Langues artificielles (2/2) : une entreprise philosophique ?

Comme nous l’avons vu, il existe plusieurs manières d’aborder la création de langues artificielles : le dothraki, le klingon, l’elfique sont des « artlangs » nous dit Peterson, autrement dit des conlangs élaborés à des fins artistiques. Il y a aussi, bien sûr les langues internationales, comme le volapük et l’espéranto…

Mais on peut aussi se livrer à cette activité pour des raisons philosophiques, voire métaphysiques. Et historiquement, cela a été le cas des premiers conlangs…

Avant l’ère moderne, les langues artificielles appartenaient au domaine du sacré : autrement dit, elles étaient révélées lors de visions (ou plus exactement d’auditions). La première du genre est sans doute la Lingua Ignota (« le langage inconnu ») reçue par Hildegard von Bingen, cette prodigieuse abbesse du Moyen-Age, connue pour ses compétences en botanique et ses compositions musicales. Mais sa lingua ignota, nous explique Peterson, reste avant tout un vocabulaire, une liste de mots : elle ne comporte pas de grammaire spécifique ou originale.

Un autre langage « mystique » bien connu des occultistes est le langage angélique ou énochien, reçu par John Dee ou plutôt par son médium, Edward Kelly, à la fin du XVIe siècle. Il s’agit d’un peu plus qu’un glossaire, puisqu’il possède une grammaire et qu’il existe certains textes rédigés en cette langue. Pourtant, pour le le linguiste Donald Laycock, qui étudia le premier cet idiome, il n’a pas la complexité d’un vrai langage et reste très inspiré de l’anglais dans ses structures syntaxiques. A cause de l’énochien, on a attribué à Dee et Kelly la paternité du mystérieux manuscrit Voynich, rédigé en une langue et un alphabet inconnus. Une hypothèse aujourd’hui abandonnée, les théories penchant actuellement pour une origine italienne.

Un autre exemple, beaucoup plus tardif, est celui de Hélène Smith qui sous transe, affirmait s’exprimer en martien. Mais là encore, on a constaté qu’il n’y avait pas d’exotisme grammatical : le « martien » utilise la grammaire du français.

Cette manière de recevoir en transe des mots ou des phrases d’une langue inconnue est classique en histoire des religions, c’est le fameux phénomène de la glossolalie. Les papyrus grecs magiques datant de l’antiquité tardive contiennent un certain nombre de « mots barbares » dont l’origine est inconnue et dont on ignore s’il s’agit de pur charabia, de mots déformés d’une langue existante, ou d’un code.

Les langues « philosophiques »


Mais après la Renaissance on voit apparaître une nouvelle sorte de langages artificiels. Ce sont les « langues philosophiques » qui prétendent refonder notre capacité à exprimer le réel. La plus connue d’entre elles est probablement celle publiée par John Wilkins en 1668 – à noter que Neal Stephenson traite largement du langage philosophique de Wilkins, dans le premier volume de son « cycle baroque« … hélas non traduit.

Wilkins exposa son projet dans un monumental essai de 600 pages, An Essay towards a Real Character, and a Philosophical Language, que les plus courageux pourront télécharger sur archive.org. Comme nous explique Jorge Luis Borges dans l’article qu’il a consacré à Wilkins (disponible ici, mais uniquement en anglais, et publié en français dans le livre Enquêtes) : « Il divisa l’univers en quarante catégories ou genres, ces derniers étant à leur tour subdivisés en différences, elles-mêmes subdivisées en espèces. Il a assigné à chaque genre un monosyllabe de deux lettres ; à chaque différence, une consonne ; à chaque espèce, une voyelle. Par exemple : De, qui signifie un élément ; Deb, le premier des éléments, le feu ; Deba, une partie de l’élément feu, une flamme. »

Dans son livre In the land of invented languages, Arika Okrent nous raconte son expérience avec le système de Wilkins : « La majeure partie des six cents pages de description de la langue de John Wilkins est occupée par une catégorisation hiérarchique de tout ce qui existe dans l’univers. Tout ? Lorsque je me suis assise pour affronter son An Essay towards a Real Character, and a Philosophical Language, j’ai fait ce que n’importe quel spécialiste en linguistique raisonnable et mature doit faire. J’ai essayé de rechercher le mot «merde». »

Opération réussie pour l’intrépide linguiste, qui a découvert que cela peut se dire Cepuhws. Ce signifie le mouvementent, p la purge, uhw, les « parties grossières », et s marque l’opposition (au vomissement, dans ce cas).

Évidemment, tout cela implique non pas une « rationalisation » du langage, mais une bonne dose d’arbitraire. Les catégories sont créées par Wilkins lui-même et reflètent son propre esprit (et celui de son époque). Par exemple, les animaux sont catégorisés par la forme de leur tête. C’est d’ailleurs dans l’article que Borges lui consacre qu’on trouve sa fameuse citation d’une « encyclopédie chinoise » (fictive ?)  proposant la classification suivante des animaux :
« a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent à des mouches ».

L’espoir d’une langue universelle relatant exactement la pensée n’est pas mort avec Wilkins. Par bien des côtés, on retrouve cela chez Leibniz. Et de nos jours, une telle ambition peut se retrouver avec des « langages logiques » comme le loglan ou le lojban, mentionnés dans notre article précédent.

Il existe un wiki en français particulièrement complet sur le lojban. Pour s’initier, le plus simple est de se rendre sur l’introduction au lojban proposée sur la page d’accueil. On y apprend ainsi que les verbes sont la base du langage. On crée les noms en rajoutant une préposition à partir du verbe. Par exemple, prami veut dire « aimer », et lo prami signifie « un amoureux ».

De même, les verbes ne se conjuguent pas, tout se règle là encore à coup de prépositions.

On aurait tort, nous disent les aficionados du lojban, de croire que sous prétexte que celui-ci est un langage logique, qu’il s’agirait d’un mode d’expression austère qui rend difficile l’expression d’émotions. Au contraire, le lojban permettrait d’exprimer des subtilités auxquelles nos langues communes n’offrent pas d’accès aisé. Par exemple .iu signifie amour, .ui le bonheur et nai, la négation. .iu.uinai exprime en un seul mot « Je vis un amour malheureux », comme nous l’explique la Wikipédia (bien complète aussi sur le lojban). Attention, .iu et .ui ne sont pas des noms, mais une forme grammaticale typique du lojban, les « indicateurs d’attitudes ».

Et revoilà les extra-terrestres


Reste la question du langage alien, à mi-chemin entre les langages philosophiques et les « artlangs » de la science-fiction.

Une première tentative, datant de 1960, de créer un langage susceptible de permettre la communication avec des extraterrestres via la logique, le lincos, a été présenté dans l’ouvrage de Hans Freudenthal, Lincos : Design of a Language for Cosmic Intercourse, Part 1 (il n’y a jamais eu de partie 2). Bien que le lincos repose sur la logique, comme le loglan, il lui est donc antérieur de quelques années, et surtout son ambition est tout à fait différente. Alors que Brown cherchait à élaborer un test de l’hypothèse Sapir-Whorf, Freudenthal expose lui un système de communication universelle susceptible de mettre en contact des espèces issues de mondes différents. En assumant bien sûr que la logique est un universel !

Dans ce domaine, les « logogrammes » du film Premier contact de Denis Villeneuve sont certainement un cas d’école. Il s’agissait de créer un système d’écriture non linéaire, les extraterrestres du film n’ayant pas la même notion du temps que nous.

Patrice Vermette, le designer du film, a créé à peu près une centaine de ces « logogrammes » en se basant sur une inspiration que lui a suggérée sa femme. Comme nous l’explique Wired : « Un seul logogramme peut exprimer une pensée simple («Salut») ou complexe («Salut Louise, je suis un étranger, mais je viens en paix»). La différence réside dans la complexité de la forme. L’épaisseur d’un logogramme porte également un sens : un trait d’encre plus épais peut indiquer un sentiment d’urgence ; un plus mince suggère un ton plus calme. Un petit crochet attaché à un symbole signifie une question. Le système permet à chaque logogramme d’exprimer un ensemble d’idées sans respecter les règles traditionnelles de syntaxe ou de séquence. »

Mais comment des êtres humains, face à un tel système, pourraient-ils en comprendre la signification ? Contrairement à la plupart des créateurs de conlangs, les concepteurs des logogrammes devaient imaginer deux systèmes : le langage et le moyen de le décrypter. Pour imaginer de façon réaliste comment les héros du film pourraient procéder à un tel décodage
les concepteurs du langage se tournèrent vers Stephen Wolfram. Le créateur de Mathematica n’avait pas assez de temps à consacrer au sujet, mais son fils Christopher se montra désireux de travailler sur les logogrammes. Une partie du pseudo-code qu’il a réalisé se retrouve dans le film, et une longue vidéo (2h en anglais) explique comment il s’y est pris…

Aujourd’hui, la mode n’est plus trop à la création de « langages philosophiques », et ce sont les « artlangs » qui occupent désormais le devant de la scène conlang. Après tout, c’est compréhensible : le lojban n’a pas apporté de réponse à la question de l’hypothèse Sapir-Whorf et les ambitions « messianiques » d’un système comme celui de Wilkins ont très vite montré leurs limites. Pourtant même lorsqu’on crée un « artlang » sans autre but que l’amusement ou la fiction, on se lance déjà dans une entreprise philosophique. Comment représenter le monde d’une manière différente de celles imposées par nos habitudes mentales ? Les catégories que j’utilise pour décrire le monde sont-elles les seules correctes ? Inventer un conlang ne changera pas le monde, c’est sûr. Mais il peut permettre, modestement, d’ouvrir un peu plus l’éventail des possibilités, aider à penser « hors de la boite »…

Rémi Sussan

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