Paul Dourish (Wikipedia, @dourish) a signé au printemps aux Presses du MIT un court essai The Stuff of Bits (que l’on pourrait traduire d’une manière un peu cavalière par « La substance de l’information »), un livre qui s’intéresse aux impacts matériels de l’information numérique. Comment la simulation numérique, nos outils de modélisation et nos outils de travail façonnent-ils à rebours notre expérience ? Pour le professeur d’informatique et anthropologue, les arrangements matériels de l’information, c’est-à-dire la manière dont elle est représentée, dont elle est façonnée, dont on peut l’utiliser, ont une importance significative dans notre rapport à l’information. Comme le soulignait le philosophe Donald Schön, le design reflète notre conversation avec les matériaux. Dourish regarde comment le numérique impacte désormais nos modalités d’usage. Pour lui, « les matérialités de l’information reposent sur des propriétés et des formats qui contraignent, rendent possible, limitent et façonnent la façon dont ces représentations peuvent être créées, transmises, stockées, manipulées et mises à profit ». A la suite par exemple de Lev Manovich, il souligne combien la base de données est devenue la forme culturelle majeure du XXIe siècle (après le roman au XIXe et le film au XXe siècle).
Dourish prend de nombreux exemples pour explorer son idée. Il développe longuement par exemple les différentes façons de représenter une même image au format numérique, en observant les multiples manières de la coder : une image peut-être effectivement une image, mais également peut-être produite par un programme ou une itération. Reste que même dans le programme, des choses échappent à la représentation, comme ce peut-être le cas par exemple de la vitesse d’exécution d’un programme pour représenter cette image ou de la taille de la mémoire de l’ordinateur utilisé. Un programme est une série d’instructions, mais l’expérience qui résulte de son exécution, elle, n’est pas spécifiée par le programme. Or, bien sûr, la manipulation de cette image sera très différente selon la manière dont elle est codée. C’est bien à cette relation entre les formes et les possibilités que permettent les matériaux numériques que s’intéresse Dourish. Comment leurs affordances, c’est-à-dire leurs propriétés relationnelles, façonnent-elles nos pratiques ?
Du rôle du tableur dans les organisations
Dans son livre Dourish évoque longuement un exemple significatif qui permet de mieux saisir là où il souhaite nous emmener, ce qu’il estime qu’il nous faut désormais regarder avec attention. Il revient longuement sur ce qu’il appelle les « spreadsheet events » des réunions organisées autour de la projection de tableurs, comme elles se pratiquent dans de plus en plus d’entreprises – avec les « powerpoint events », plus anciens et plus documentés, qui sont des rencontres organisées autour de la présentation de documents projetés qui forment l’essentiel des réunions ou des conférences professionnelles – voir notamment « Les transformations de l’écosystème de l’information dans le monde du travail » ou « PowerPoint, voilà l’ennemi ! »).
Image : Exemple d’un « spreadsheet event » tiré d’un blog local américain – qui montre qu’il n’est pas si simple de trouver des images de ce type de pratiques pourtant courantes.
Les réunions spreadsheet ne sont pas vraiment des réunions Tupperware : ce sont des réunions de travail autour d’un écran qui projette un tableur dont l’accès est parfois partagé. Souvent utilisé pour travailler de manière collaborative autour d’un budget (avec toutes les limites que cela peut avoir, comme le faisait remarquer récemment Bjarte Bogsnes), le tableur est utilisé pour une multitude de raisons. C’est à la fois un artefact de coordination et d’archivage des décisions prises lors de l’événement. Dourish rappelle d’ailleurs l’importance de l’enchevêtrement des organisations et de leurs systèmes d’information : combien les « workflows » encodent les procédures, les processus et les règles d’organisation. Cet exemple permet à Dourish de poser des questions sur comment nos outils façonnent nos usages. « Comment la matérialité d’un spreadsheet – à la fois outils interactifs et systèmes de représentation – modèle, contraint et habilite la façon dont on travaille ? Comment projetons-nous notre travail dans la forme des tableurs ou comment avons-nous (ou pas) la main sur un ensemble de règles, de limites, de possibilité ou d’opportunités ? » Bref, comment les gens bricolent et s’approprient ces contraintes logicielles en pratique ?
Dourish souligne d’ailleurs la complexité d’action que permettent ces tableurs qui sont à la fois des grilles de cellules qui permettent des formes de regroupement et qui permettent d’activer certains contenus : c’est-à-dire que certains contenus ne sont pas fixés, mais calculés selon des formules via des données pouvant provenir d’autres cellules ou d’autres tableurs ou bases de données. C’est en cela que, malgré leur sécheresse apparente (des listes de chiffres le plus souvent), ces outils se révèlent commodes pour rendre visibles de la complexité comme du détail. Si la plupart de ces tableurs ne sont pas hautement dynamiques (assez souvent, la plupart des données ne sont pas calculées), ils permettent, alors qu’ils ne sont pas conçus pour cela, de générer de la planification d’activité ou de la priorisation d’activité, tout en facilitant le partage et d’information et de données.
Dourish insiste également sur les limites de ces outils (par exemple, la difficulté à manipuler des blocs non contigus) ou leur potentiel (la possibilité d’ajouter des données et de faire grandir le tableur). Bien souvent, souligne-t-il, le tableur sert de guide à la réunion : il révèle l’organisation elle-même, les participants discutant des données cellule après cellule, colonne après colonne… Le tableau spécifie ce qui est à l’ordre du jour et écarte tout ce qui n’apparaît pas sur le tableur. La distinction entre les données joue souvent comme une séparation des responsabilités – ce qui pose d’ailleurs des questions sur les responsabilités qui relèvent de ce qui n’est pas sur le tableur ou de ce qui est à l’intersection des données ou de leur calcul.
Dourish souligne aussi qu’il faut distinguer différents types d’objets dans les tableurs : on ne sait pas facilement par exemple si une donnée est une donnée directe – inscrite – ou dérivée, c’est-à-dire calculée – c’est-à-dire si un chiffre est un nombre ou le résultat d’une formule. Si le rôle du tableur semble de faire ressembler les données à un document papier où toutes les valeurs auraient le même statut, il faut saisir que ce n’est pas le cas, puisque ces données sont éditables et calculables, recomposables… Il souligne par là comment les usages que nous inventons depuis ces objets manquent de conception : un tableur n’a pas été conçu pour être le pilote de réunions. Si le côté dynamique de ces objets explique en grande partie leur utilisation, ce dynamisme par exemple créé des lacunes de fonctionnalités, comme le fait de ne pas pouvoir faire de recherche sur une donnée résultant d’un calcul dans un très grand tableau.
Enfin, il montre également que cet enregistrement d’activité est également un enregistrement d’accord : l’important devient ce qui est noté dans le tableau et non pas la discussion ou le calcul qui conduit à inscrire cette information. Pire, souligne-t-il, l’utilisation de tableurs comme outils de pilotage ou de budgétisation s’impose par reproduction. « Les documents deviennent des enregistrements ; les enregistrements deviennent des modèles : les modèles deviennent des routines ; les routines deviennent des processus. » Ces outils encodent et fixent des relations à la fois dans le tableur lui-même (cette cellule doit toujours être la moyenne des chiffres de cette colonne) comme entre les entités que ces chiffres recouvrent (ce budget et ce que ça implique doit toujours être le résultat de tel autre…).
Le développement de l’usage de ces outils, malgré leurs lacunes de conception, provient certainement du fait que ce sont des outils performatifs, qui permettent via le calcul, les formules et les liens entre les données d’être toujours à jour et de réaliser ce qu’ils énoncent. « L’usage de formules est une façon de montrer que le tableur continuera à faire son travail, même si son contenu change : c’est un moyen de produire de la stabilité dans une forme qui ne l’est pas. » Ces réunions qui consistent à éditer et mettre à jour ces tableurs soulignent que ce qui se joue ne tient pas seulement de la communication comme peuvent l’être les réunions powerpoint, mais bien de la délibération et que le document qui fixe la réunion n’est pas seulement produit, mais transformé par la réunion elle-même. Si les tableurs détrônent l’édition collaborative de documents textuels, selon Dourish, c’est parce qu’ils permettent de mieux rendre compte de la complexité des données et des interactions entre elles. S’ils détrônent le tableau blanc, c’est parce que les tableurs ont une vie avant et après la réunion, d’une certaine manière qu’ils doivent être vivants, dynamiques… Enfin, note encore Dourish, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la plupart de ces séances utilisent un tableur non connecté à l’internet. Alors qu’un document partagé en ligne permet de maintenir des versions synchrones, les documents offline permettent d’avoir un point de contrôle qu’une seule personne ajuste selon les discussions.
Des conséquences de la matérialité du numérique sur nos usages
Cet exemple illustre assez bien l’ambition de Dourish. « Explorer comment le calcul devient un objet avec lequel les gens doivent lutter »… Comment le calcul façonne la forme des objets numériques, contraint nos interactions humaines elles-mêmes et créent de nouvelles structures d’interaction qui ne sont pas seulement numérique ou qui rétroagissent au-delà de leur caractère numérique ? L’exemple des tableurs et des bases de données pour la coordination de groupe montre comment les organisations passent d’une forme linéaire, narrative, à des formes profondément relationnelles. « La base de données est à la fois une forme de représentation et une forme effective ».
Force est pourtant de constater que hormis cet exemple – passionnant – Dourish ne parvient pas vraiment à cerner les enjeux de la matérialité de l’information. Les autres objets sur lesquels il pose son regard d’anthropologue ne sont pas aussi parlant et parfois trop techniques pour être facilement compréhensibles.
Reste que l’analyse qu’il livre sur comment les bases de données façonnent désormais le monde matériel – et inversement – pointe bien sûr leurs limites : « Si les organisations ne peuvent agir que sur les données dont elles disposent, alors les limites de leurs bases de données deviennent leurs contraintes d’action sur le monde. » Or, dans ce qui est projeté lors de ce type de réunion, les bases de données et les données demeurent bien souvent l’objet caché… La matérialité du numérique a donc des conséquences sur la façon même dont on communique, on partage et se connecte.
Comme il le souligne en conclusion, « les bits ne sont pas que bits. Certains comptent plus que d’autres. Certains arrangements de bits sont plus facilement manipulables que d’autres…(…) tout comme les systèmes numériques indo-arabes et romains, différentes représentations impliquent différentes conséquences pour les sortes de choses que l’on peut faire avec. » La rhétorique du « virtuel » suggère que le numérique serait indépendant des configurations et contraintes matérielles qui pèsent sur lui. Or, si le numérique dépend de grandes infrastructures matérielles, le numérique impose en retour des contraintes matérielles à ceux qui les utilisent. Les objets numériques ont des particularités propres et les systèmes de représentation qu’ils déterminent ont des manifestations directement matérielles. Et Dourish d’en appeler à mieux comprendre à la fois les pratiques culturelles et leurs manifestations techniques. Certes, il n’est pas le premier à le dire, à signaler les limites des intentions dans la production des systèmes numériques et leurs détournements ou leurs bricolages. Pour lui, il est nécessaire de prendre au sérieux la matérialité du numérique. Cette matérialité explique-t-il encore relève le plus souvent d’une « traduction », du passage d’une représentation à une autre. Bien souvent, on néglige l’aspect matériel de ces transformations, alors qu’elles sont éminemment importantes, comme le soulignait déjà Frédéric Kaplan en s’intéressant au fonctionnement du traducteur de Google, qui passe toujours par une traduction par l’anglais pour traduire d’une langue à une autre. Il invite d’ailleurs à parler plutôt de transduction pour parler de ce type de conversions, comme c’est le cas de notre voix transformée en signal électrique par l’usage du téléphone et réassemblé en sons à la fin, produisant une nouvelle production qui n’est pas qu’une simple copie. Le calcul n’est pas indépendant de ses manifestations matérielles insiste Dourish (« l’informatique ne concerne pas plus l’ordinateur désormais que l’astronomie ne concerne les télescopes« , disait le mathématicien Edsger Dijkstra), qui invite à refonder la science informatique en s’inspirant du Manifeste pour la pensée computationnelle (.pdf) de Jeanette Wing qui invitait déjà à changer de mode de pensée. Une conclusion hélas un peu convenue.
On aurait aimé que Dourish, plutôt que de se perdre parfois dans la dissection de la matérialité du réseau, évoque les succédanés de ces tableurs par exemple, comment les tableaux de bord de pilotage, comme les tableaux de bord urbains, les systèmes de visualisation de données, prolongent les effets qu’il pointe avec les « spreadsheets events ». On aurait aimé qu’il souligne d’autres exemples de simulations numériques, de virtualisation de la réalité (à l’image des bombes nucléaires américaines qui continuent d’évoluer alors qu’aucune n’est testée en situation réelle, mais uniquement par simulation numérique ce qui implique que leurs limites reposent désormais plus sur les capacités de calcul que sur leur niveau de radioactivité) en s’intéressant par exemple plus avant aux contraintes qu’imposent les formes de modélisation à la réalité. La conception d’armes nucléaires est devenue une science informatique, rappelle-t-il. Et c’est le cas de nombre de domaines des sciences de l’ingénieur. La réalité est façonnée par la modélisation que nous faisons du monde. D’où la nécessité de s’y intéresser toujours plus avant. De regarder toujours avec acuité l’enchevêtrement toujours plus complexe du numérique au reste du monde et sa matérialisation.
Hubert Guillaud
La question du rôle de la donnée, de son potentiel et de nos interactions avec elle sera au cœur de la 2e édition de la Data Literacy Conference organisée par la Fing – éditeur d’InternetActu.net – les 22 et 23 septembre 2017 à Aix-en-Provence. Paul Dourish ne fait pas parti des invités… mais bien des sujets qui y seront abordés permettront de mieux comprendre ce que façonne notre nouveau rapport aux données. Inscrivez-vous !
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