Open Data (4/4) : Le monde de l’entreprise face au défi de l’ouverture…

Le mouvement de l’Open Data a été initié dans le secteur public. Sa volonté, dès l’origine, était claire : ouvrir à la réutilisation des données publiques qui ne soient pas personnelles pour en faire un levier d’innovation public à la fois pour l’administration et les usagers.

Aujourd’hui, c’est au monde de l’entreprise de s’intéresser à ce mouvement. Le monde des affaires commence à s’interroger pour savoir s’il pourrait tirer partie de l’ouverture des données. Le partage des données est-il un levier d’innovation pour l’entreprise ? Le partage des données avec les utilisateurs, les clients, les consommateurs peut-il créer de nouvelles opportunités commerciales et lesquelles ?

Si ces deux questions sont d’importance, une autre l’est encore plus : de quelles données parle-t-on ? Alors que le mouvement d’ouverture et de réutilisation des données publiques, depuis l’origine, était clair sur les données potentiellement partageables, le monde de l’entreprise semble se poser plus de questions sur la nature des données à partager. Quelles données proposer à la réutilisation ? Des données de transparence sur les activités de l’entreprise ? Des données issues de sa chaine de production ? Ou les données personnelles qu’elle détient sur les utilisateurs ?…

Quelles sont les motivations des entreprises à libérer des données ? Comment ? Pour quoi faire et avec qui ? Ce sont quelques-unes des questions qui ont été abordées lors de la semaine européenne de la réutilisation des données publiques qui se tenait à Nantes du 21 au 26 mai 2012. L’occasion de constater que le sujet était encore bien balbutiant, finalement.

Quelles données ? Pour quoi faire ?

Les données publiques ne représentent qu’une partie du vaste puzzle de données qui compose l’écosystème des échanges de données, rappelle Ton Zilstra (blog, @ton_zylstra), responsable du réseau européen ePSI Plateform (présentation). Les données qui ne viennent pas du secteur public sont tout aussi abondantes et tout aussi mal exploitées que celles qui proviennent du secteur marchand. La plupart des secteurs commerciaux produisent une grande variété de données, sans savoir non plus toujours précisément comment elles fonctionnent, comment elles sont structurées, collectées, utilisées, ni toujours savoir ce qu’il est possible d’en faire. Est-ce que la libération d’informations par secteurs permettrait de mieux les comprendre, de les faire progresser ? Est-ce que les données comportementales que les entreprises détiennent sur nous pourraient avoir de la valeur pour l’utilisateur ?

De plus en plus d’entreprises se lancent dans l’ouverture des données. Alors qu’elles avaient des pratiques d’échanges avec leurs partenaires et sous-traitants, elles se mettent à rendre publique des données sur leur fonctionnement et à servir à leurs clients les données qu’elles détiennent sur eux, comme le fait Enel, la société nationale d’électricité italienne permettant aux particuliers d’avoir accès à des données sur leur consommation énergétique. Aujourd’hui, ces libérations sont encore souvent expérimentales, mais elles se multiplient, que ce soit dans le domaine de la santé comme dans celui de la consommation alimentaire, estime Ton Zilstra.

Mais, si en ce qui concerne les données publiques, il y avait une raison citoyenne, démocratique à l’ouverture des données, la motivation à l’ouverture des données des entreprises est moins évidente. Pire, il est souvent plus difficile pour le client ou l’utilisateur de convaincre les entreprises privées à mettre à disposition des données sur ce qu’elles font ou à rendre les données qu’elles détiennent sur les utilisateurs. Pourquoi un fournisseur d’électricité serait-il motivé à permettre à un de ses clients d’avoir accès précisément à ses données de consommation, au risque qu’elles lui servent surtout et avant tout à démarcher la concurrence ?

Les raisons qui poussent les entreprises à ouvrir des données sont multiples et les jeux de données mis à disposition sont également très variés. L’initiative pour la transparence de l’aide internationale par exemple consiste à ouvrir les données des ONG quant à leurs financements et à l’utilisation de ces financements. Beaucoup d’acteurs de cette chaine ont pourtant un intérêt à participer de ce mouvement, même si ces raisons sont parfois différentes. Si dans ce cadre, pour beaucoup, il est important d’être transparent sur ses fonds et missions, les motivations peuvent être très différentes : juridiques, économiques, politiques…

Dans le secteur privé, les discussions portent encore sur l’intérêt que peut représenter pour les entreprises le fait d’ouvrir les données. Quelles données ouvrir ? Pour mettre en oeuvre quels projets ? Dans quel but ? Avoir un meilleur pilotage de ses actions ? Améliorer la qualité de ses données ? Faire oeuvre de transparence pour améliorer sa réputation ? Trouver de nouveaux marchés et de nouveaux débouchés ? Mieux comprendre ses clients ? Optimiser sa chaine logistique ?…

Plutôt que de s’arrêter aux obstacles que représentent la libération de données, l’enjeu pour les entreprises est bien de regarder avant tout les opportunités et les possibilités que l’ouverture des données peut apporter, conclut un peu simplement Ton Zilstra. Certes, c’est dans la définition de stratégies d’ouvertures qu’il y a des leviers et des moteurs d’action. Mais on voit bien que ceux-ci seront très différents selon la nature même des données proposées à l’ouverture.

Renforcer la transparence

Steven Flower (@stevieflow) travaille pour l’IATI, l’Initiative de transparence de l’aide internationale dans le cadre de son programme AIDinfo (@aidinfo) qu’évoquait Ton Zilstra. L’IATI est une norme qui sert à décrire l’aide internationale à travers le monde permettant de décrire dans un langage interopérable les activités des ONG, d’où vient et où va leur argent tout en traçant ceux qui sont impliqués dans cette chaîne relationnelle. Outre d’avoir des descriptifs communs de l’action publique et associative, la normalisation permet d’agréger les données sur l’aide internationale, de la rendre plus facilement disponible et accessible, estime Steven Flower (voir sa présentation). Les utilisateurs et les organismes de contrôle peuvent ainsi mieux analyser et surveiller les financements internationaux. L’IATI a développé des modules permettant aux petites ONG de documenter, convertir, ajouter et mettre à jour leurs données. Pour eux, la transparence sur leur activité a toujours été de rigueur, mais la standardisation leur a permis de faire évoluer leur système d’information et son pilotage. Ils peuvent désormais plus facilement discuter de l’argent qu’ils perçoivent et de la manière dont ils le dépensent.

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Image : capture d’écran du site AidView, un prototype d’outil de visualisation développé depuis les données de l’IATI.

Bien sûr l’activité de normalisation que réalise l’IATI cherche toujours à se raffiner. Rendre les données plus accessibles, améliorer la traçabilité des recettes et des dépenses notamment en améliorant l’identification des acteurs qui reçoivent l’aide demande un travail incessant. Mais surtout, rappelle Steven Flower, derrière ce projet de publication de données, il ne faut pas oublier l’objectif plus large de cet ensemble de données, qui n’est pas tant la transparence de l’action des ONG, que l’amélioration de l’aide internationale. « L’enjeu, derrière cette normalisation, n’est pas que de publier les données ou de les rendre plus accessibles, il est avant tout d’améliorer l’usage de l’aide international… » Cet exemple montre que les données peuvent avoir un autre objectif que leur propre production.

Améliorer la circulation des données

A côté de ses activités scientifiques, Daniel Mietchen (@EvoMRI) est membre de la Fondation Wikimedia, la fondation qui, entre autres, administre Wikipédia. Il est actuellement en résidence à l’Open Knowledge Foundation en Allemagne. Il travaille sur le projet WikiData (@Wikidata), lancé depuis un mois par Wikimédia, un projet parmi les nombreux que soutien la fondation. Le but de Wikidata est de structurer les données de l’encyclopédie Wikipédia, pour les harmoniser. Par exemple, pour chaque article sur une ville, dans chaque langue, on trouve des données sur la population ou l’économie… Mais ces données ne sont pas issues d’une base de données renseignée : et elles varient d’une fiche à l’autre… Si on modifie un chiffre sur la population de Nantes dans la version française de Wikipédia, ce chiffre ne se modifie pas dans les articles des autres éditions de Wikipédia, notamment parce que les données qui parsèment les articles de Wikipédia ne sont pas structurées sous forme de données. L’idée de Wikidata est de développer des contenus cohérents et interopérables dans les articles et entre les différentes éditions de Wikipédia. « Plutôt que d’avoir des informations, nous voulons mettre en place des fonctions pour harmoniser les données utilisées dans Wikipédia », en créant des réservoirs de données communs à toute l’encyclopédie.

L’enjeu de la maîtrise toujours plus fine du système d’information, illustré ici par les préoccupations de Wikimédia, montre bien également l’un des enjeux de l’ouverture et de l’harmonisation des données que se posent aussi bien des entreprises, que ce soit en interne ou via des réseaux de gestion de données.

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Image : Steven Flower, Alan Mitchell, Claire Gallon, Daniel Mietchen et Shafwan Chendeb sur la scène de l’Open Data Week photographiés par Ton Zilstra.

Rendre aux utilisateurs leurs données

Un autre enjeu de l’ouverture des données des entreprises consiste à observer comment rendre aux consommateurs les données personnelles les concernant, celles que les entreprises détiennent sur eux pour qu’ils puissent les réutiliser à leur propre fin. C’est tout l’enjeu du programme MiData initié par le gouvernement britannique qu’est venu présenter Alan Mitchell, consultant chez Ctrl-Shift et conseiller stratégique du projet. Depuis toujours, la relation entreprise consommateur ne va que dans un sens : les données des consommateurs sont produites et utilisées uniquement par ou pour les entreprises. L’enjeu du projet MiData est de regarder s’il y a de la valeur à changer le sens de cette relation, explique Alan Mitchell lors de sa présentation.

Plusieurs entreprises se sont à ce jour engagées dans ce processus au Royaume-Uni : qu’elles viennent des secteurs de la banque, de l’énergie, des télécommunications. Le principe de mise à disposition des données est assez simple et se cristallise dans un acronyme : TACT pour Transparence, Accès, Contrôle et Transfert. Cela consiste pour les entreprises à faire un travail d’inventaire des données personnelles qu’ils détiennent (c’est la transparence), de mettre en place des outils pour que les gens puissent y accéder (Accès) et pour permettre aux gens de les modifier, de les mettre à jour (Contrôle) et enfin des modalités de réutilisation (Transfert). Outre la difficulté à mettre en place un langage commun pour documenter les données que les entreprises ont sur les personnes, il est essentiel de mettre en place des « accords de partage de l’information » permettant aux consommateurs de définir les termes du partage qu’ils veulent mettre en place avec l’entreprise à qui il va transmettre ses données. L’idée est que l’utilisateur définisse les Conditions générales de réutilisations de ses données et que les entreprises s’y conforment, explique Mitchell. Contrairement aux CGU qui doivent être approuvées par l’utilisateur, ici, c’est à l’entreprise d’approuver les CGU sur les données que lui transmet l’utilisateur. Ainsi, l’utilisateur peut souhaiter que ses données ne soient pas conservées par l’entreprise ou qu’elle n’ait pas le droit de les partager avec des tiers…

« Nous essayons de développer des accords de partage d’information pour faire reposer la responsabilité de ses données sur le consommateur. Mais également d’inverser le principe des conditions d’utilisation pour responsabiliser l’entreprise sur les données qui lui sont confiées, selon les conditions définies par l’utilisateur. » L’idée du projet MiData est que le cadre de protection de la vie privée soit défini par les personnes, individuellement, et pas par les entreprises… Et ce, tout en construisant des mécanismes qui permettent aux individus de définir simplement leurs propres cadres et même de changer d’avis… « C’est un changement complet de processus que nous essayons d’introduire », explique Alan Mitchell. « Car c’est seulement une fois que les personnes contrôlent leurs données, qu’elles peuvent avoir confiance dans le processus. Et même qu’elles peuvent être enclines à proposer plus d’information… Car le but est aussi de permettre aux organisations d’avoir des informations sur leurs clients plus adaptés. »

L’idée qui anime le projet MiData vise à créer des relations basées sur le partage d’information en créant de nouvelles formes de concurrence entre les organisations pour construire ses relations de partage de l’information avec les consommateurs. Alan Mitchell est convaincu qu’il y a là un nouveau secteur de croissance potentiel basé sur la responsabilisation des individus comme gestionnaires de leurs propres données.

Dans cette vision, il y a une proposition de changement de pouvoir qui peut-être assez radicale. Qui devrait bénéficier à la mise en concurrence et qui peut donc, potentiellement, être un vecteur d’innovation… Pour autant que cela ne soit pas trop compliqué pour les utilisateurs. Car il semble encore y avoir deux grands absents du partage des données personnelles que les entreprises détiennent sur leurs clients : le régulateur, qui, s’il impulse cette politique en Grande-Bretagne, ne semble pas encore faire des recommandations fortes pour encadrer et délimiter à la fois ce que les entreprises doivent rendre aux utilisateurs ni fourbir d’obligations claires sur les modalités de réutilisations. L’utilisateur lui-même, qui, même s’il semble plus pris en compte, ne paraît pas vraiment associé à cet inversement de la relation marchande, qui semble encore très pilotée par les entreprises plutôt que coproduites avec les utilisateurs.

Qu’est-ce qui motive les entreprises à passer à l’ouverture ?

Jean-François Lassalle, vice-président des affaires publiques de Total, reconnaît que le secteur pétrolier a longtemps eu une culture de l’opacité. Mais les choses changent, estime-t-il avec un optimisme bon-enfant. « La transparence, l’ouverture des données, le dialogue avec les ONG est devenu un moyen de garantir nos investissements dans le monde ». Pour autant, Jean-François Lassalle ne prône pas la transparence comme principe. Celle-ci doit être au service des affaires. Pour lui, qui s’occupe des affaires publiques du groupe pétrolier, la transparence à un rôle essentiel dans la réputation de l’entreprise. « On ne peut pas faire comme si un accident n’existait pas. Au contraire. Nous avons plus à gagner à être clairs, à fluidifier notre communication en cas de crise. »

Pour lui, l’enjeu de l’ouverture n’est pas de mettre toutes les données à disposition de tous – et notamment de la concurrence. Les entreprises ont aussi besoin de zones de confidentialités. « Il y a une limite à ce qui peut ou doit être ouvert… »

Pour Frédéric Charles, animateur du blog Green SI sur Zdnet et chargé de la stratégie à la Lyonnaise des Eaux, la culture de la donnée a toujours été forte dans les entreprises. Ce qui est nouveau c’est de faire comprendre l’importance de l’ouverture. L’enjeu de l’Open Data est de favoriser et renouveler l’innovation en la faisant non plus tout seul, mais avec les autres : citoyens, collectivités et start-ups. La Lyonnaise des eaux est principalement un délégataire de services publics qui a l’habitude de partager des informations, notamment avec les collectivités, et de plus en plus avec les utilisateurs. « Nous devons envoyer plus que des factures : nous devons également échanger des données avec nos clients. L’enjeu pour nous est de créer de nouveaux écosystèmes d’affaires. »

Pour beaucoup, plus qu’un risque de concurrence, le partage des données personnelles que détiennent les entreprises sur les utilisateurs est surtout un enjeu pour développer de nouveaux services et donc potentiellement de nouvelles formes de revenus.

Pour Chris Taggart (@CountCulture) d’Open Corporates, « le mot critique c’est open« . Il ne signifie pas qu’il faille tout ouvrir, mais qu’il faut permettre la libre réutilisation.

Voilà longtemps que les sociétés partagent des informations, reconnaît-il. « Mais c’est l’aspect ouvert qui change la capacité à faire des choses. Si l’ouverture peut peut-être permettre de découvrir de nouveaux débouchés, c’est avant tout un moyen de créer de nouvelles formes de collaboration peut-être avec de nouveaux partenaires. »

La diversité des témoignages montre bien la diversité d’approche de la question. Les acteurs du secteur privé parlent encore de données très différentes les unes des autres, passant de l’ouverture des données sur l’entreprise à celle des données personnelles des utilisateurs. Les potentiels sont également très différents selon les approches. Pour certains, l’ouverture des données doit favoriser la réputation, pour d’autres c’est leur potentiel économique qui est mis en avant, pour d’autres encore elle devrait permettre de nouvelles formes de collaboration… Tout le monde y voit un potentiel, mais sans clairement distinguer celui qui fera levier.

Le plus frappant dans ce débat était le flou qui régnait sur les données à ouvrir. Alors que les projets d’ouverture des données publiques sont souvent assez cadrés, le monde de l’entreprise semble avoir encore du mal à savoir quel type de données ouvrir certainement parce que la proposition de valeur n’est pas encore très claire pour lui. On comprend d’autant mieux alors les résistances que rencontre le projet MiData. Comme le dit Alan Mitchell, les entreprises pensent souvent qu’il y a plus de valeur à garder le contrôle de leurs données et sont inquiètes des coûts que vont générer les plateformes d’accès sans avoir de perspective claire du retour sur investissement que cela va générer. L’ouverture des données des entreprises semble encore du domaine du pari, surtout pour des entreprises dont les pratiques de relation client ne sont pas toujours très appréciées du public (que ce soit dans le secteur de la banque, de l’énergie ou des télécommunications notamment). Les opportunités paraissent encore une belle promesse, une belle intuition, dont il manque encore à faire la démonstration.

Les atermoiements des entreprises ouvrent néanmoins une brèche, sur laquelle les acteurs publics vont avoir à plancher également. Celle de l’ouverture des données personnelles que l’acteur public détient sur chacun d’entre nous. Assurément, comme disait David Eaves : les données personnelles sont la prochaine génération de données à ouvrir… Données de santé, données scolaires, données d’imposition… A peine le premier chantier de l’Open Data ouvert qu’un autre s’annonce, difficile et complexe.

Hubert Guillaud

Retrouvez notre dossier réalisé à l’occasion de la semaine européenne de l’Open Data :

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