Où en est le Nudge (1/3) ? Tout est-il « nudgable » ?

L’association Nudge France – une association pour promouvoir le Nudge en France, ce « coup de pouce » pour orienter les décisions des gens (@nudgefrance) – organisait il y a peu une journée sur la science comportementale, invitant notamment nombre d’experts du domaine. L’occasion de mesurer un peu où en est ce sujet qui semblait, au tournant des années 2010 (voir notre dossier), comme la grande solution pour transformer les politiques publiques.

Force est de constater que l’impression d’ensemble s’est révélée plutôt décevante. Les modalités d’action des sciences comportementales semblent se répéter, évoquant toujours un peu les mêmes exemples, certes emblématiques et stimulants, mais donnant l’impression que le sujet n’a pas vraiment évolué…

Images : deux exemples de Nudges parmi les plus célèbres. La mouche dessinée dans l’urinoir qui incite à uriner au bon endroit et l’aménagement de la grande chicane qui longe le lac de Chicago où une simple signalisation au sol donnant l’impression aux conducteurs que leur vitesse augmente a suffit pour les faire ralentir et diminuer les accidents de 36 % (comme l’expliquaient déjà Thaler et Sunstein en 2010).

Nudge : l’art de l’exécution ?

Le livre de Thaler et Sunstein, Nudge, publié en 2008, a été révolutionnaire, expliquait Eric Singler (@thobava), président de Nudge France, responsable de l’unité Nudge de BVA,  et auteur de Nudge marketing et Green Nudge, en introduction de cette journée. En comprenant via l’économie comportementale les facteurs d’influence du comportement, le Nudge s’est révélé comme « un art de l’exécution des décisions ». Inspiré par les travaux de l’économie comportementale qui se sont développés depuis les années 70 jusqu’à leur apogée avec le prix Nobel de Daniel Kahneman en 2002 (auteur de l’excellent Système 1 Système 2), c’est avec les travaux de Richard Thaler et Cass Sunstein ou de Dan Ariely, au tournant des années 2010 qu’on est passé de la révolution à l’action. En 2009, la promesse du Nudge s’accomplit en faisant un pas supplémentaire : Cass Sunstein est nommé auprès du Président Obama pour porter l’incitation comportementale dans les agences du gouvernement fédéral. Suivra la création de l’unité comportementale du gouvernement britannique, puis allemand, puis australien… En France, le Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP) a timidement lancé une cellule en 2013… Et aujourd’hui, la question du Nudge impacte entreprises et ONG.

Eric Singler
Image : Eric Singler sur la scène de #NudgeinFrance, photographié par James Drummond.

Il faut dire que la promesse du Nudge est séduisante, rappelle Eric Singler : elle veut introduire des changements efficaces, et ce à coût nul ou réduit ! – même si ces deux idées doivent certainement être profondément relativisées. Reste que si le « nudging » semble magique et facile, force est de constater que sa simplicité apparente n’est peut-être pas si accessible qu’elle y paraît…

Si nos actions sont plus irrationnelles qu’on le pense souvent, comme l’a montré Daniel Kahneman, elles ne sont pas pourtant aléatoires ou insensées. Comme le dit Daniel Ariely : « nos comportements sont systématiques et, puisque nous les répétons encore et encore : prévisibles ». On peut donc anticiper notre irrationalité et gagner en efficacité. Reste que notre irrationalité n’est pas si simple à cerner comme le montre la très longue liste des biais cognitifs dont nous sommes les victimes. Ceux-ci rappellent que nous avons tendance à être illogiques, à être émotionnels, à être sociaux et à être considérablement influencés par le contexte.

L’information et la connaissance ne suffisent pas pour transformer l’intention en action

L’apport principal du Nudge, explique Eric Singler, repose sur le fait que « la connaissance d’une information n’est pas suffisante pour nous inciter à prendre les bonnes décisions ». La connaissance ne suffit pas ! « La pédagogie et l’éducation, que l’on convoque si souvent pour résoudre les problèmes, créent l’intention, mais ne nous aident pas toujours à passer à l’action ». Si c’était le cas aucun médecin ne fumerait ou personne ne téléphonerait en conduisant… « On ne change pas nos comportements avec l’information ! » Le nudge est l’un des outils qui cherche à transformer l’intention en action. Reste qu’il n’est pas magique. Au contraire. Il nécessite un processus d’étude rigoureux… Il convoque de nombreux champs scientifiques différents… Il nécessite d’observer les comportements et d’évaluer l’impact sur les comportements des transformations qu’on propose.

« Tout n’est pas nudgable ! », rappelle Eric Singler. Le Nudge implique un changement comportemental, pas seulement un changement d’image. Son enjeu n’est pas de créer une motivation, mais bien de faire basculer les gens de l’intention à l’action. L’intention se crée par la pédagogie et la communication. L’action se crée, elle, par la bascule comportementale.

Enfin, le Nudge, faut-il le rappeler, induit un comportement bénéfique pour l’individu, la collectivité ou la planète. Ce qui améliore le modèle d’affaire d’une entreprise ou d’un service n’est pas un Nudge, cela relève au mieux de l’incitation, au pire de la manipulation. Enfin, conclut-il, toute démarche Nudge ne produit pas nécessairement de l’efficacité, ni ne la produit toujours toute seule. L’approche Nudge est complémentaire d’autres approches, d’autres outils comme l’information, la fiscalité, la loi… Elle ne s’y substitue pas. Le Nudge reste une voie complémentaire, dont la valeur repose autant dans le changement de comportement que dans leur compréhension.

Pour des politiques centrées sur les problèmes plutôt que conduites par les théories

Le théoricien du Nudge, co-auteur du livre éponyme, professeur à l’école de droit de Harvard, Cass R. Sunstein (@CassSunstein) a fait une intervention plutôt modeste sur la scène de l’École normale supérieure où se déroulait cette journée. Pour lui, le but des sciences comportementales est d’améliorer la compréhension de la source des problèmes que nous rencontrons et d’étendre l’ensemble des outils imaginables permettant d’y répondre. Les politiques publiques doivent rester centrées sur les problèmes (problem-centered) plutôt que conduites par les théories (theory-driven).

Cass Sunstein
Image : Cass Sunstein photographié par James Drummond.

La plupart des utilisateurs apprécient les Nudges, tant qu’ils ne sont pas inconscients de leurs valeurs et intérêts où qu’ils ne sont pas clairement frauduleux, tant qu’ils préservent leurs choix et leur liberté de choix. Les utilisateurs acceptent bien sûr bien mieux les Nudges qui matchent avec leurs convictions.

Comme le souligne le professeur dans un très récent article pour la revue Psychological Science, les Nudges sont bien plus rentables en terme de bénéfices et efficaces en terme de coûts que tous les autres types d’interventions publiques notamment les incitations fiscales et financières.

En 2009, Sunstein a été nommé conseiller d’Obama à l’OIRA et l’a sensibilisé à la question de l’économie comportementale. En 2015, la Maison-Blanche a établi officiellement une équipe (dont les archives sont encore accessibles) – pilotée par Maria Shankar – chargée d’accompagner les agences fédérales sur les questions d’économie sociale et comportementale. L’économie comportementale a été utilisée pour impacter de très nombreuses décisions durant la présidence Obama, sur des questions allant de la loi contre le tabac à l’obésité ou l’efficacité énergétique. Sunstein avance avec assurance que ces politiques auraient permis de faire économiser quelque 250 milliards de dollars. Mais l’éminent professeur oublie de nous montrer leurs effets concrets, persuadé que nous les avons peut-être tous vus en action. C’est certainement un peu dommage.

Tout l’enjeu, rappelle le juriste reste et demeure le réglage par défaut, selon le principe d’inertie, qui nous fait nous comporter selon les paramètres qui ont été choisis par d’autres. Un réglage par défaut qui peut souvent être amélioré, mais qui demeure d’une grande subtilité à ajuster. Sunstein évoque ainsi une expérience montrant qu’une diminution d’un degré de thermostats du chauffage de bureaux avait plus d’effets qu’une diminution de deux degrés, notamment du fait d’une meilleure acceptation. Or, rappelle Sunstein, toutes nos relations (avec nos employeurs, avec l’État ou les administrations, ou avec le système légal…) sont ajustées par défaut, sans que l’on sache toujours si ce réglage est adapté, profitable aux gens, aux organisations ou à la planète. Nous avons tous tendance à nous plier à la puissance de l’inertie des réglages par défaut. Nous n’aimons pas choisir, et plus encore quand nos choix sont difficiles – et ils sont souvent plus difficiles qu’ils n’en ont l’air.

Cass Sunstein revient sur la polémique des labels caloriques, que la Food and Drug administration américaine souhaite introduire… via une indication calorique de ce qu’on consomme (voir La lutte contre l’obésité doit être collective plus qu’individuelle). L’enjeu d’un tel label, explique Sunstein, c’est d’aider les gens qui ont un problème de poids à faire des choix, notamment parce qu’ils sont attentifs à leur consommation calorique. Force est de reconnaître que ces indications n’ont pas d’effets sur ceux qui ne prêtent attention à leur poids… mais aident ceux pour qui contrôler sa consommation de nourriture est difficile.

Lorsqu’il était à l’OIRA, le président Obama a demandé à Case Sunstein de superviser la régulation en matière de santé, d’environnement, de nourriture, de lutte contre l’obésité, contre le tabagisme… en y introduisant une perspective d’économie comportementale. Le Nudge est devenu un cadre exécutif pour toutes les agences fédérales, les invitant à utiliser ces approches pour améliorer les messages d’avertissements qu’ils émettaient et les choix par défauts qu’ils imposaient. Les gens ne sont pas si rationnels qu’on l’a longtemps pensé. Ils ne savent pas très bien apprécier les probabilités et ils répondent assez mal aux seules incitations. Depuis les années 70, les sciences comportementales ont montré combien les gens avaient une attention limitée, qu’ils avaient des biais (inertie, procrastination…), qu’ils avaient tendance à être irréalistiquement optimistes et qu’ils étaient allergiques à la perte. Autant de biais qui n’aident pas vraiment à améliorer les questions de santé ou d’épargne, rappelle le juriste.

Sunstein compare le Nudge à un GPS : il vous laisse aller là où vous souhaitez aller, mais vous indique le bon ou le meilleur chemin. Il vous guide tout en vous laissant toute liberté, à l’image, emblématique et surjouée, de la mouche dessinée dans l’urinoir. Le Nudge est aussi un moyen de montrer la norme sociale, le comportement des autres, que l’on ne connaît pas souvent. En cela, il est aussi une fonctionnalité de l’environnement social. Sunstein évoque trop rapidement des exemples… Comme la démonstration de Raj Chetty sur l’absence d’impact des incitations fiscales pour que les gens souscrivent à des comptes d’épargne-retraite. Les contributions automatiques des employeurs ont des effets bien plus importants que les incitations fiscales sur le taux d’épargne des ménages.

Sunstein rappelle qu’il existe plusieurs types de Nudges comme la règle par défaut, la simplification, l’alerte, les pense-bêtes, le rappel des normes sociales, l’amélioration de la facilité et de la commodité… et les expériences ont montré que certains avaient plus d’effets que d’autres selon les champs sur lesquels ils s’appliquent. Pour Sunstein, l’architecture de choix mise en place doit être transparente, c’est-à-dire explicitée aux utilisateurs.

Reste que toutes les incitations ne sont pas pour autant des Nudges : une sentence ou une condamnation, une incitation fiscale n’en relève pas. Certains travaux ont montré que parfois le choix actif peut-être plus efficace que l’incitation par défaut. C’est là d’ailleurs aujourd’hui l’une des limites du Nudge. Les Nudges éducatifs, que les gens ont tendance à préférer, ne sont pas toujours efficaces. Enfin, les Nudges peinent d’ailleurs à s’imposer dans les situations de pauvreté, de rareté ou de manque d’accès.

Bref, la science comportementale a encore des progrès à faire ! Et l’impression d’ensemble de la journée semblait plutôt souligner que les progrès accomplis semblent être restés rares, significatifs, mais mesurés et limités. L’image de la mouche peinte dans un urinoir demeure toujours l’exemple emblématique du Nudge : un peu comme si, malgré tous les expérimentations et travaux réalisés dans le domaine, aucun exemple aussi emblématique, ayant un effet aussi réussi et massif n’avait réussi à s’imposer.

Hubert Guillaud

Le dossier « Où en est le Nudge ? » :

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0 commentaires

  1. Beau travail.

    Nudge 2/3 et 3/3 sont pour cet été ?

    Merci.

    – Non, on a fait bloc 😉 – HG

  2. Absolument passionnant.
    Tombée dessus par hasard je vais m’y intéresser en lisant d’autres articles merci.

  3. Sur la question de la fameuse « mouche » dans l’urinoir, les auteurs du Biais comportementaliste, reviennent à leur tour sur leur blog sur la limite de cet exemple où l’initiateur de la décision de peindre une mouche dans les urinoirs de l’aéroport de Schiphol estime que l’économie en frais de ménage (souvent évaluée à 80%) « n’a pas dépassé 8% » !