Langues artificielles (1/2) : une émanation de la culture Internet ?

Pourquoi se lancer dans l’entreprise folle de créer une langue de toute pièce ? Cet étrange passe-temps peut avoir des motivations philosophiques, voire politiques (comme ce fut le cas avec l’espéranto)… mais depuis l’avènement de la fantasy, des jeux de rôles, ce peut être aussi une pure activité ludique. Récemment, avec le succès de films et séries télévisées comme Game of Thrones ou Premier Contact, c’est même devenu un job assez lucratif !

David Peterson (@dedalvs, Wikipédia) est l’une des figures les plus en vue de cette communauté de créateurs de « conlangs », (pour constructed languages) comme on les appelle. Il est le créateur du Dothraki et du Haut Valyrien pour Game of Thrones (signalons que Le Dothraki facile, guide de conversation, vient de paraître en français). Dans son livre The art of language invention, il donne les clés de son travail, mais se penche également, dès l’introduction, sur l’histoire de la communauté des « conlangers » et notamment sur le rôle d’internet dans sa genèse.

Le rôle des communautés en ligne

Bien entendu, J.R.R Tolkien, l’inventeur du conlang moderne, vivait bien avant la naissance du Réseau. Mais son travail restait peu connu et marginal. Outre Tolkien, il existe quelques autres exemples de conlangs élaborés lors des années pré-internet comme le klingon, créé au début des années 80 par le linguiste Marc Okrand dans le cadre du film Star Trek 3 : à la recherche de Spock. Mais jusqu’à récemment, la plupart des oeuvres de fantasy ou de SF se contentaient d’aligner des borborygmes sans structure et les faire passer pour un langage. Peterson cite à ce sujet l’exemple du dialogue entre Leia et Jabba dans le retour du Jedi : »Yaté. Yaté. Yotó », ce qui signifie, selon les sous-titres : « Je suis venue pour la prime sur ce wookie ». Ce à quoi Jabba lui répond qu’il sera prêt à lui en donner 25000 unités. Leia lui répond alors : « Yotó, Yotó », soit à peu près la même chose que précédemment, mais cette fois pour lui signifier « 50 000, pas moins« . Et la conversation de se continuer à coup de Yaté, yotó…

Les choses commencent à évoluer vers 1974, avec la série Land of the lost et la création d’une langue originale, le paku, imaginé par une linguiste de l’UCLA, Victoria Fromkin, qui devint ainsi la première « conlangueuse » rémunérée pour ce travail !

Mais c’est l’internet qui allait donner le coup d’envoi à l’essor du conlang : en 1991 la première mailing-list Conlang listserv, est mise en place pour réunir des adeptes qui se sont rencontrés auparavant sur Usenet. Comme l’explique Peterson : « Bien que les membres de la liste originale ne l’aient probablement pas réalisé à l’époque, la fondation de Conlang Listserv (…) a été un événement important dans l’histoire de la création de langage (…). Il n’y avait jamais eu auparavant dans l’histoire un lieu où des créateurs de langues pouvaient discuter de leurs stratégies. Pour la première fois, ceux-ci pouvaient comparer leur travail à autre chose que les langues de Tolkien ou l’espéranto et ses nombreux imitateurs. »

Pour la nouvelle génération de conlangers, dont Peterson faisait partie, cette nouvelle communauté changea complètement la nature de l’activité de création. Jusqu’à la naissance de la mailing-list, en effet, chacun travaillait dans son coin en ignorant totalement le travail des autres.

« Imaginez : quel artiste ne regarde jamais que ses propres peintures ? Quel musicien n’écoute jamais que la musique qu’il a composée ? Pourtant, c’était précisément ce que faisaient les conlangers avant 1991. Certains avaient entendu parler de l’espéranto, de Tolkien ou du klingon, mais une majorité croyait être les premiers à créer une langue. Par exemple, je pensais être le premier à imaginer une langue à des fins autres que la communication internationale – et c’était en 2000″.

Attention aux erreurs !

Si le Réseau a contribué à l’essor de la création de conlangs, Peterson insiste aussi sur un autre rôle joué par les réseaux sociaux : la montée de l’exigence du public. Pourquoi en effet se payer le luxe de créer des dialectes sophistiqués pour les employer dans des séries comme Game of Thrones ? Ça coûte du temps et de l’argent, et après tout Leia s’en sortait très bien avec ses yaté yotó, non ?

Le plus drôle c’est que même les commanditaires semblent avoir du mal à comprendre l’importance de la tâche, ainsi que le raconte Peterson à propos d’une séquence de Game of Thrones. En effet, lors du premier épisode de la série, lorsqu’est prononcée la première phrase en Dothraki, Peterson a constaté une terrible erreur ! Alors que le personnage aurait dû dire « Athchomar chomakea », c’est-à-dire « bienvenue » adressé à plusieurs personnes, il a dit : « Athchomar chomakaan », c’est-à-dire « bienvenue » si on s’adresse à une seule personne. Devant la mine déconfite de Peterson, David Beniof, l’un des deux showrunners de la série le consola en lui disant : « si un acteur fait une erreur, qui le saura, à part vous ? ».

Mais pour Peterson, justement, cela n’est pas dit. Tout d’abord, la façon dont nous consommons des médias a changé. On peut regarder une série deux, trois quatre fois ou plus ; des inconsistances non repérables au premier abord peuvent alors apparaître. Ensuite, internet constitue une formidable caisse de résonance.

« Si les acteurs parlant Dothraki, Haut Valyrien, Castithan ou autre, font une erreur, qui le saurait à part le créateur ? Qui s’en soucie ? La vérité est probablement qu’une personne sur mille le remarquera, et parmi celles-ci, peut-être un quart s’en préoccupera. Dans les années 1980, cela ne représentait rien. Dans le nouveau millénaire, cependant, un quart des 0,001 % peut constituer une minorité importante sur Twitter. Ou sur Tumblr. Ou Facebook. Ou Reddit. »

Et d’enfoncer le clou :
« L’un des aspects les plus significatifs de notre nouveau monde interconnecté est qu’internet peut amplifier une voix minoritaire de façon exponentielle. Oui, peu de gens, comparativement parlant, se soucieraient si un acteur commet une erreur lors d’une réplique en conlang. Mais grâce à internet, ces quelques personnes se rencontreront, et quand elles le feront, elles seront capables de faire un bruit énorme. »

Qui possède un langage ?

L’histoire des langages artificiels présente une autre problématique qui nous fait penser à l’internet : celui du rôle de la collaboration, de l’oeuvre collective et les problèmes de propriétés intellectuelles qui y sont inévitablement associés. Et ces questions datent, dans ce domaine, déjà d’un bon siècle. Ainsi, avant l’espéranto, il y avait le volapük, créé en 1879 par Johann Schleyer, un prêtre, qui en aurait eu l’idée lors d’une vision divine dans son sommeil. Le volapük connut un grand succès alors que l’espéranto n’en était qu’à ses débuts. Mais tout se gâta lorsque des utilisateurs, commençant à voir des limites à la création originale, demandèrent à Schleyer d’effectuer des modifications, ce qu’il refusa. Les choses empirèrent lorsque l’académie Volapük dénia à Schleyer le droit de refuser les évolutions du langage. Au final, le volapük se divisa en une série de « dialectes » chacun présentant sa propre version des améliorations. Au contraire, le créateur de l’espéranto, Ludwik Lejzer Zamenhof, offrit son langage à la communauté des utilisateurs, qui par consensus évita la dislocation qui a marqué la disparition du volapük.

Retour au XXe siècle avec l’invention du loglan, le « langage logique » sur lequel James Cook Brown travailla dès 1955 (mais il n’en publia le manuel qu’en 1975) dans le but de tester la valeur de l’hypothèse Sapir-Whorf. Lui aussi voulut conserver les droits sur son idiome, ce qui amena les utilisateurs à en créer une version « open source », le lojban.

Le dernier incident est tout récent et concerne l’un des plus fameux conlangs, le klingon. Or la marque Star Trek est détenue par Paramount, qui s’est montrée très soucieuse de faire respecter sa propriété dans tous les aspects liés à cet univers. En 2014, Alec Peters réalisa, après un financement sur Kickstarter, un film « alternatif » de Star Trek, Prelude To Axanar, ce qui entraîna un procès de la part de Paramount, qui accusa les créateurs du film d’atteinte au copyright sur différents domaines, comme les oreilles pointues des vulcains, le logo de la Fédération… et le klingon.

Problème, cela fait des années que le klingon est lu, écrit, parlé par les geeks de la planète entière. En janvier 2017, la cour de justice estima que le langage n’entrait pas dans le cadre du procès, ce qui fait que son statut reste inchangé (et ambigu) pour l’instant.

Dernier point sur lequel la création de conlang me paraît liée à la culture internet, c’est qu’il s’agit au fond d’une application de l’esprit du DIY. Lorsqu’on lit le livre de Peterson sur l’invention des langages, on découvre qu’il s’agit tout simplement d’un manuel de linguistique, mais présenté de façon ludique et amusante. Cela me semble tout à fait le genre de production que pourrait apprécier un « hacker du langage », soucieux d’apprendre le domaine comme le ferait adepte de la DIYbiology pour le vivant, ou un « maker » pour les objets. Traditionnellement la grammaire est un domaine plutôt austère. Vous souvenez-vous des cours à l’école, ou pire, lorsqu’il a fallu vous pencher sur ceux de vos enfants – parce qu’entre votre scolarité et la leur, toute la nomenclature avait changé, évidemment ? La pratique du conlang me paraît un moyen idéal de pénétrer un univers qui jusqu’ici évoquait souvent l’ennui, pour en faire un hobby passionnant.

Rémi Sussan

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