Comment les contenus générés par les utilisateurs menacent-ils le capitalisme ?

La lecture de la semaine prolonge le texte d’il y a 15 jours, qui tentait de comprendre pourquoi Facebook était valorisé à 100 milliards de dollars. On se souvient que la réponse était que la valeur : c’est nous, les utilisateurs ! Le texte d’aujourd’hui est un entretien donné à Al-Jazeera par Michel Bauwens (Wikipédia, @mbauwens), le fondateur de la Peer-to-peer Fundation, qui cherche à analyser les effets à long terme de contenus générés par les utilisateurs sur le capitalisme.

« Ce qui est important, explique Bauwens, c’est que Facebook n’est pas un phénomène isolé, mais participe à une tendance plus lourde de notre société : une croissance exponentielle de la valeur d’usage produite par le public. Il est important de comprendre que c’est là un énorme problème pour un système capitaliste, mais aussi pour le travail tel que nous le concevons traditionnellement.

Hackerandtypo
Image : Typography Power par Charis Tsevis.

Les marchés peuvent être définis comme une manière de répartir des ressources rares. Le capitalisme, ce n’est pas seulement un système de répartition de la rareté, c’est aussi un système de production de la rareté, qui ne permet l’accumulation du capital qu’au prix d’une reproduction et d’un développement des conditions de la rareté. Où il n’y a pas de tension entre l’offre et la demande, il ne peut pas y avoir de marché et d’accumulation du capital. Et ce que nous faisons dans les réseaux, en produisant des entités pour le moment intangibles comme de la connaissance, des logiciels et du design (c’est-à-dire ce que nous faisons dans Facebook, dans Google, mais aussi dans Wikipédia), c’est de créer une abondance d’information et de connaissance. Et cela ne peut pas être traduit directement en valeur d’échange, parce qu’il n’y a plus aucune rareté, c’est trop abondant. Et cette activité, de surcroît, est fournie par des travailleurs de la connaissance, dont les rangs grossissent régulièrement. Cette offre surabondante menace de précariser les emplois de ces travailleurs de la connaissance. D’où un exode croissant des forces productives en dehors du système de monétisation existant. Dans le passé, à chaque fois qu’un tel exode a eu lieu – les esclaves dans l’Empire romain en déclin ou les serfs à la fin du Moyen-Age – cela a créé les conditions de bouleversements majeurs pour l’économie et la société.

Le problème est le suivant : sur Internet, la collaboration a permis la création de valeur d’usage d’une manière qui dépasse de beaucoup le fonctionnement normal de notre système économique. Normalement, les augmentations de la productivité sont d’une manière ou d’une autre récompensées, et ces récompenses permettent aux consommateurs d’augmenter leurs revenus et d’acheter des produits. Mais cela n’a plus cours aujourd’hui. Les usagers de Facebook et de Google créent de la valeur commerciale pour ces plateformes, mais en aucun cas ils ne sont récompensés pour leur création de valeur. Comme ce qu’ils créent n’a pas d’existence sur le marché des biens rares, ces créateurs de valeur ne perçoivent aucun revenu. Les plateformes des médias sociaux ouvrent une faille importante dans notre système économique.

Nous devons relier cette économie sociale émergente, fondée sur l’expression créative partagée, avec le champ de la production commune entre pairs, telle qu’elle s’exprime dans l’économie de l’open source et du « fair use », que l’on estime à 1/6e du PIB américain. Même si l’économie open source est devenue la manière par défaut de créer des logiciels, même si cela créé des entreprises dont les revenus peuvent dépasser le milliard de dollars, l’effet final est encore déflationniste. On estime que l’open source enlève chaque année 60 milliards de dollars au secteur propriétaire. L’économie open source détruit donc plus de valeur qu’elle n’en créé. Même si la valeur d’usage explose, la valeur monétaire décroît. »

Bauwens constate ensuite que ce phénomène ne se limite pas à la connaissance et au logiciel, une telle tendance commence à émerger dans la production de biens manufacturés.

D’où une série de questions qu’il pose :

« De telles évolutions sont bonnes pour la planète et pour l’humanité, mais la vraie question est : sont-elles bonnes pour le capitalisme ? Que se passe-t-il pour le capitalisme si, à grande échelle, les échanges se font sur le modèle des médias sociaux, si la production se fait sur le modèle des communs ? Que se passe-t-il si une part toujours plus grande de notre temps est consacrée à la production de la valeur d’usage, – une fraction seulement restant pour créer de la valeur monétaire -, mais qu’aucun revenu substantiel n’est perçu par les producteurs de cette valeur d’usage ?

La crise financière entamée en 2008, loin de diminuer notre enthousiasme pour le partage et la production entre pairs, est un accélérateur pour l’adoption de ces pratiques. Ce n’est pas seulement un problème pour des travailleurs de plus en plus précaires, c’est un problème pour le capitalisme lui-même, qui voit s’assécher ses chances d’accumulation et d’expansion. Le monde n’a pas seulement à faire face à une crise globale des ressources, mais il est devant une crise de développement, car les créateurs de valeur sont de moins en moins rémunérés. L’économie de la connaissance tourne à la chimère, car ce qui est abondant ne peut pas soutenir les dynamiques de marché. Nous avons donc une croissance exponentielle de la création de valeur d’usage, mais avec une croissance de la valeur monétaire qui est seulement linéaire.

Si les travailleurs perçoivent de moins en moins de revenus, qui achètera les biens vendus par les entreprises ? Voilà la crise de valeur à laquelle l’humanité fait face. C’est un défi aussi important que le changement climatique ou l’augmentation des inégalités sociales. L’effondrement de 2008 n’est qu’une préfiguration de cette crise. Existe-t-il une solution ? Oui, mais elle induit une adaptation du capitalisme à la production entre pairs, ce qui ouvrirait la voie à un dépassement du capitalisme. »

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 10 mars 2012 était consacrée à la typographie, avec le typographe Frank Adebiaye, le designer Geoffrey Dorne et la graphiste Pauline Nunez, cofondatrice de Pointypo.com, un site d’actualité sur le sujet.

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0 commentaires

  1. Superbe article ! Oui, la crise de 2008 est une crise du capitalisme. Les solutions d’après-crise nécessiteront une profonde refonte de notre organisation sociale et économique, où le P2P occupera une place centrale. La monétarisation de la production va laisser place progressivement à d’autres formes d’échanges. L’utilité sociale sera peut-être (je l’espère) rémunérée autrement que par un versement de monnaie ou une médaille.

    Ce n’est pas une utopie ni un rêve, c’est un mouvement en marche qui a peu de chances de s’arrêter. Seul le timing se discute.

    L’avenir est à la fois terrifiant et excitant.

  2. Merci Xavier de cette lecture. Il y a une petite faute sur le nom de l’auteur : Michel Bauwens et non Bowens. Sa veille en matière d’économie p2p est de faite pionnière et toujours riche. – Corrigé. Merci Laurence. Nos excuses à Michel pour l’erreur. – HG

  3. « On estime que l’open source enlève chaque année 60 milliards de dollars au secteur propriétaire.  » « un dépassement du capitalisme. »
    On peut dire plus directement : « aux propriétaires »… « des capitalistes » sans passer pour un marxiste forcené. La crise de 2008 est aussi la faute d’une oligarchie. Le mystère, c’est pourquoi ne baissent-ils pas leur prix ? Pourquoi n’organise-t-il pas sereinement eux-mêmes cette déflation afin d’inciter les gens et les états* à acquérir légalement du contenu propriétaire ?

    *lu sur wikipédia :
    « En France, l’Assemblée nationale s’équipe d’ordinateurs Ubuntu.(…)
    En janvier 2008, en France, la gendarmerie nationale annonce son abandon de Windows et la migration de tous ses postes informatiques vers Ubuntu d’ici 2013 (soit environ 70 000 ordinateurs). Ce qui représentait sur la période 2004 – mars 2009 une économie de 50 millions d’euros. »
    On hallucine !

    Quelqu’un peut m’éclairer ?

  4. Dans le monde de l’éducation, les technologies numériques menacent les anciens métiers, c’est-à-dire l’ancienne façon d’enseigner en même temps que la forme-école que nous connaissons, et l’économie éditoriale des manuels scolaires. Du coup l’état y investit très peu d’argent — et rend ainsi impossible (ou très difficile) l’émergence d’une nouvelle économie. Dans ce secteur la machine à enseigner (ou à apprendre) devra prendre une place beaucoup plus importante. Nous assisterons donc à une forme d’industrialisation qui ne peut nuire en aucun cas à l’économie de marché. Mais encore faut-il, à un certain moment, rompre avec l’ancien pour laisser advenir le nouveau. Et depuis 5 ans, nous ne voyons pas beaucoup de progrès dans ce sens.

  5. Merci pour ce bel article, nous nous penchons sur la « valorisation de l’immatériel » en ce moment avec un groupe sur la région centre ! Dans le cadre de l’association « les créateurs de futurs » .. bien à vous

  6. La démonétisation n’est pas un,phénomène nouveau et j’ai envie d’abord de rendre hommage à Jean-Michel Cornu qui nous parlait d’économie de l’abondance il y a déjà plus de dix ans. Je vais donc tacher de trolley gentiment su vous permettez …

    Le problème avec l’histoire de l’open-source qui démonétise le marché du logiciel de 60 milliard, c’est le même qu’avec celui du marché des encyclopédies qui a disparu avec Wikipédia. Oui, les marchés sont mortels, mais l’argent ne s’évapore pas, il va ailleurs. C’est au passage une des grandes méprises du piratage de la musique, avec une industrie qui défend son périmètre et vocifère de voir la valeur du marché baisser, quand une bonne part de la réalité profonde est que les gens ont choisi de dépenser leur argent ailleurs. Les artistes qui investissent le live et le merchandising l’ont très bien compris. Donc, oui le marché du logiciel se démonétise. Tant mieux, ça permet de mettre l’argent que ça absorbait dans autre chose.

    J’ai donc toujours l’impression sur ce type de sujet que l’on raisonne avec le postulat ou l’objectif d’une intangibilité de la topographie des marchés. Les marchés naissent et meurent comme le reste, tués qu’ils sont par des ruptures technologique ou les usages et coopérations qu’elle suscitent. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de nouveauté là-dedans, ce qui n’empêche nullement de vivre une période de grands changements, de mutations et d’accélérations.

    Enfin, je suis également gêné car je trouve que c’est une réflexion un peu enfermée dans la vision de l’occidental dans un pays très développé. Je vous renvoie à ce titre sur les débats se posant la question du salariat et du fait que la nouvelle économie ne crée pas assez d’emplois (http://www.courrierinternational.com/article/2012/02/09/pourquoi-l-iphone-ne-sera-jamais-fabrique-aux-etats-unis). Un débat très pertinent, quoique un peu pollué par la nostalgie de l’industrie et de ses masses de travailleurs, ce qui n’empêche pas de réfléchir à la manière dont les gens vont gagner de l’argent dans une économie post-industrielle et globalisée.

  7. Rien n’oblige ceux qui divulguent leur « création » sur internet sans en être « rémunérés » à le faire ainsi. Je pense même qu’ils le font en espérant une gratification non financière : être reconnus largement et à peu de frais.
    Les « gloutons » (FaceBook, Google…) qui se gavent des données fournies par leurs usagers ne font qu’exploiter le désir de notoriété de ces derniers, avec leur consentement.

    Je complète volontiers (adjectif en majuscule) cette phrase : « L’économie open source détruit donc plus de valeur FINANCIÈRE qu’elle n’en créé ».

    Je signale enfin que le logiciel « open-source », à la différence du « libre », n’est pas toujours gratuit et rarement modifiable (juridiquement s’entend).
    Beaucoup d’entreprises vendent, sous ce statut, des logiciels dont elles entendent conserver la propriété et le contrôle.
    Le seul mieux par rapport au logiciel « privateur » : un informaticien peut analyser le fonctionnement d’un logiciel « open-source » pour s’assurer qu’il ne recèle aucune fonction indésirable.

  8. Rigolo, j’ai lu cet article après celui plus récent https://www.internetactu.net/2012/04/06/nos-langues-a-lheure-du-capitalisme-linguistique/ qui évoque en grosso-modo l’inverse. Le capitalisme existe depuis toujours et continuera d’exister en se transformant, en utilisant d’autres modèles d’affaire, en l’occurence et en très raccourci, celui qui tranforme notre connaissance qui s’exprime numériquement en actes d’achat via de la pub bien ciblée, pour l’instant, et en autre chose par la suite.

  9. « Si les travailleurs perçoivent de moins en moins de revenus, qui achètera les biens vendus par les entreprises ?  »

    C’est la clé pour comprendre pourquoi l’implémentation d’un revenu de base est ineluctable (en plus d’être une bonne idée pour bien d’autres aspects). Même s’ils n’en veulent pas, les grands patrons comprendront vite qu’ils ont tout intérêt à permettre une juste distribution des richesses pour pouvoir se maintenir et vendre leurs produits.

    (ce sera en tout cas une porte de sortie plus honorable que l’esclavagisme généralisé et la guerre civile qui s’en suivrait.)