CRISPR, la technologie qui bouleverse la biotech

Cela fait plusieurs années que les technologies de lecture de l’ADN ont vu leur prix s’écrouler, ce qui a permis à des startups comme 23andme de se lancer, avec plus ou moins de bonheur, dans le domaine de la génomique personnelle (voir notre dossier : « La génomique personnelle dans la tourmente »). En revanche, où en est-on de l’autre opération, l’écriture de l’ADN, bref, la « manipulation génétique » comme on l’appelle communément ? Progresse-t-elle tout aussi vite ?

Ces dernières semaines de nombreux articles se sont penchés sur une récente technologie de manipulation du génome, CRISPR, pour Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats, c’est-à-dire – pour autant que ce soit plus clair en français – « Courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées ». En tête, la célébrissime revue Nature, qui a publié cet été un très gros article sur le sujet.

Le vertige de la manipulation génétique

Jusqu’à récemment, l’écriture du génome était un travail long, complexe et onéreux. La technique la plus efficace était l' »Ingénierie par nucléases à doigts de zinc« , mais les doigts de zinc en question (en fait, il s’agit d’éléments d’une protéine) coûtaient environ 5000 $ (4400 euros) ou plus. CRISPR est une méthode simple et efficace : le système utilise un fragment d’ARN capable de guider le gène à insérer vers le site de l’ADN cible, et un enzyme nommé Cas9 coupe ce dernier pour y placer le nouveau code. Il suffit de commander à un labo les brins d’ARN correspondants. Prix : 30 $.

Mais cet outil ne se contente pas d’être plus économique : il est aussi plus versatile. Jusqu’ici, la plupart des biologistes se contentaient d’utiliser les souris ou les mouches du vinaigre pour y tester leurs travaux, car ils disposaient d’un bon outillage pour ces espèces. Avec CRISPR, on va pouvoir plus aisément travailler sur le génome d’autres espèces, y compris (gasp !) celui des êtres humains. En fait, cela a déjà été accompli puisque l’équipe chinoise qui a modifié les gènes d’embryons humains en avril denier, faisant ainsi la une de la presse, a précisément utilisé cette technologie pour opérer ces manipulations.

CRISPR ouvre également la porte aux adeptes de la « dé-extinction », ceux qui veulent faire renaître des espèces disparues comme le Dodo ou le mammouth. C’est en utilisant CRISPR que l’équipe de l’inévitable George Church a réussi à transformer des cellules d’éléphants pour y placer 14 gènes de résistance au froid, caractéristique du mammouth (mais, nous précise Nature dans cet autre article, les chercheurs n’ont pas testé le comportement desdites cellules ainsi modifiées).

Évidemment cela suscrite autant d’espoirs que de frayeurs. Certains espèrent que cela va donner un coup de fouet aux techniques de thérapies géniques, aider à combattre des maladies héréditaires, etc. Mais les questions éthiques que pose cette technologies sont vertigineuses. Jusqu’où pourra-t-on aller ? Nature cite à ce sujet un exemple assez refroidissant, racontant une anecdote arrivée à la chercheuse Jennifer Doudna, l’une des inventrices des CRISPR :

« Ses inquiétudes ont commencé lors d’une réunion en 2014, lorsqu’elle eut connaissance d’un travail de postdoc lors duquel un virus avait été conçu pour transporter les composants CRISPR dans des souris. La souris respira le virus, permettant au système de CRISPR d’opérer ses mutations afin de créer un modèle du cancer du poumon humain. Doudna eut un frisson ; une erreur mineure dans la conception du guide ARN pourrait entraîner un CRISPR fonctionnant pour les poumons humains. « Il m’a semblé incroyablement effrayant de pouvoir avoir des étudiants qui travaillent sur une telle chose, » dit-elle. « Il est important que les gens commencent à comprendre ce que cette technologie peut faire. »

F3.large_La démocratisation de la manipulation génétique pourrait entraîner d’autres complications car elle permettrait le développement d’une autre technique : celle du « gene drive » (traduisons cela par « transmission du gène »). Celle-ci se propose de répandre rapidement un gène modifié dans toute une espèce. En général, nous explique Nature, les manipulations génétiques n’ont que peu de chances de se répandre chez les organismes évolués. En effet lors de la reproduction, ceux-ci ne cèdent que la moitié de leur génome, et donc leur descendance n’a qu’une chance sur deux d’hériter du gène modifié. Le « gene drive », une technique encore à l’état d’ébauche, devrait permettre de copier un gène modifié sur le chromosome du partenaire, donnant ainsi toutes les chances aux enfants d’hériter de la modification en question. Par exemple, continue Nature, on pourrait utiliser un gène pour réduire la fertilité de moustiques transportant la malaria. Toute une population d’insectes pourrait être ainsi éliminée en une saison. Ce qui est très joli sur le papier, mais ouvre bien sûr tout un ensemble d’interrogations sur les transformations écologiques qu’une telle intervention pourrait impliquer, voire les catastrophes qui pourraient en émerger. En général, on se débrouille plutôt pour qu’un OGM ne se répande pas dans la nature, pas pour qu’il y prospère le plus rapidement possible. Du coup, certains chercheurs (dont le généticien George Church, qu’on ne peut pourtant guère soupçonner d’être un luddite convaincu) ont cru bon de tirer la sonnette d’alarme dans un article paru dans Science et disponible sur le site de l’université de Harvard (.pdf). A noter que le « gene drive » ne peut se révéler efficace que sur des animaux à reproduction sexuée et très fréquente. Autrement dit les insectes. Cela ne pourrait avoir la même efficacité avec des organismes à la reproduction rare, comme les mammifères évolués, dont bien sûr l’être humain.

La modification génétique pour tous ?

Bien entendu, toutes ces questions se mêlent à d’autres interrogations, comme celle de savoir qui seront les « maîtres » de cette nouvelle technologie et si elle peut – et doit – être accessible à tous ? Autrement dit, les biohackers pourront-ils s’en emparer ? C’est le sujet d’un autre article de Nature.

Ce n’est pas encore le cas, mais certains ont déjà des projets d’utilisation. Ainsi l’informaticien Johan Sosa, qui envisage de s’associer avec une équipe du hackerspace californien Biocurious pour fabriquer des levures susceptibles de produire de la caséine, dans le but d’arriver à réaliser à terme du fromage végétarien. L’artiste Georg Tremmel (qui travaille à l’université de Tokyo sur les visualisations biologiques, donc qui n’est pas un pur « amateur ») veut lui utiliser CRISPR pour ramener des oeillets modifiés précédemment pour arborer la couleur bleue à leur état original, c’est-à-dire leur redonner une teinte blanche. Il est intéressant que noter que Tremmel devra obtenir une autorisation pour mettre sur le marché ses fleurs « renaturalisées », alors que les bleues sont elles tout à fait permises à la vente.

Comme toujours cette démocratisation suscite des craintes, mais il est douteux que les biohackers puissent jamais avoir le temps et les moyens d’opérer des modifications sur de larges échelles.

Rappelons aussi que Nature, revue anglo-saxonne parle de pays où la législation est plus laxiste que la nôtre dans ce domaine. Pour les biohackers français, la cause est entendue : impossible de se livrer à la moindre opération d’ingénierie génétique sans une licence distribuée au compte-goutte aux laboratoires professionnels.

Qui sera le maître de CRISPR ?

Une biotechnologie à bas prix, des hackers, des mutations, et des risques en perspective, il ne reste plus qu’un élément pour écrire un bon thriller biopunk, et c’est une sombre histoire de gros sous et de brevets. CRISPR nous fournit aussi cet ingrédient-là, puisque la propriété intellectuelle de la technologie fait l’objet d’une dispute entre deux équipes.

gabbay405Chronologiquement, la première équipe à avoir déposé une demande de brevet concernant CRISPR était constituée de Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier, de l’université de Californie, et date de mai 2012, mais c’est l’équipe du MIT dirigée par Feng Zhang qui a remporté le jackpot, après avoir déposé sa demande en décembre 2012, soit plusieurs mois après Doudna et Charpentier. Que s’est-il passé ? En fait, l’avocat de Feng Zhang aurait simplement coché dans le dossier une case « en accéléré » et accepté de payer une somme supplémentaire. Depuis, les deux universités se livrent une guerre légale sur la question de l’antériorité.

Tout ceci n’est pas qu’une question d’honneur universitaire, ou d’obtention du Nobel de chimie (pour lequel, souligne Wired, Doudna et Charpentier ont été pressenties, mais finalement ce dernier été attribué au suédois Tomas Lindahl ; il y a quelques jours – The Independant se demandait d’ailleurs si la controverse autour de CRISPR n’allait pas coûter le prix aux deux chercheuses). C’est aussi une question d’argent. Plus de 80 millions de dollars ont été investis dans des startups utilisant CRISPR, nous précise la Technology Review. L’une d’elles, Editas Medicine, a été cofondée par Feng Zhang et… Jennifer Doudna, laquelle a claqué la porte de l’entreprise à la suite du conflit et a décidé plutôt de faire profiter ses droits (si elle les récupère) à Intellia Therapeutics, une entreprise concurrente. Histoire de simplifier les choses, Emmanuelle Charpentier aurait choisi, elle, de céder ses droits à une troisième société, CRISPR Therapeutics.

Enfin, l’application au génome humain pourrait s’avérer plus simple encore que prévu. En effet, nous raconte Physorg, l’équipe de Feng Zhang a découvert un nouveau système de CRISPR basé non plus sur l’enzyme Cas9, mais sur une autre molécule, le Cpf1, beaucoup plus précis et plus adapté à l’usage sur les mammifères complexes. Cela pourrait éventuellement mettre fin au conflit avec l’université de Californie, si Feng Zhang accepte de céder son antériorité et choisit de breveter plutôt cette nouvelle technique.

A croire que les risques qu’on éloignait d’un revers de raison ne cessent de se rapprocher de nous.

Rémi Sussan

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