Perdre son temps : la nouvelle fracture numérique

La lecture de la semaine est un article paru mardi dans le New York Times sous la plume de Matt Richtel (@mrichtel), et il est intitulé « Perdre son temps : la nouvelle fracture numérique ». Un bon sujet de réflexion pour ceux qui ont l’accès à l’internet comme seule politique numérique.

« Dans les années 90, commence l’article, le terme de « fracture numérique » est apparu pour décrire la séparation entre ceux qui possédaient la technologie, et ceux qui ne la possédaient pas. Il a été à l’origine de nombreux effort pour mettre dans les mains des Américains, en particulier des familles les plus défavorisées, les outils numériques dernier cri. Ces efforts ont permis de réduire la fracture, c’est un fait. Mais ils ont eu une conséquence inattendue, qui a surpris et troublé aussi bien les chercheurs que les politiques et le gouvernement. D’après les études menées, une fois l’accès aux technologies démocratisé, les enfants des familles les plus pauvres passent considérablement plus de temps que les enfants de familles aisées à regarder la télévision ou utiliser leurs gadgets pour regarder des émissions et des vidéos, pour jouer ou se connecter à des réseaux sociaux. Ce nouveau fossé, celui du « temps gaspillé » dépend plus, selon les chercheurs, de l’aptitude des parents à surveiller et limiter l’usage des technologies par leurs enfants, que de l’accès à ces mêmes technologies.

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Image : A quoi perdons-nous notre temps ? Photo en CC d’Esellee.

« Cette nouvelle fracture préoccupe à ce point les autorités que la Federal Communications Commission réfléchit à dépenser 200 millions de dollars pour créer un corps de formateurs dédié à l’alphabétisation numérique. Ce groupe composé de milliers de personnes parcourrait les écoles et les universités pour enseigner l’usage intelligent des ordinateurs aux parents, aux élèves et aux chercheurs d’emploi. Il s’appuierait aussi sur des réseaux de formation déjà existants et des initiatives déjà en place de formation au numérique.

La FCC et les autres décideurs disent vouloir toujours mettre l’informatique dans la main de tous les Américains, car le fossé reste important. Selon elle, près de 65 % des Américains ont un accès à internet chez eux, mais on tombe à 40 % pour les foyers aux revenus les plus bas. 50 % des Hispaniques et 40 % des Afro-américains n’ont pas d’accès à l’internet. Il ne s’agit donc pas de limiter l’accès. Mais, selon la célèbre ethnographe américaine danah boyd, « l’accès n’est pas la panacée. Non seulement ça ne résout pas le problème, mais cela reflète et magnifie les problèmes existants ». Comme beaucoup de chercheurs, danah boyd pense que l’effort initial de réduction de la fracture numérique n’avait pas anticipé que les ordinateurs seraient utilisés à ce point à des fins de divertissement.

Une étude (.pdf) publiée en 2010 par la Kaiser Family Foundation a montré que les enfants et adolescents dont les parents n’avaient pas l’équivalent du bac passaient 90 minutes de plus par jour à utiliser les médias que les enfants de familles plus favorisées socioéconomiquement. En 1999, la différence n’était que de 16 minutes. « Malgré l’utilisation éducative potentielle des ordinateurs, la réalité est que leur usage éducatif ou pour la création de contenu ayant du sens est minuscule comparé à leur usage pour le divertissement pur », explique Vicky Rideout, qui a mené l’étude pour la Fondation Kaiser, « au lieu de réduire la fracture, ils augmentent le fossé du temps gaspillé ». Même si les enfants de familles éduquées jouent aussi beaucoup, le défi est donc accru pour les parents et enfants de familles défavorisés, ceux qui étaient censés profiter de la réduction de la fracture numérique. L’article montre ensuite que les conséquences peuvent parfois être désastreuses, notamment pour la scolarité.

Le constat n’est pas nouveau, me rappelait gentiment Bernard Benhamou, le délégué aux usages, qui précisait que Manuel Castels avait déjà dit cela en 1999. Oui, mais ce que notent les chercheurs, c’est l’accroissement de l’écart, en temps et usage, un accroissement dû, et c’est un paradoxe à des politiques bienveillantes de démocratisation de l’accès. L’exemple américain pourrait inspirer une politique numérique en montrant qu’elle doit tenir sur deux jambes : accès d’un côté, éducations aux usages de l’autre…

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 2 juin 2012 partait de la lecture de la semaine dernière pour savoir si le web mobile était le prochain tournant de l’économie numérique. Une discussion entre Solveig Godeluck (@solwii), journaliste au service High-Tech Médias des Echos, Laurent Gille, directeur d’études au Département de Sciences économiques et sociales (SES) de Télécom ParisTech et Stéphane Distinguin (@fano), fondateur et PDG de FaberNovel, une société qui fait à la fois du conseil et de l’analyse.

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0 commentaires

  1. Faudra d’abord limiter l’accès à facebook…quoi que c’est sur ce dernier que j’ai trouvé votre article.

  2. Des parents ont délégué l’éducation de leur enfants à des consoles et des logiciels de jeu: leurs enfants sont des zombies qui savent parfaitement appuyer sur des boutons. Des morts vivants.

  3. @Bedis – Non et non , il ne faut pas fermer Facebook !!!

    Il faut éduquer par l’école, par la formation etc …

    Actuellement l’informatique et l’internet c’est comme une voiture conduite par une personne qui n’a pas de permis qui ne connais pas les règles et usages.

    Aujourd’hui seul 1% des internautes créés du contenu (dont je fais partie) je fais des formations pour tout age et toutes catégories sociales (collégiens à retraité, ouvrier et chef d’entreprise) et il y a une constante. Ils ont le même comportement sur le comme dans la vie de tout les jours. Si ils écrivent ou font de la peinture ou créé de la musique ils ont le même comportement sir le net. Sinon ils ne font que « consommer » et avec les smartphones c’est encore pire car c’est comme une télécommande de télé, ils zappent.

    Je le constate aussi dans le train et dans le métro, très peu de lecture, très peu de création, la plus-pars des gens jouent ou zappent sur leur smartphone ou leur tablette.

    C’est une discussion que j’ai souvent avec mes élèves de 7 à 85 ans. Ce que je constate c’est que très peu cherchent à créés. Et ce n’est pas à cause des outils, c’est que la plupart du temps ils sont incapable de décrire leur métier, leurs travaux, leurs inspirations quelque que soit les moyens à leur disposition.

    En conclusion: Il ne faut pas interdire bien au contraire, mais stimuler.

  4. @tous

    Beaucoup de fautes d’orthographes, mais j’assume.

    L’important c’est le message

    Bien à vous

  5. Tout à fait d’accord avec Pierre.
    Je « perds » tout les jours beaucoup de temps à lire l’actualité sur internet. Mais c’est ce à quoi nous encourageait le prof de Droit à l’université, sauf que lui lisait sur papier.
    J’ai reçu une formation à la recherche sur Google en 2002 à la fac qui m’a énormément servi par la suite pour trouver le contenu qui m’intéresse et ne pas perdre de temps. Nos profs avaient la même approche entre Internet et la presse. Ils nous ont appris à reconnaître un contenu sérieux ou certifié, mais malheureusement qu’en savent les enfants d’employés et d’ouvriers de toutes ces méthodes et outils, puisque la majorité d’entre ne va pas à l’université pourtant gratuite mais dans les faits réservée aux classes moyennes et supérieures? Qui pour donner des cours d’éducation populaire gratuite à la maîtrise d’Internet à des gens pauvres ou précarisés?
    Je regarde tous les jours des vidéos de documentaires sur la politique ou les manipulations médiatiques, je n’ai pas l’impression de perdre mon temps, pourtant je passe ainsi des heures sur Youtube ou Viméo.
    Je publie des articles ou avis sur différents sites et blogs dont sur Facebook et Diaspora, mais est ce également une perte de temps?

    Il ya du travail à réaliser pour former les plus pauvres à utiliser Internet comme un outil d’émancipation, mais est-ce le souhait de la prêtrise séculière radiophonique qui organise tout les jours la fracture culturelle sur France Culture? Est ce que les enfants d’ouvriers connaissent Arte Radio où ils pourraient perdre énormément de temps à écouter des émissions qui leurs expliquent pourquoi ils sont exclus? Ent tout cas ce n’était visiblement pas ( http://www.arteradio.com/son/615940/ARTE_apres_J_C__/ ) le souhait de l’ancien président d’Arte.

  6. Bonjour,

    D’accord avec Pierre et Tier.
    Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les individus qui passent du temps sur un « certain internet » devraient éclairer les autres qui ne font que consommer passivement.

    A mesure que le web devient un média comme les autres, rongé par la pub et le webmarketing, il convient d’éduquer les publics. Beaucoup de gens disent aujourd’hui « ah ben moi de toutes façons je ne regarde plus la télé » mais passent 3 heures/jour sur Facebook, le bon coin et vente privée. Est-ce mieux ?

    Tout comme certaines chaînes et émissions sont porteuses de savoirs, certains sites sont de grande valeur et permettent d’accéder à des connaissances auparavant réservées à ceux qui en avaient les moyens.

    Charge à « ceux qui savent » de montrer le chemin…

  7. Comment sont différenciés « l’usage éducatif »ou « la création de contenu ayant du sens » du « divertissement pur » ?

    (à part la coercition)

  8. Deux choses qui me chiffonnent.

    1- La consommation media des Américains et des Français est complètement différente. Donc partir de cette étude pour faire n’importe quelle analyse entraîne de fait un biais.

    2- La tranche d’age … 8-18 ans.
    A cet age là, les activités (sportives, culturelles, artistiques …) qui pourraient détourner les individus des médias sont excessivement chères.
    Forcément, parents qui n’ont pas le bac = salaire en général moins élevé = moins de moyens à consacrer à l’activité des enfants.

    L’étude serait intéressante si :
    * on avait en comparaison la part de revenu (% et valeur) des parents qui va aux activités des enfants (et ainsi savoir si c’est le manque de pouvoir d’achat qui entraîne une fracture ou si c’est juste un phénomène lié au capital social)
    *on pouvait savoir de quoi se sont détournés les enfants (là, sauf si je suis passé à coté de quelque chose, on ne dispose que d’une comparaison entre les différents médias). Si c’est mater la télé / internet à la place de squatter un hall d’immeuble (c’est un cliché bien évidemment), je ne vois pas en quoi c’est dérangeant.

    Comme toujours, ce sont des chiffres, on peut faire dire ce qu’on veut en en omettant une partie.

  9. @Tier
    Pas besoin d’attendre l’université !

    Il existe une profession dans l’éducation nationale qui s’appelle « professeur-documentaliste ». Présents dans chaque collège et lycée, ils ont la mission d’éduquer à l’information et de transmettre une culture de l’information aux élèves. Membre de cette confrérie, je vois tous les jours combien cela est nécessaire !

  10. @Fabienne

    Merci pour le rappel

    Pour l’anecdote c’est mon prof d’informatique du Lycée qui m’a dit un jour:
    « tiens ya un nouveau moteur de recherche, il a un nom bizarre, Google ».
    La documentaliste n’était pas encore au courant mais ça a bien changé depuis apparemment (j’ai des sources 🙂 )

    Pour l’université, j’ai cependant précisé, c’était en 2002. J’imagine bien qu’aujourd’hui de nombreux documentalistes motivés enseignent la maîtrise d’Internet aux 4èmes et 3èmes européennes option latin/japonais du collège Saint Henri du Centre de Grande-ville-bourgeoise sur Privilège. J’imagine bien. Mais pour la majorité des collégiens français, est-ce le cas? Je vai me renseigner mais je doute de trouver des informations rassurantes. Les documentalistes ne sont par ailleurs pas responsables de la RGPP à l’EN et de ses chouettes réductions de moyens généraux aux profit des classes d' »excellence ». J’imagine aussi que dans de nombreux cas et dans toute la Frace, ils ont héroiquement refusé cette politique du privilège sous régime Darco-Pécressien. Vivement les législatives d’ailleurs.

    Cordialement

  11. La fracture des usages n’est pas liée à l’internet.Olivier Donnat dans ses études sur les pratiques culturelles des Français ne dit pas autre chose. De partout, sur l’internet comme ailleurs, les niveaux de pratiques sont corrélées aux niveaux socio-culturels. Et les pratiques internet semblent même renforcer les différences d’usages socio-culturels, s’inquiètent certains chercheurs dont Matt Richtel se fait l’écho.

    Cependant, d’autres chiffres permettent d’être plus optimistes. La BBC faisait état il y a peu d’une enquête montrant l’accroissement de l’activité en ligne. Le développement d’outils plus facile à utiliser a tendance à accroître la participation.

    Mais surtout, soulignait ColourLines, l’usage du web mobile aux Etats-Unis se développe plus chez les populations Noirs et Latinos, que chez les blancs. « 33 % des blancs utilisent leur téléphone pour surfer sur le net contre 51 % des Latinos et 46 % des noirs Américains. »

    La question de la concurrence du divertissement sur d’autres activités reste entière. Reste à savoir si l’on « paresse » plus avec l’internet que sans… Et à mesurer les différences de niveaux d’activité culturelle à l’heure d’internet. On n’a pas fini d’en reparler !

  12. Pourquoi le temps de loisir des pauvres est il un temps « gaspillé » et celui des riches ne le serait pas. Quand une personne aisée passe deux demi journéesar semaine à jouer au golf, on ne dira jamais qu’il gaspille son temps, en revanche quand une personne d’eau chômage passera ces mêmes demi journées sur les réseaux sociaux, on dira que c’est du temps gaspillé.
    Les présuposés de cet article reposent sur une vision du monde assez datée, on entendrait les sociétés de bienfaisance du 19ème siècle qui s’inquiétaient du temps passé au bistrot.
    Assez sociocentrisme!

  13. Les pauvres sont souvent bêtes et méchants (cf. La Commune de Paris, un révélateur pour moi et cette masse d’ânes incultes qui vote srkzy VS leurs intérêts, encore 40 % ces dernières élection…40%!!!!)… J’ai perdu toute illusion de voir un jour le cours des choses changer. On ne peut résolument pas faire le bonheur des gens sans leur volonté…

    Un exilé volontaire

  14. J’ai l’impression que l’on ressasse toujours les mêmes étonnements sur les mêmes constats. Il faudrait peut-être arrêter avec ces pseudo-études qui ne nous apprennenet que l’évidence. Bien sûr que les familles à revenus modérés passent plus de temps sur Internet, tout comme elle passaient plus de temps devant la télévision. Ce n’est pas dû à un manque d’accompagnement ou de surveillance. Il serait plus pertinent d’observer les activités des enfants qui passent moins de temps sur Internet : on trouverait les adhésions à des clubs sportifs, des études musicales, des visites familiales dans des musées, de noubreuses sorties ciné, les voyages familiaux ou en clubs. Tout autant d’activités que tous n’ont pas ou peu les moyens de payer. Alors, le français moyen sélectionne LE loisir de l’année qu’il peut financer, réduit les autres et rabat son temps libre restant sur ce qui ne coûte rien comme la TV et Internet, ces médias étant déjà présents dans la cellule familiale.
    Aussi pour déplaire à kloufi, non, le pauvre n’est pas bête et méchant. Il adapte simplement ses loisirs à son budget. Et il n’y a aucun lien avec un quelconque manque d’éducation ou d’intelligence là dedans, au contraire…

  15. C’ est quoi un temps gaspillé ? Par rapport à quelles valeurs ? Les riches jouent aussi et gaspillent aussi leur temps !! Ou bien ce temps de jeu est un temps nécessaire et productif pour tous. Ou bien la productivité du temps est vu à travers les fille de la productivité économique du temps ! Comme si le temps ne servait qu’à produire que de la richesse économique !

  16. Ce qui est surtout affolant, c’est que quel que soit le sujet (et celui-ci est révélateur mais 0est pas unique), les études françaises (DEPP ou autres) et internationales (Pisa pour ne citer qu’elle) montre clairement que la France ou du moins l’éducation nationale (je ne suis pas qualifié dans les autres domaines) continue à creuser les écarts, qui sont plus importants aujourd’hui qu’il y a 3 ou 4 dizaines d’années.
    Plus exactement, l’EN a une valeur ajoutée négative sur ces écarts : elle les augmente durant le passage des enfants à l’école. C’est terrifiant et la solution ne pourra être qu’une réforme massive et globale. Pas un retour en arrière, comme disait Loys Bonod dans un article : http://www.rue89.com/2012/12/08/loys-bonod-prof-de-francais-un-eleve-de-troisieme-un-niveau-ce2-237554 les réformes tentent de s’adapter à la massification avec une volonté de réussite, mais elles échouent par manque d’ambition.