L’imaginaire du Bitcoin (2/2) : utopies pirates et théorie du tout

Le bitcoin est sans aucun doute une émanation de l’idéologie libertarienne qui vise à l’obsolescence de l’État et au règne absolu du marché. Pourtant les choses sont plutôt ambiguës. Dans un article précédent, je mentionnais les propos de Stan Latimer, affirmant que, dans une Dac (Distributed Autonomous Corporations, ou Entreprises autonomes distribuées), les changements d’orientation de la corporation ne pourraient pas venir d’actionnaires externes, mais de ses employés, comme les « mineurs » dans le cas du bitcoin. J’y soulignais alors la confluence entre l’esprit anarcho-capitaliste et les vieilles utopies autogestionnaires. En fait, l’anarchisme est l’équivalent politique d’une « Singularité » technologique. On ne peut pas prévoir ce qu’il y a derrière, ce qu’il se passera après la destruction des institutions étatiques. La société pourra adopter un marché dérégulé, un communisme complet, ou n’importe quelle forme entre les deux, y compris, pourquoi pas, la bonne vieille féodalité ou (plus probablement) la reconstitution d’une nouvelle forme d’État…

De l’île de la tortue aux utopies numériques


De fait, le libertarianisme est une idéologie ambiguë, revendiquée par des courants de pensée très différents, voire carrément opposés. On trouve en effet des tendances « libertariennes » au sein bien sûr de la droite américaine, chrétienne ou non, mais également chez des représentants de la « contre-culture » issue du mouvement hippie. Si des membres du Tea Party souhaitent la disparition de l’État pour avoir la liberté de créer des communautés fermées vivant selon les principes des puritains du XVIIe siècle, d’autres revendiquent la même idéologie pour fumer toute la dope qu’ils veulent. Comme l’a dit une fois Tim Moen, un libertarien canadien : « Je veux que les couples gays mariés puissent défendre leurs plants de marijuana avec des armes. »

Lors de l’explosion du mouvement hippie dans le Haight-Ashbury lors des années 60, les Diggers faisaient la promotion d’une culture de la gratuité pas si éloignée des mouvements open source des années post-internet (rappelons que John Barlow, cofondateur de l’Electronic Frontier Foundation et auteur de la célèbre formule « l’information veut être libre » a également été parolier au sein du plus célèbre des groupes hippies, le Grateful Dead). Une idéologie qui pouvait davantage se rapprocher de l’anarchisme communautaire classique connu en Europe que du libertarianisme effréné. Pourtant, des versions plus « capitalistes » ne vont pas tarder à apparaître, au sein de ce mouvement.

Le roman Illuminatus !, écrit par Robert Anton Wilson et Robert Shea, et publié en 1975, fait sans doute le lien entre la contre-culture hippie des années 60 et ce qui deviendra au fil des années la « cyberculture » internet. C’est également un ouvrage qui exprime très bien la porosité mentionnée plus haut entre les deux formes d’anarchisme, capitaliste et communiste.

Le roman est une parodie des théories de la conspiration en cours aux Etats-Unis (eh oui, en 1975, il y avait déjà des gens obsédés par les illuminati, et depuis longtemps !). Il met en vedette deux personnages entraînés dans une relation d’amour-haine ; l’un d’eux, Simon Moon, est un anarchiste traditionnel qui vise à destruction de la propriété tandis que l’autre, Hagbard Celine, une espèce de savant fou vivant dans son sous-marin (jaune évidemment), se base sur la théorie libertarienne de l’anarchisme individualiste et affirme que la propriété n’est pas le vol, mais « la liberté ». Illuminatus cherche à démontrer que les deux anarchismes, opposés en apparence, sont en réalité les deux faces d’une même réalité.

Par bien des côtés, Hagbard Celine est le prototype du « hacker », l’archétype qui va dominer la culture deux décennies plus tard. En tout cas, l’influence d’Illuminatus sera profonde (pour seul exemple, le groupe KLF, qui fut l’un des principaux promoteurs de la musique techno en Angleterre, a multiplié les références à ce livre).

Dans la nouvelle « Visit Port Watson » (disponible ici) écrite par un anonyme et publiée dans la revue Semiotext(e) (elle serait d’abord parue en 1985 dans un fanzine nommé « libertarian horizons : a journal for the free traveler ») l’influence de Shea et Wilson se combine avec celle d’un autre Wilson, Peter Lamborn Wilson, également connu sous le pseudonyme de Hakim Bey et inventeur du concept anarchiste très en vogue dans les années 90 de « zone d’autonomie temporaire » (et qui peut être vu comme l’inspiration principale du « Burning Man »). Semiotext(e) est préfacé à la fois par Robert Anton Wilson et Peter Lamborn Wilson, et je ne serais pas étonné qu’en fait l’un des deux Wilson soit l’auteur de « Visit Port Watson ».

L’originalité de ce court récit est de présenter une utopie anarcho-capitaliste basée sur la « perversion » du système capitaliste. Port Watson vit en effet des fonds fournis par une banque spécialisée dans toutes les opérations financières les plus douteuses. Comme dans Illuminatus, la technologie est omniprésente. Cette banque ne possède que peu de réelles richesses, « sa richesse se trouve essentiellement dans la mémoire de ses ordinateurs ». De même, si les citoyens peuvent utiliser n’importe quelle monnaie étrangère pour des petites transactions comme l’achat de nourriture, les plus grosses dépenses s’effectuent essentiellement par le biais de l’informatique.

Cette idée d’utopie libertarienne trouve ses références dans les « utopies pirates », ces enclaves qui auraient été implantées aux Caraïbes par des flibustiers soucieux de vivre loin de toute forme d’autorité. Hakim Bey en fait souvent mention dans ses écrits et il en a peut-être trouvé la source dans les œuvres du célèbre écrivain beat William S. Burroughs, qui en fait grand cas dans son roman Les Cités de la nuit écarlate.

Bien sûr, le bitcoin n’est pas une « utopie pirate », bien que certains pointeraient avec malice la ressemblance entre l’économie de Port Watson et des plates-formes comme Silk Road, l’un des marchés noirs du Darknet. Mais des systèmes comme Bitcoin et et Ethereum ont pour caractéristique de court-circuiter les régulations légales et étatiques aux échanges commerciaux. Une autre idée qui court dans des fictions comme Port Watson ou Illuminatus est que l’anarchisme ne résulte pas d’un usage moindre de la technologie, mais au contraire de son exacerbation.

Une vision du monde ?


Pourquoi cette passion des « futuristes » pour l’anarcho-capitalisme ? Se contenter de dire « c’est à cause de la Silicon Valley » est une réponse plutôt simpliste, pour deux raisons. Tout d’abord, un capitalisme industriel existe depuis deux bons siècles sans jamais avoir encouragé les opinions libertariennes, bien au contraire. Ensuite, les « anarcho-capitalistes » extropiens existent depuis les années 80, à une époque où la Silicon Valley était encore embryonnaire. J’ajouterais à cela que la plupart de ceux qui souscrivent à ces idées ne sont pas des entrepreneurs millionnaires, loin s’en faut.

Si l’anarchisme (surtout dans sa version libertarienne) a tant séduit les milieux futuristes et technophiles, c’est peut-être parce qu’il repose sur une conception du monde complète, celle du « bottom-up » : autrement dit l’idée que les systèmes complexes ne se « décident » pas d’en haut, mais émergent par l’interaction de multiples agents. Un tel processus serait à l’origine de la vie, de l’intelligence et même de l’univers entier. C’est la notion d’ « ordre spontané« , popularisée par l’économiste Friedrich Hayek, qui s’applique tant aux écosystèmes qu’aux cerveaux humains, et bien sûr à l’économie.

Le manifeste de cette pensée « bottom-up » au début des années 90 fut sans doute le premier livre de Kevin Kelly, Out of Control, qui cherche à présenter cette nouvelle conception des choses ou, comme le dit le sous-titre du livre, cette « nouvelle biologie des machines, des systèmes sociaux et du monde économique« .
C’est cette idée fondamentale qui nourrit des technologies comme la vie artificielle ou les systèmes multi-agents, dont nous avons fréquemment parlé dans nos colonnes. Elle nourrit aussi les espoirs de la future nanotechnologie, permettant d’envisager de créer des « collectifs de nanorobots » et l’autoassemblage.

Cette idée est naturellement au cœur de l’idéologie libérale, puisqu’on la retrouve déjà formulée par Adam Smith avec sa théorie de la « main invisible ».

Naturellement tout l’internet – et pas seulement le bitcoin – est dominé par cette notion de « l’ordre spontané ». A noter d’ailleursle caractère autoréférentiel de l’article de la Wikipedia sur le sujet, puisque parmi les exemples d’ordres spontanés est citée… la Wikipedia ! Mais justement, le bitcoin n’est autre que l’aboutissement de la vieille conception de l’internet et la continuation des projets P2P des années 90.

Cette vision « bottom-up » du monde est-elle purement idéologique ? Il me semble bien difficile de renoncer à tous ses triomphes conceptuels, que ce soit dans le domaine des sciences du cerveau, de l’écologie et même de la physique… D’un autre côté, il est vrai que son application aux sociétés, où même à la psychologie (qui est différente de la neuroscience !) n’arrivent pas à être complètement convaincante. Mais par quoi par la remplacer ? Par l’ancienne vision hiérarchique, top-down ?
Même si on reconnait l’efficacité des systèmes « bottom-up », il ne faut pas oublier que l’efficacité est un concept relatif (efficacité pour qui ? Pour le système global ? Pour chacun des individus qui le composent ?) et qu’il existe bon nombre de systèmes « bottom-up » très « efficaces » reposant sur l’élimination des plus faibles ou sur des réflexes prédateurs, comme c’est le cas au sein des essaims de sauterelles où c’est le cannibalisme qui assure la cohésion du groupe. On peut également citer le programme « Sugarscape » un outil de simulation, de « marché libre » qui aboutit à une inégalité croissante entre les agents qui le constituent… On est passé en quelques années d’une pensée exclusivement hiérarchique et « top-down » à une quasi-idolâtrie du « bottom-up », de la « complexité » et de l' »émergence », alors même qu’on se sait pas toujours exactement ce que ces termes recouvrent. Peut-être faut-ils sortir d’un dualisme naïf opposant le « top-down » et le « bottom-up » et partir en quête d’un nouveau paradigme. Mais lequel ?

Rémi Sussan

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0 commentaires

  1. Merci ! et en core merci de présenter cet historique bien documenté qui donne vraiment son vrai sens a Bitcoin. Cerise sur le gateau, vous ne prenez pas parti pris, ce qui est ultra rare de nos jours chez les journalistes. A partager partout et plus loin 🙂
    serge

  2. J »imagine une reponse simpliste.

    Les conservateurs defendraient le modele TopDown et les progressistes defendraient le modele BottomUp, puis le vote les departagerait pour definir la part de marche des differentes monnaies en circulation dans chaque pays et dans le monde, 60% etatique / 40% privees par exemple, sur un mandat de 5 a 15 ans.