näpflin pour LiftConference.

Ce que Twitter révèle des émeutes britanniques

L’histoire des émeutes de l’été 2011 au Royaume-Uni a commencé le 4 août à Tottenham, quand un homme a été abattu par la police, explique Farida Vis dans sa présentation. Le 6 août, sa famille est venue demander des explications au poste de police, afin de savoir ce qu’il s’était passé. Mais elle n’en a reçu aucune. La tension a éclaté le soir même. Des voitures de police ont brûlé, les pillages et les courses poursuites entre police et jeunes ont commencé. L’image choc qui a enflammé les réseaux a été celle d’un bus à impériale en feu. Le lendemain, la violence s’était étendue au nord et au sud de Londres, dans plusieurs quartiers. Le 3e jour, 22 quartiers de Londres (sur 32) sont touchés par des troubles. On déplore 2 morts. Les émeutes s’étendent dans les Midlands, à Birmingham, à West Bromwich, Nottingham, Leicester, Liverpool… Le 4e jour, Londres est envahi par la police et on y dénombre peu d’incidents, mais les émeutes continuent de s’étendre ailleurs. A Birmingham, 3 jeunes musulmans sont écrasés par une voiture. Dans le centre-ville de Manchester et Salford, les pillages sont violents.

Dans les médias, les politiciens anglais ont unanimement dénoncé cette « criminalité pure et simple », sans faire aucun lien avec la pauvreté, l’absence d’éducation ou les situations économiques et sociales dans lesquelles vivent les populations des quartiers touchés par les émeutes. Pour eux, il n’était pas même la peine de mener une enquête.

Les médias et les politiques ont accusé les médias sociaux d’être responsables de ces émeutes, notamment BBM (BlackBerry Messenger), Facebook et Twitter. David Cameron, le premier ministre britannique, se disait « frappé par la façon dont les émeutes s’organisaient via les réseaux sociaux » et demandait à ce que les gens convaincus de violence ne puissent plus les utiliser. La députée conservatrice, Louis Mensch proposa même de fermer temporairement Facebook et Twitter, à la manière des dictateurs égyptiens ou tunisiens… Des gens se sont fait arrêter pour avoir posté des messages sur Facebook et ont reçu des condamnations très dures : 3 personnes ont été condamnées à 4 ans de prison ! rapportait la BBC (dans cet article également).

Pourtant, tout le monde ne condamnait pas les médias sociaux. La police notamment a rapidement expliqué que Twitter était pour elle un canal d’information vital, permettant d’éliminer les rumeurs, de communiquer avec des gens. Quant à l’opinion publique, selon un sondage, 70 % des gens étaient favorables à la fermeture des réseaux sociaux lors d’évènements de ce type… Les plus forts tenants de cette censure étaient bien sûr chez les gens qui ne les utilisaient pas, notamment les plus de 65 ans !

Le journal britannique le Guardian a rapidement lancé une étude sur le sujet. « Mon projet fait parti de cette enquête. Il a consisté à étudier 2,6 millions de tweets sur les émeutes transmis pas Twitter, concernant plus de 700 000 comptes individuels. A l’origine, nous voulions regarder le rôle des rumeurs, comprendre s’il y avait eut des provocations, des incitations aux émeutes via Twitter et enfin quel était le rôle des différents acteurs sur Twitter », explique Farida Vis. Le Guardian a publié une frise chronologique des Tweets par ville montrant que la majorité du trafic et des échanges ont toujours eu lieu après les incidents plutôt qu’avant. En fait, le pic d’audience était lié au hastag #riotcleanup, appelant les gens à venir nettoyer les rues après les émeutes, qui aurait été vu par quelque 7 millions de personnes.

Farida Vis s’est également intéressée au rôle des rumeurs afin de comprendre comment elles s’étaient diffusées via Twitter jusqu’à être confirmées ou déniées. On trouvait des messages disant que les animaux du Zoo de Londres avaient été libérés, ou que la grande roue de Londres était en feu… Farida Vis et ses collègues ont observé par le détail comment les rumeurs se diffusaient de manière très virale sur Twitter en développant une cartographie dynamique spécifique. Les gens commencent par répéter la rumeur, via la fonction Retweet. Au bout d’une heure, on voit apparaître des gens qui posent des questions avant que la dénégation se répande à son tour peu à peu, même si parfois la rumeur se reproduisait à nouveau, comme les répliques d’un tremblement de terre.

« Nous n’avons trouvé aucune preuve d’incitation aux violences », explique Farida Vis. Par contre, les gens se mettaient en concurrence pour savoir qui avait lancé la meilleure rumeur, comme un jeu. Mais ce n’est pas cela qui a visiblement le plus choqué Farida Vis. « On lisait sur les sites sociaux, un tombereau de haine à l’encontre des pilleurs ». Si les études de Farida Vis et de ses collègues montrent que Twitter a été plutôt utilisé à des fins positives durant ces émeutes, c’est oublier le déluge de haine extrêmement violent, provenant non pas des émeutiers, mais se déversant contre eux.

Les chercheurs ont également observé qui avait tweeté les émeutes en classant les comptes. Sans conteste, ce sont les médias grands publics traditionnels et les journalistes célèbres qui ont été le plus cités. Le compte individuel le plus cité a été @riotcleanup et les services d’urgence, notamment le compte de la police de Manchester. Les chercheurs ont même remarqué 3 comptes parodiques dans le top 200 des comptes Twitter qui ont évoqué les émeutes, diffusant des commentaires et des images satiriques autour des évènements.

Incontestablement, les données permettent de mieux comprendre le contexte spécifique et local des émeutes, conclut la chercheuse. Elles mettent en avant la montée des individus, permettent de comprendre comment se disséminent les rumeurs sur les sites sociaux. Twitter est plate-forme d’écoute, rappelle la chercheuse. 40 % des gens sont principalement inactifs, même si les périodes de crise favorisent l’activité. A l’avenir, l’enjeu est d’être capable de construire des équipes pour analyser ce type de données, très rapidement. Etre capable de réagir lors de la prochaine crise, pour expliquer précisément ce qu’il se passe, comme l’ont fait les sociologues Antonio Casilli et Paola Tubaro quelques jours après les évènements montrant que restreindre la diffusion de l’information dans une ville en proie à des violences n’était pas le gage de la disparition de ces violences. Au contraire, il semblerait même qu’un maintien de la communication ouverte entre les acteurs soit le gage d’un apaisement plus durable.

« Pourquoi les nouvelles technologies sont-elles toujours le bouc-émissaire des problèmes politiques et sociaux ? », questionne Laurent Haug, animateur de cette session. Parce que les réseaux sociaux sont des phénomènes nouveaux, qu’on ne connaît pas, qu’on explique mal, répond la chercheuse. L’imagination en fait un mouton noir, de la même manière qu’on accuse fréquemment YouTube d’être un média lié à l’extrémisme, cela bien souvent sans preuve empirique.

« Que fera le gouvernement britannique lors de la prochaine crise ? Cette expérience a-t-elle finalement été une expérience pour les autorités ? La prochaine réponse sera-t-elle plus adaptée ? » Les médias sociaux ne vont pas disparaître, conclut Farida Vis. Ce travail nous a permis de mettre en place des stratégies avec les médias, avec le gouvernement et avec la police. Espérons que leurs prochaines réponses seront plus adaptées et surtout qu’ils auront compris que l’expression sur les médias sociaux ne sont peut-être pas la cause des violences, mais bien plutôt une conséquence.

Les médias sociaux et les crises

Le journaliste freelance Kevin Anderson (@kevglobal), après avoir longtemps été journaliste pour le Guardian et la BBC, a discuté avec Laurent Haug, cofondateur de Lift, sur l’usage des médias sociaux lors des crises politiques et humanitaires, comme pour donner un peu de recul aux propos de Farida Vis.

« Ce rôle des médias sociaux lors des crises politiques ou humanitaires, comme on l’a vu après le tsunami japonais ou lors du printemps arabe, est-il nouveau ? »

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Image : Kevin Anderson (de face) discutant avec Laurent Haug, photographiés par Ivo Näpflin pour LiftConference.

Pas tant que cela, répond Kevin Anderson, en pointant l’intervention d’Anaïs Saint-Jude. Après les attentats du 11 septembre, il y a 10 ans déjà, on a tout de suite vu exploser les réactions en ligne et se multiplier les forums à la recherche d’information sur les survivants. Les crises ne se réinventent pas. Voilà 10 ans que les réseaux sociaux se développent, mais ils ne se développent pas sans les réseaux physiques, insiste Kevin Anderson. Lors de l’ouragan Katrina, on a créé en ligne des outils pour retrouver des personnes, on a mis en place un format de données commun. Lors des crises humanitaires comme politiques, une masse critique de gens se mobilise autant dans la vie réelle qu’en ligne. Souvenez-vous de comment IndyMedia s’est développé en ligne lors des manifestations altermondialistes de Seattle, en 1999. On pourrait certainement y trouver des points communs avec le développement d’Occupy Wall Street.

Et Kevin Anderson d’évoquer également Ushaihidi, ce site de recueil de « témoignages » comme il se traduit du Swahili, né pour suivre et documenter les incidents de violence postélectorale au Kenya. Ushaihidi est désormais une plateforme en ligne réutilisée par de nombreuses associations, accessible sur le web, mais également par SMS. C’est une plateforme à laquelle s’ajoute de plus en plus de briques, comme Frontline SMS, une plateforme logicielle pour l’envoi et la réception de SMS.

Pour comprendre comment les médias sociaux permettent d’organiser une réponse à une crise, Kevin Anderson reprend l’exemple du tremblement de terre en Haïti de janvier 2010. Dans les deux heures après l’évènement, Ushahidi avait mis en place une plateforme dédiée, une cartographie de crise. Mais encore a-t-il fallu l’adapter, et notamment, s’appuyer sur la diaspora haïtienne pour traduire la plateforme et les messages qui y étaient postés. Il a fallu trois jours pour mettre en place une alerte par SMS. Ensuite, on a utilisé les radios locales pour diffuser ce numéro. Plutôt que d’être en compétition, les médias ont joué le partenariat et la complémentarité. Pourtant, sur place, les ONG avaient du mal à accéder aux cartes du fait des défaillances des réseaux et d’appareils inadaptés. Mais l’essentiel a surtout résidé dans la coordination des outils et des efforts. Le crowdsourcing est surtout là en renfort, pour assister et compléter les efforts de secours que d’autres organisent. « Créer des réseaux humains est aussi important que de créer des réseaux sociaux. »

« Zuckerberg a-t-il fait la révolution égyptienne ? », demande d’une manière provocatrice Laurent Haug, pour évoquer un autre type de crise qui a embrassé les réseaux sociaux. L’utilisation de Facebook était assez faible en Egypte, avant le renversement de Moubarak : 5,5 %, pointe Kevin Anderson. Mais il y avait des militants égyptiens (comme Wael Abbas) qui depuis plusieurs années faisaient un travail de terrain essentiel pour alerter l’opinion publique des atteintes aux droits de l’homme dans ce pays. « Facebook a surtout servi à raconter l’histoire au reste du monde ». Via la vidéo, notamment, les médias sociaux ont donné une vue assez fidèle de la situation sur place.

Certes, l’utilisation de Facebook a fortement augmenté avec le printemps arabe pour atteindre quelque 20 millions de personnes dans le bassin méditerranéen. Mais, il y avait bien d’autres formes d’expression que le seul Facebook et toutes n’avaient pas lieu qu’en ligne. Surtout, les gens regardaient la télévision par satellite. Cependant, sur Aljazeera, 70 % des visites provenaient des médias sociaux, nuance le journaliste. En fait, les médias sociaux amplifient les médias traditionnels et inversement. Mais cliquer sur le bouton Like de Facebook n’a pas suffi pour renverser ces régimes.

Hubert Guillaud

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