Technosciences : de la démocratie des chimères… aux chimères de la démocratie

La question du Gouvernement des technosciences, c’est-à-dire de la participation démocratique au choix du progrès est un des sujets de fonds de l’histoire et de la sociologie des sciences. Loin d’être le seul mode de gouvernement des sciences, la participation des citoyens à définir une innovation responsable et démocratique, leur permettant d’influer sur l’évolution technologique de la société, a semblé, depuis une vingtaine d’années, une réponse possible à des choix industriels et de recherche qui se font trop souvent par-devers eux – quand ce n’est pas contre eux. L’historien des sciences Dominique Pestre (Wikipédia), en introduction et en conclusion de son ouvrage collectif, pointait déjà pourtant combien l’enjeu de la gouvernance démocratique, qu’a promu au début des années 2000 le concept d’Empowerment (ou capacitation) tout comme la Commission Européenne via son livre blanc sur la Gouvernance européenne (.pdf), n’était pas parvenu, loin s’en faut, à inverser cette tension. Pourtant, ces dernières années, notamment avec l’essor du numérique et la montée des contestations à l’encontre de nombre de projets technologiques, la démocratie technique semblait avoir fait un pas en avant en proposant de nombreuses modalités de débats, de conférences participatives, de forums collaboratifs… Force est de constater qu’ils n’ont pas toujours produit grand-chose – quand ce n’est pas rien du tout. La question du dialogue et de la concertation pour limiter les risques des nouveautés techno-industrielles n’a pas réussi à inverser la logique libérale des marchés.

la démocratie des chimèresLe constat que dresse la sociologue Sara Aguiton dans son livre La démocratie des chimères, gouverner la biologie synthétique va dans le même sens. La démocratie des chimères propose à la fois une mise en perspective historique de la biologie synthétique sous l’angle de la sociologie des sciences et une très intéressante critique des dispositifs de discussion mis en oeuvre autour de cette technologie. Certes, le champ de la démocratie technique qu’elle observe par le prisme de la seule biologie synthétique ne recouvre pas toutes les expériences participatives existantes, mais néanmoins permet de faire le point sur ses échecs. Car force est de constater que, de modèle pour réinventer la gouvernance des technosciences, la biologie synthétique a surtout brillé par ses échecs en la matière. Si les technologies sont plus démocratiques, c’est-à-dire que de plus en plus de gens peuvent s’en emparer, force est de constater qu’elles sont, comme avant, orientées et façonnées, plus que jamais, par la recherche et les entreprises qui les produisent.

Les biologies synthétiques

Dans son livre, la chercheuse rappelle que comme domaine de recherche, la biologie synthétique est née avec le 21e siècle. Son objet, prometteur et inquiétant, visait à modifier le génome de micro-organismes pour les doter de comportements qu’ils n’ont pas naturellement. Si les promesses d’applications semblaient révolutionnaires, les risques l’étaient tout autant, d’où l’enjeu, rapidement identifié de vouloir gouverner en amont les problèmes que la technologie pouvait induire et les contestations qu’elle n’allait pas manquer de faire naître. Rapidement, rappelle la sociologue, « la biologie synthétique est devenue un site d’expérimentation de ce que devrait être le bon gouvernement d’un projet technoscientifique (…) ; un site d’expérimentation où la sécurité, la précaution et même la démocratie pourraient être assurées sans altérer la croissance et l’innovation ». Cela ne s’est pas passé ainsi.

Dans la première partie de son ouvrage, Sara Aguiton souligne que l’horizon de la biologie synthétique n’a pas été unique ou uniforme. Pour certains, comme Drew Endy (Wikipédia), avocat de la démocratisation de l’ingénierie génétique, l’objectif était de faire du vivant un matériel d’ingénierie. L’enjeu était de transformer la biologie en science de l’ingénieur, d’en faire un « programme technicien » : de créer des technologies de contrôle de l’activité cellulaire pour rapprocher le vivant du fonctionnement d’un dispositif mécanique. L’une des applications phare de ce programme a été le dispositif Biobricks (Wikipédia) et la compétition iGem visant à produire simultanément les unités élémentaires d’une bio-ingénierie standardisée et leurs praticiens (voir les explications que nous en livrait Rémi Sussan dès 2008).

Une autre vision a consisté plutôt à construire des applications industrielles, à construire des organismes aux finalités productives, d’en créer un « programme industriel ». Ici, on trouve plutôt des scientifiques entrepreneurs comme George Church, Jay Keasling ou Craig Venter, des institutions, des laboratoires de recherche, des startups et des entreprises… qui travaillent notamment (mais pas seulement) aux recherches et applications biotechnologiques relatives à l’énergie et à la biomédecine. Ici, on vise une effectivité commerciale plus que de révolutionner les pratiques des sciences.

La grande différence entre ces deux tenants de la biologie synthétique explique Sara Aguiton était que l’un portait plutôt un modèle open source, quand l’autre reposait surtout sur des technologies propriétaires. Mais cette différence n’a pas duré, souligne la chercheuse. Les promoteurs de iGem et des biobricks se sont peu à peu éloignés de l’open source, au profit de biobricks industrielles favorisant leur réemploi, notamment via le déploiement, dès 2006 du Synthetic Biology Engineering Research Center (SynBerc), une institution dédiée à la recherche dans ce secteur qui va permettre au programme industriel de s’imposer.

En France, la structuration du secteur sera plus lente et plus compliquée, notamment parce que si le domaine de recherche est vite identifié comme important, il demeure peu financé. Le Centre de recherche interdisciplinaire (CRI) est l’un des espaces où naît la discipline, en lien avec les chercheurs du Génopole. Des conceptions différentes de la biologie synthétique coexistent et se développent à l’initiative de petits réseaux de chercheurs et d’étudiants.

La chercheuse dresse un panorama de la biologie synthétique et de ses acteurs complexe et détaillé.

L’impossible réduction de la contestation

Très tôt, la biologie synthétique a attiré l’attention de groupes contestataires, avant même que ne soient réalisées des applications industrielles. Notamment de la part des activistes d’,ETC (Erosion, Technology, Concentration) au Canada et aux États-Unis. Une contestation qui s’est notamment cristallisée dans la contestation du projet Glowing Plant (plantes lumineuses), un succès de la plateforme de financement participatif Kickstarter lancé en 2013 consistant à insérer des gènes de bioluminescence dans une plante, projet développé au sein du laboratoire communautaire Biocurious. Malgré l’emballement (plus de 8000 bailleurs s’étaient engagés à donner environ 500 000 dollars au projet en l’échange de graines), aucune plante lumineuse n’a vu le jour. Et pour cause : la dissémination de graines génétiquement modifiée contrevenait aux réglementations en matière d’OGM. En mobilisant leur communauté, ETC obtient que Kickstarter interdise la rétribution des contributeurs par des OGM.

En France, le rapport à la biologie de synthèse s’est construit autrement. Le manque de recherche et la faible visibilité du domaine a encouragé la mise en place d’un débat sur la relation science-société, bien différent de la contestation menée par, ETC de l’autre côté de l’Atlantique. C’est notamment autour de l’association VivAgora que va se construire à partir de 2009 le débat. À la différence des États-Unis, la communauté scientifique française est alors embryonnaire, ce qui va donner à ces débats une visibilité importante. Mais les espaces d’échanges deviennent vite des espaces de conflits. Dès 2011, le débat est relayé par des institutions politiques. Plusieurs rapports insistent sur la nécessité « d’organiser des débats publics en amont pour éviter que la biologie synthétique ne souffre les contestations qu’ont rencontrées les OGM, les nanotechnologies ou l’énergie nucléaire ». Mais ces débats écartent de leur organisation VivAgora, accusée de non-neutralité (alors que d’autres acteurs comme le Génopole ou le Commissariat à l’Énergie atomique qui y participent, eux, ne sont pas considérés comme un problème).

Les deux formes de mobilisation donnent à voir des styles de critiques différents. D’un côté, ETC s’oppose au projet néolibéral de mondialisation s’appuyant sur des choix technologiques autoritaires, en montrant ce que la biologie synthétique produit, en interpellant la communauté scientifique et les instances de régulation. De l’autre VivAgora, cherche plutôt à mettre en débat le sujet, oscillant entre une position de neutralité et une position plus critique. Reste que, souligne Sara Aguiton, ni l’une ni l’autre ne parviennent à faire bouger la situation. Si aux États-Unis, les critiques sont marginalisées, en France, elles sont plutôt légitimisées jusqu’à être assimilées par les institutions tant qu’elles s’inscrivent dans une dynamique d’acceptabilité sociale de la biologie synthétique.

L’échec des relations sciences-société

En mars 2011, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche publiait une Stratégie nationale de recherche et d’innovation, une feuille de route prospective pour développer la biologie synthétique en France. Pour les autorités, il faut à la fois développer le domaine et canaliser les préoccupations de la société. Plusieurs rapports soulignent le besoin de créer un dialogue entre science et société pour restaurer un climat de confiance permettant de développer la biologie synthétique. À cette époque, la participation est promue à la fois par des institutions et par des associations qui en font une cause politique, alors même que la recherche s’y intéresse aussi. Pour nombre de chercheurs dans le champ de la participation politique ou des études technologiques, la conviction est alors que les « dispositifs participatifs permettraient d’agir sur la répartition du pouvoir et l’intensité des conflits ». « En faisant du développement technologique un objet de dialogue, il serait possible de réduire les inégalités de pouvoir entre décideurs.se.s et société civile et d’apaiser les conflits qui les opposent. Des conflits irréductibles pourraient être transformés en compromis, grâce auxquels technoscience et paix sociale seraient produites de concert. Cette promesse repose sur une technologie politique principale : la procédure, considérée comme seule garante de l’équité entre acteurs et de leurs bonnes manières. »

Pourtant, comme le souligne la chercheuse, des dispositifs de ce type ont été mis en place depuis la fin des années 90 et ont été utilisés dans nombre de domaines controversés « sans affecter les modalités de la prise de décision ni l’intensité des conflits ». Pire, souligne la sociologue : les dispositifs participatifs ont souvent été employés comme instrument de canalisation de la critique. Un usage stratégique de la participation qui n’a pas échappé aux protestataires qui se sont mis à les considérer avec suspicion, comme des leurres politiques. Pour la chercheuse les dispositifs participatifs relèvent plus de « niches dialogiques déconnectées des pratiques scientifiques qu’elles étaient pourtant censées gouverner ». La biologie synthétique n’échappera pas à ces écueils. Au contraire, elle finira de les discréditer.

À la suite des travaux de Dominique Pestre notamment, Sara Aguiton dresse un rapide historique de la démocratie technique et de l’histoire du rêve participatif. La question de la gouvernance participative a été forgée dès les années 90, notamment par la Commission européenne en réaction contre les régulations étatiques jugées peu performantes. Nées en réaction à de nombreuses mobilisations technocritiques (contre le nucléaire, le développement de nouvelles lignes de TGV, le sang contaminé ou les OGM…), ces contestations soulignaient à la fois les dégâts de ces innovations et les limites de l’expertise scientifique pour prendre en compte leurs risques et de l’autre les limites des États et des institutions européennes à gérer ces risques. C’est pour répondre à ces critiques que les institutions formulent des principes de gouvernance participative. Dans le même temps, les sciences sociales théorisent les questions de démocratisation de l’expertise et d’ouverture participative de la société civile à la décision technopolitique. Avec les années 2000, ces questions d’engagement du public sont mises en pratique, par exemple par le think tank britannique Demos. Mais pas seulement. En France de nombreuses associations et institutions de recherche vont participer à fabriquer et légitimer la question participative et la démocratie technique, théorisée notamment par Michel Callon (Wikipédia) sous forme d’égalité procédurale. Les acteurs de la démocratie technique en ont fait un objet de revendication pour insuffler de la légitimité aux politiques technoscientifiques.

Cependant, depuis les années 2010, ces dispositifs se sont érodés. En fait, les dispositifs font l’expérience de leurs échecs. Leurs promoteurs font rapidement le constat amer et répété de l’absence de conséquence de ces dispositifs sur la décision politique. Tant et si bien que les dispositifs eux-mêmes sont de plus en plus contestés et délégitimisés. En fait, ils se révèlent également inefficaces pour gérer les conflits. Pire, ces dispositifs eux-mêmes deviennent la cible des groupes de contestation radicaux comme Pièces et Main-d’oeuvre (Wikipédia) ou le groupe Oblomoff. Les dispositifs sont pris pour cibles d’action de perturbation. Leurs promoteurs sont qualifiés « d’acceptologues ». Ces critiques ne sont pas dénuées de fondement, reconnaît la sociologue. Pour les institutions qui cherchent à les utiliser, les dispositifs ne sont jugés constructifs que s’ils permettent de maîtriser la critique. De fait, les deux promesses de la démocratie technique n’épuisent ni les inégalités de pouvoir ni les conflits. Les institutions les utilisent comme des moyens pour générer de l’acceptabilité. « La démocratie technique devient un moyen de ne rien changer. »

Cela n’empêche pas les institutions de chercher à continuer à utiliser ces outils. Jusqu’au crash industriel. La première réunion du Forum de la biologie de synthèse organisée par l’Observatoire de la biologie de synthèse le 25 avril 2013 est perturbée par un groupe d’opposant, les chimpanzés du futur. L’intervention met fin aux débats qui étaient censés se prolonger sur plusieurs mois. Et achève toute initiative d’organisation d’un dialogue sciences-société dans le domaine de la biologie synthétique.


Image : les chimpanzés du futur perturbent le débat du 25 avril 2013. Sur la banderole « Non à la vie synthétique ».

La participation pour créer des espaces d’expression sans conséquence

Sara Aguiton n’a pas de mots assez durs pour critiquer les dispositifs démocratiques. Pour elle, ces techniques de gouvernement des contestations ne cherchent pas tant à réduire les critiques au silence « qu’à leur créer un espace d’expression sans conséquence ».

« L’objectif de la participation n’est pas de démocratiser la technoscience, mais de contrôler sa possible contestation ». L’institution en charge du dialogue se focalise sur la gestion procédurale du dialogue au détriment du dialogue lui-même. En fait, souligne Sara Aguiton, la critique radicale, comme celle de PMO, résiste à l’enrôlement institutionnel. « En s’institutionnalisant, la participation s’est figée : les institutions imposant une série de contraintes aux dispositifs, elles empêchent la possibilité qu’une critique substantielle soit portée dans ces espaces. Accepter la forme du débat, c’est empêcher une critique de fond. »

Les débats passeront de mode. Un rapport de décembre 2013 visant à encourager le développement des nanotechnologies et de la biologie synthétique promeut d’autres types de manifestations du type « fête de la science » ou « semaine de l’industrie » et encourage les institutions scientifiques à parler du lien avec l’emploi : la promesse de la création d’emploi devenant le nouveau levier de l’acceptabilité sociale de la biologie synthétique. La culture d’une démocratie participative en matière de biologie synthétique est enterrée. La question de la participation va prendre dès lors un autre tournant orienté vers la vulgarisation et la promotion de la science, s’orientant vers le « faire ensemble » et des expériences plus positives. On entre dans « l’âge du faire ». La question du pouvoir est passée sous silence.

Le problème, souligne encore la chercheuse, c’est que la disparition de process démocratiques n’a pas fait disparaître la contestation et la conflictualité. Au contraire, comme le montre la multiplication des mouvements zadistes contestataires à Notre Dame des Landes ou à Bure. La répression d’État s’est également accrue. Le débat n’a pas disparu : il s’est assurément durci.

Comme elle nous le confie, l’utilisation de dispositifs participatifs a changé d’orientation. Les crises autour des processus de discussion mis en place par la démocratie technique ont réorienté et transformé les démarches pour produire des expériences éloignées des controverses. Reste que même décrédibilisées par la pratique, « la machine participative est toujours convoquée pour rendre acceptable les projets contestés et réduire l’intensité des conflits », comme c’est le cas actuellement à Bure, dans le cadre du projet Cigeo d’enfouissement de déchets nucléaires où le secrétaire d’État a annoncé un débat public pour tenter d’empêcher la zadisation du site et ce alors que les solutions ont été imposées jusqu’à présent d’une manière très peu participative. Pour elle, il y a toujours des formes d’organisation des pouvoirs à réinventer. Les dispositifs participatifs fonctionnent souvent sur des microniches, oubliant bien des questions d’organisation de la prise de décision ou du financement de la recherche… La démocratie des projets n’est pas compatible avec la raréfaction des budgets et la concentration des pouvoirs dans des têtes de réseaux de recherche européens.

Après la gouvernance ?

Aux États-Unis, pour éviter les controverses désastreuses, se met alors en place une collaboration entre sciences sociales et technoscience soumise aux injonctions de l’industrie, que ce soit via le SynBERC ou via, d’une manière plus surprenante, l’implication du FBI dans les questions de biologie synthétique, afin de déjouer les questions possibles de bioterrorisme. L’industrie coopère avec les autorités et voit dans cette collaboration à la fois un moyen de s’autoréguler et le moyen de faire de l’exemplarité un argument éthique. Alors que l’Europe cherchait dans les outils participatifs un moyen de gérer les risques, de l’autre côté de l’Atlantique, on préfère comme souvent les codes de bonne conduite et l’auto-réglementation. Et ce, tant au niveau des acteurs industriels qui développent des codes de bonne conduite, que de la communauté DIYBio qui éclot alors.

L'article de Wired UK de 2014 sur les fondateurs de La PaillasseLe réseau DIYBio est créé en avril 2008 par Jason Bobe et Mackenzie Cowell avec pour but d’initier un mouvement participatif et amateur dans le domaine des biotechnologies. Entre 2008 et 2010, le réseau prend de l’ampleur aux États-Unis, avec des groupes locaux à Boston, puis New York et San Francisco avant de s’étendre rapidement en Europe à Paris, Manchester, Amsterdam, Copenhague, Munich… À partir de 2010, les laboratoires communautaires essaiment : Genspace à New York, le Boston Open Science Laboratory, Biocurious en Californie, La Paillasse à Paris. Plus de 100 groupes locaux sont recensés sur le site diybio.org.

Ce réseau souvent présenté comme « révolutionnaire » repose pourtant sur un ensemble de pratiques simples et emblématiques qui ne relèvent pas toujours de la biologie synthétique d’ailleurs. Production d’instruments de laboratoire bon marché comme le projet Open PCR, d’expérimentations dignes de salles de biologie de collège et d’événements de médiation scientifique (extraction d’ADN ou pratiques de fermentation pour produire le Kombucha, cette boisson fermentée pétillante réalisée à partir de thé, de bactéries et de levures). Si les relations entre la communauté DIYbio et celle de la biologie synthétique sont fortes, leurs objectifs se séparent. Dès sa création, le réseau DIYbio a profité d’une forte visibilité publique, souvent sensationnaliste sur les menaces que ces pratiques pourraient faire courir, tout en ne cessant de rassurer sur leur réelle portée (comme par exemple en adoptant la charte des biohackerspaces).

Le mouvement DIYbio a été animé par des acteurs avec des profils de chercheurs et d’entrepreneurs, comme Thomas Landrain qui a été longtemps le responsable de la Paillasse (voir sa présentation à Lift en 2012). Beaucoup de gens dans ces réseaux venaient de la médiation scientifique et les pratiques iconiques de ces structures, comme le Kambucha, tenaient beaucoup d’activités très grand public. Néanmoins, les choses semblent avoir un peu bougé depuis 2014, nous confie la chercheuse. Aujourd’hui beaucoup de ces espaces sont devenus des incubateurs de projets. Ce n’est pas le cas de tous les collectifs DIYbio, mais néanmoins leurs travaux se partagent beaucoup entre un rôle de médiation scientifique, de l’animation associative auprès du grand public ; un rôle de porteur de projets, souvent open source et participatifs, et un rôle plus entrepreneurial, notamment en incubant des startups dans le domaine des biotechnologies.

Pour Sara Aguiton, avec le temps, la question de la réappropriation comme la question politique semblent avoir disparu de ces collectifs. La capacitation s’est dissoute avec la maturation, souvent via le soutien à des projets collectifs voire d’accompagnement de projets entrepreneuriaux et de connexion avec des investisseurs. Quant à la question politique (qui n’était pas présente partout), elle s’est normalisée. Certains collectifs demeurent des animateurs du débat public, mais souvent en étant plus orienté médiation scientifique auprès de publics déjà intéressés. Les publics critiques voire contestataires ne sont plus là.

Dans sa conclusion, Sara Aguiton souligne que tous les moyens mis en place pour gouverner la biologie synthétique visent à dissimuler ce qui se perpétue. Le constat qu’elle dresse est assez terrible pour les dispositifs citoyens, inopérants face aux forces techno-industrielles et leur domination. « Les risques sont construits comme des questions d’usages ou d’acceptabilité, si bien que les biotechnologies sortent toujours épargnées de l’analyse, de même que les rapports économiques et sociaux qui permettent leur production et ceux qui sont transformés par leur diffusion. Les biotechnologies et leur monde ne sont jamais le problème. »

Pour Sara Aguiton, la question des promesses de la biologie de synthèse s’est également passablement dégonflée en 18 ans. Peu de choses sont advenues au-delà des laboratoires de recherches et des startups. « Il y avait de grandes promesses portées par les acteurs et théoriciens de la biologie synthétique, notamment autour des unités modulables que représentaient les biobricks. Force est de constater que les promesses n’ont pas été au rendez-vous. Mais les promesses industrielles également n’ont pas été au rendez-vous. Le projet emblématique de traitement de la Malaria par la startup Amyris a aussi été plutôt un échec. Il faut dire que le domaine de la biotechnologie synthétique a été transformé par l’avènement de la technologie Crispr/Cas9, qui est née en marge de ces acteurs et qui a transformé l’approche du secteur. Le basculement technique n’est pas celui qui était annoncé. Il s’est fait avec d’autres acteurs autour d’une autre technologie. »

Le livre de Sara Aguiton permet de faire le point sur une de ces nombreuses promesses technologiques et plus encore sur la question de la démocratisation du progrès. Le constat est un peu sans appel. A nouveau, on croise une promesse qui n’est pas tenue. À nouveau, l’agitation démocratique est on ne peut plus limitée : rejet de toute contestation et protection des projets les plus industriels. Dans Le gouvernement des technosciences, Dominique Pestre n’était pas plus optimiste. Il soulignait que dans tous les domaines, les acteurs privés, avec la collaboration active des États ont favorisé l’autonomie de la libéralisation-privatisation des technosciences. Dans une architecture saturée de techniques s’objectivant toujours plus par le nombre et les chiffres, tout mode de jugement alternatif est par principe disqualifié et invalidé. « Ce qui caractérise le temps présent, c’est la mise en oeuvre, à large échelle, de manières de gérer les hommes et les choses qui se donnent comme inéluctables parce que sans recours ou scientifiquement fondées ; qui reposent sur l’expertise et « l’efficience » ; qui s’imposent à travers les acteurs économiques qui les portent et les « acteurs de la société civile » qui les soutiennent ; qui ont conduit à l’impuissance du politique et donc à la dévaluation et à la marginalisation des formes démocratiques – et qui font appel, ironie suprême, à la « participation » des populations, à leur engagement, à leur devoir de s’adapter. »

L’absence de débat sur les choix du progrès risque surtout d’en renforcer la contestation.

Hubert Guillaud

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  1. Sur Facebook, Mélanie Marcel, confondatrice de SoScience et auteur de Science et Impact social, commente : « Quiconque a travaillé dans un laboratoire et a vu comment sont approchées au quotidien et par les institutions les questions liées à l’éthique et aux choix de bifurcations technologiques sait que les débats citoyens sont une mascarade. Mais l’incompréhension est profonde : alors que la société civile voudrait participer à des choix possibles, le monde politique ne voit pas de choix et veut seulement une acceptation sur une ligne droite et « incontrolable ». Ce n’est pas vraiment le processus participatif qui pêche, c’est la vision première.

    J’ai conseillé au Pays-Bas le très beau programme NWO-MVI (programme de l’équivalent du CNRS qui s’empare des questions de recherche et innovation responsable) : ils ne comprennent pas pourquoi les citoyens ne veulent pas participer à des débats et de la « co-création » sur les technologies alors que le choix de la technologie et la question de recherche sont définis avant d’intégrer les citoyens.

    Il faut au contraire avoir une approche par les enjeux et les défis sociaux et ensuite réunir les différents acteurs pour répondre à ces enjeux sans présupposé de la technique. C’est ce que l’on fait dans les formats The Future Of (recherche collaborative pour répondre aux SDGs) de SoScience.

    Mais cette approche ne sera jamais prise si on considère soit 1) que le processus démocratique doit permettre l’acceptation soit 2) qu’il doit simplement limiter les risques de technologies particulières.

    En fait il faut replacer la question technique dans les sujets de société qui doivent être remis au premier plan et au coeur du débat. Tant qu’on prendra le sujet par la technologie on ne modifiera pas le système de recherche et d’innovation. »