Que se passe-t-il quand les artistes pensent la technologie comme les ingénieurs ?

L’artiste Honor Harger (@honorharger) s’occupe de Lighthouse, une agence culturelle numérique chargée de monter des productions et des expositions pour montrer que la culture numérique n’est pas qu’une question d’outils et de technologie, mais bien avant tout une question d’émotions et d’apprentissages. Son blog, le décélérateur de particules (@_decelerator), est ainsi à son image, à la confluence entre l’art et la technologie.

Sur la scène de Lift France 2012, elle nous posait la question suivante : Que se passe-t-il quand les artistes pensent la technologie comme les ingénieurs ?

« Les artistes qui utilisent les nouvelles technologies sont une source essentielle pour comprendre la manière dont notre monde se confronte aux technologies », estime Honor Harger. Prenons l’exemple de l’imprimante 3D, une des technologies actuelles les plus intéressantes, permettant de construire n’importe quel objet depuis ses spécifications. Si l’impression 3D a le potentiel de modifier la manière dont on fabrique les objets, l’illustration de ce potentiel par les artistes ne date pas d’aujourd’hui.

L’artiste et théoricien de la photographie Laszlo Moholy-Nagy en 1923 a imaginé Construction in Enamel 2 conservé au muséum d’Art moderne de New York. C’est une oeuvre, croisement entre le tableau et la sculpture, fabriquée à distance à partir d’instructions données par l’artiste à un artisan, tout comme l’imprimante 3D permettrait aujourd’hui à un artiste de créer une oeuvre sans son intervention. Senster du sculpteur cybernétique Edward Ihnatowicz (1969) est un autre exemple de réalisation appliquée à la technologie. Senster était une structure capable de répondre aux sons et aux mouvements et Edward Ihnatowicz a été l’un des premiers à concevoir une sculpture contrôlée par l’ordinateur, comme la présentait l’exposition des arts perdus, présentée à la Tate Galery. Genesis d’Eduardo Kac (1999) (Wikipédia) était la première installation qui explorait les liens entre la biologie et l’informatique, en produisant un gène synthétique depuis une phrase de la Génèse. Comme le soulignait le Guardian en août, l’ADN pourrait bientôt être utilisé pour stocker de l’information, comme l’avait suggéré plus de 10 ans auparavant l’artiste dans son installation. Les artistes sont-ils toujours des précurseurs ?

L’art est toujours en avance

En 2004, Eléonore Hellio et Joachim Montessuis avaient avec MUSH (Multi-User Sensorial Hallucination, vidéo) imaginé un spectacle d’art médiatique utilisant un dispositif proche de la Wiimote, avant qu’elle n’ait existé. En 2009, Golan Levin avait ainsi publié un article évoquant plusieurs installations artistiques comme autant de prologues à ce qui est devenu depuis notre vie quotidienne numérique. L’art est souvent en avance par rapport aux réalisations techniques… A moins que ce ne soit les sociétés technologiques qui finissent par intégrer l’art à leurs outils, ironise Honor Harger.

Les nombreuses réalisations cartographiques sensibles comme Amsterdam Realtime d’Ester Polak (2002), le Journal GPS de Thorsten Knaub (2003) ou le Karosta Realtime Map (2003), montrent 10 ans avant les bévues cartographiques d’iO6 d’Apple, combien l’art remet en question le monde dans lequel nous habitons. Si l’art doit nous emmener dans l’inconnu, assurément les cartes d’iO6 sont donc de l’art, s’amuse Honor Harger en se moquant des ratés de la mise à jour de l’application cartographique d’Apple la semaine dernière.

« Les artistes comme les auteurs de SF connaissent bien le langage des nouveaux médias tel que défini par Lev Manovich. Comme les ingénieurs, les artistes s’impliquent dans des études sur les implications des technologies. Souvent, ils arrivent aux mêmes conclusions qu’eux, mais pas au même moment. C’est en cela que l’art médiatique est souvent un bon vecteur pour détecter les signaux faibles qui nous attendent dans le domaine des technologies. »

Le temps de l’ingénierie critique

« Le monde de l’art nous fait passer actuellement des messages : plus le monde est codé, plus il est difficile à décrypter. Le monde des technos devient plus opaque à mesure que les infrastructures techniques deviennent plus invisibles. L’informatique en nuage désolidifie l’infrastructure, la « brique et le mortier ». » Un récent sondage de Citrix montrait que 51 % des Américains pensent que le mauvais temps peut avoir un effet sur l’informatique en nuage… Preuve que nous avons du mal à comprendre les transformations en cours.

Demain, nos villes seront entièrement gérées par des machines, sans que nous sachions très bien comment. Danja Vasiliev et Julian Oliver, membres du collectif artistique berlinois Weise 7 ont imaginé des Hommes en gris (vidéo), des hommes qui captent et récoltent les données qu’échangent nos ordinateurs avec les routeurs des hotspots Wi-Fi que nous utilisons, récompensé en 2010 à Ars Electronica. Un dispositif déroutant, qui interroge en profondeur nos pratiques, comme le soulignait Marie Lechner à l’époque pour Libération :

Les Men in Grey (MIG) opèrent dans cette zone grise, de plus en plus ambiguë, entre ce qui est considéré comme privé et ce qui relève de l’espace public à l’ère de l’informatique ubiquiste.

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Image : photogramme de la vidéo Men in Grey 2.

Vous êtes dans la rue ou dans un café, en train de consulter un site web sur votre ordinateur portable ou votre smartphone, de poster des statuts sur Facebook, de partager une photo coquine ou de vous envoyer des mots doux par tchat, pensant être à l’abri des regards, et voilà que vous entendez une synthèse vocale claironnant à la face du monde ce que vous venez de chuchoter sur votre clavier. La voix mécanique qui émane de curieuses mallettes portées par les deux Men in Grey annonce de surcroît le numéro IP de votre machine, tandis que votre message s’affiche en toutes lettres sur les écrans incrustés de leurs attachés-cases.

Ces opérateurs aux allures de bureaucrates s’interposent dans le trafic sans fil non sécurisé et prennent le contrôle du réseau. Agissant comme des routeurs (cet élément intermédiaire dans un réseau qui assure le transit des paquets de données), ils interceptent, manipulent et rendent visibles les flux de données immatérielles qui se baladent dans l’éther. Parfois sur écrans géants, comme c’était le cas au Media Facades festival cet automne. «Manifestation de l’anxiété générée par le réseau», les Men in Grey sont une apparition inquiétante à l’ère des mises sur écoutes gouvernementales, des espions Facebook, des caches Google, du filtrage sur Internet. «Nous sommes la manifestation directe du stress généré par le réseau.[…] Nous capturons et reconstruisons ce qui est caché dans l’air. Nous sommes des prismes, révélant les peurs du réseau citoyen, ses doutes, ses désillusions, ses désirs et ses mensonges», écrivent les auteurs sur un site web noir aux allures conspirationnistes. »

Ce projet très perturbant pour ceux qui en étaient les victimes, puisqu’il montrait combien les réseaux dans lesquels nous avons toute confiance peuvent être fragiles a été prolongé en 2011 par le projet Newstweek, qui permettait d’accéder à ce que lisaient les gens depuis leurs ordinateurs et de proposer en cache l’information à laquelle ils accédaient rééditorialisée. Cet « ajusteur d’information » qu’évoquait très récemment l’émission Tracks d’Arte permet de prendre le contrôle de copie des plus grands sites de presse sur un hotspot local. Deux projets qui attirent l’attention sur le rôle de l’infrastructure du réseau, qui posent la question de qui la contrôle et de comment nous pouvons être manipulés.


Vidéo explicative du fonctionnement de Newstweek.

Les membres du collectif Weise 7 sont également à l’origine du Manifeste de l’ingénierie critique qui veut observer l’espace entre la production et la consommation des technologies. Dans une récente interview Julian Oliver explique que nous sommes devenus incapables de décrire notre environnement. Pour lui, il est temps d’intervenir sur les infrastructures cachées et opaques qui impactent profondément nos vies.

Dans la nouvelle esthétique, cette esthétique du numérique qui investit le réel, James Bridle (voir son intervention à Lift 2012) explique que les programmeurs écrivent et construisent désormais les systèmes qui définissent notre réalité.

Autre exemple qu’égraine Honor Harger : la grenade de la transparence, imaginée par Julian Oliver (2012) – encore lui ! -, est une grenade pour lutter contre le manque de transparence des entreprises et des gouvernements. Elle capture les flux des réseaux pour les expédier vers des serveurs dédiés et les rendre transparents, accessibles à tous, comme autant de Wikileaks en puissance. City CPU de Gordan Savicic, qui tente de lire la ville de Shenzen comme un processeur est un autre exemple d’installation qui essaye de décrire notre environnement numérique pour nous permettre d’agir dessus.

L’art médiatique ne s’arrête pas au numérique !

Mais la technologie ne signifie pas seulement le numérique. Pour le physicien Dyson Freeman, la biologie est la science dominante et l’art de demain sera celui de la conception des génomes. « A l’avenir, la nouvelle génération d’artistes écrira des génomes d’une manière aussi fluide que Blake ou Byron écrivaient des vers », expliquait-il dans la New York Review of Books en 2009. Les artistes de demain créeront de nouvelles plantes ou de nouveaux animaux, imaginait le physicien… Or, c’est déjà le cas, rappelle Honor Harger.

Alba (GPF Bunny), le lapin fluorescent d’Edouardo Kac est né 8 ans avant les propos de Dyson. Pour Kac, cette création était un projet d’art transgénique pour créer du commentaire social. Le Victimless Leather Jacket (2004), cette veste en cuir fabriquée depuis des cellules de souris, développée par le Tissue Culture and art project (et qu’évoquait déjà pour nous Régine Debatty en 2006) utilisait déjà l’art pour nous faire réagir aux nouvelles formes de créations biologiques. Le projet de Cuisine désincarnée (2003) produit par le même collectif consistait à produire un steak à partir de cellules d’un animal qui n’était pas encore né.

Lighthouse a conduit l’année dernière un Laboratory Life à Brighton qui a invité pendant deux semaines des artistes et biologistes pour créer des oeuvres depuis la biologie comme la le textile infectieux d’Anna Dumitriu ou un tatouage composé d’encre et de cendres d’un mort pour créer un souvenir en forme de tatouage sur le corps de ses petits enfants… « L’art médiatique ne travaille pas seulement la matière numérique », estime Honor Harger, « mais également la biologie, la physique, la nanotechnologie, l’astrophysique… »

Et Honor Harger d’évoquer pêle-mêle Brillant Noise, un film composé d’archives brutes provenant des satellites de la Nasa ; la clinique de santé environnementale de Nathalie Jeremijenko (Wikipedia) qui tente de comprendre la dépendance de notre santé à nos environnements locaux ; le Super K Sonic Boom de Nelly Ben Hayoun qui se veut une expérience physique pour comprendre le fonctionnement des neutrinos ; le solar sinter de Markus Kayser, une imprimante 3D qui utilise l’énergie soleil et le sable du désert pour créer de nouveaux objets ; la nano peinture de Frederik de Wilde s’intéresse à une forme de peinture nanométrique qui devient par essence invisible, montrant de l’art qui ne peut être vu… ; la radio biologique du chercheur et artiste Joe Davis (Wikipédia) consiste en une radio qui fonctionne depuis des organismes vivants ; Protei de Cesar Harada est une flotte de bateaux robots open source imaginée pour capturer les hydrocarbures dégazés dans les océans ; la radio Tempête de Bengt Sjölén est un récepteur radio conçu pour ignorer les signaux transmis intentionnellement pour en révéler d’autres… Et la liste de projets artistiques étonnants aurait pu être plus longue encore.

Définitivement, les artistes se préoccupent beaucoup d’éthique et leurs projets sont là pour poser des questions éthiques, souligne pour conclure Honor Harger. Quand le collectif Critical Art Ensemble travaille sur le bioterrorisme, c’est assurément pour nous aider à en tirer des leçons. Ceux qui travaillent avec des éléments dangereux sont toujours ceux qui sont les plus conscients des problèmes de sécurité. Leur travail permet à la fois de repousser les limites de ce qu’on peut faire avec l’ensemble de ces matériaux tout en pointant du doigt leurs risques et leurs potentiels.

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. Je suis bluffé par cette créativité. M. De La Porte, faites-nous vite un Place de la Toile sur l’art numérique!!!

  2. @olivierauber
    peut être parce qu’ils ont moins de visibilité internationale sur ces questions; et comme l’oratrice n’est pas française, elle n’est pas au fait de ce qui se passe dans l’hexagone…

  3. Au début de l’article il est fait allusion aux « telephone Pictures » de Moholy-Nagy faisant usage du téléphone comme un des premiers réseaux de télétransmission de données : ici des instructions à partir d’une grille et de point (noeuds), sorte de matrice binaire permettant de reproduire sans perte d’informations un dessin en couleur à distance et selon diverses dimensions sans perte de qualité. Tout cela au tout début du XXème siècle et donc bien avant la conception des premiers ordinateurs! Belle démonstration, en effet de l’avance de certains artistes qui rêvent la technique de façon prémonitoire.
    Voir sur les précurseurs le site de l’Olats (malheureusement bien incomplet et orienté exclusivement anglo-saxons) :
    http://www.olats.org/pionniers/pp/moholy/telephone_pictures.php

  4. @nicolas: oui, les artistes français ont très peu de visibilité internationale.

    Mais pourquoi ?

    Juste une piste : j’ai plusieurs fois entendu des journalistes, des critiques, des commissaires d’exposition, et aussi des diplomates francais, qui passent leur temps à voyager à l’étranger, déclarer en substance : « il n’y a pas d’artistes dignes de ce nom en France ». Il faut donc pas aller en chercher ailleurs, ce qui du coup justifie leur frais de mission. CQFD.

  5. @olivierauber c’est en effet dommage, mais il y a aussi d’autres raisons moins avouables… notamment le manque de connaissance sur les manières d’aller présenter des travaux à l’étranger (via l’UE, via des concours ayant lieu dans d’autres pays), la difficulté de certains à ne pas parler une autre langue que le français, et peut être aussi la facilité à rester dans circuits nationaux plutôt bien fournis.

    cela étant dit, il y a des exceptions.

  6. @nicolas

    Il me semble que la raison que j’ai mentionnée est la moins avouée… « Art numérique », « art & science », « art & technologie », « art et design » et bientôt « art & politique » (Latour, science-po), sont des lieux de discours qui se confondent avec les instances habituelles du pouvoir franco-français minés par les grand groupes, Orange, etc. Ces lieux sont en général vides d’artistes, ou alors il faut qu’ils soient jeunes et malléables, ou bien étrangers et déjà starifiés dans leur pays d’origine.

    Nuit Blanche, etc. est un carnaval où les rares voix intéressantes sont noyées dans la masse des des arts numériques décoratifs.

    La question de l’anglais n’est pas insurmontable. Bizarrement, le projet de créer un service de traudction/interpétatriat pour les artistes est à l’étude depuis des lustres chez Culture-France. Toujours rien.

    Bonjour de Belgique.