Le philosophe Alexandre Monnin (@aamonnz) et l’économiste Diego Landivar (@landivar_diego) enseignent à l’École supérieure de commerce de Clermont et sont à l’origine de Origens Media Lab (OML), un collectif entre laboratoire de recherche et tiers lieu interdisciplinaire, qui s’interroge sur ce qui se joue derrière la crise écologique. A l’occasion du colloque Écologies Mobiles, qui interrogeait la dimension ambivalente de la culture mobile dans ses aspects les plus sombres, ils ont déroulé une stimulante réflexion en forme de parodie du discours de la Banque publique d’investissement. Les deux chercheurs se présentaient, ironiquement, à la manière de deux entrepreneurs venus exposer leur « business plan pour arrêter le monde et fermer l’avenir » sous la forme d’une banque publique de désinvestissement, désinnovation et désincubation.
Image : Image de présentation de la BPDI, parodiant les visuels de la BPI.
Comment renoncer à une modernisation sans fin ?
Le contexte qui est le nôtre, rappelle Alexandre Monnin, est bien sûr la situation d’effondrement écologique. Un contexte qui n’est pas nécessairement lointain géographiquement ou temporellement, comme le souligne la liste, grandissante, des stations de ski Françaises fantômes (168 au dernier comptage, voir également cette carte). Chaque saison, l’actualité nous demande si le coût de maintenance des sports d’hiver est encore rationnel, à l’image de la récente polémique autour de la livraison de neige en hélicoptère dans une station des Pyrénées. Cet exemple illustre bien la difficulté à renoncer au « front de modernisation » que nous avons produit. Face au réchauffement climatique, à terme et dès à présent, tous les domaines skiables sont impactés : or, ici, il n’y a nulle réserve pour « refaire » de la croissance, pour prolonger le développement économique… « C’est ce contexte de « territoires catastrophiques » qui nous intéresse chez OML ».
Mais, il n’y a pas qu’un contexte, il y a également des clients, s’amusent les deux chercheurs en déclinant leur présentation comme un business plan. « Nos clients sont les patrons effondrés », ceux qui commencent à comprendre et à vivre l’effroi catastrophique, à l’image du PDG d’Axa, qui, dès 2015, soulignait qu’un monde à +4 degrés ne serait plus assurable. Les deux chercheurs rapportent d’autres types de propos de patrons déprimés et de boomers désabusés : « Nous ne savons pas comment faire, faut l’avouer… Moi, je ne vois pas d’autre solution. Il faut qu’on nous impose une planification écologique… car on ne sait optimiser que sous contrainte ! » ; « Ma fille m’a dit : papa, je ne veux pas être ingénieur, je ne veux pas travailler dans ton monde à toi. » ; « La décroissance est devenue le principal horizon d’optimisation financière », confiait même un patron de fonds d’investissement. « On commence à entendre des discours inquiets d’acteurs qui sont pourtant au coeur du système », de gens en pleine schizophrénie entre ce qu’ils font au quotidien et ce qu’ils constatent ou pensent. Des entrepreneurs ouvrent des nouveaux marchés le jour et passent leurs soirées dans des cafés collapso ! En privé, certains politiques commencent à parler de décroissance nécessaire.
Il y a d’autres clients potentiels pour cette agence de désinvestissement publique, notamment les organisations qui planifient leurs fins. Nombre d’entreprises, de directions de la prospective, souvent du fait de la compétition économique, scénarisent leur sortie du marché. A l’occasion du CES 2018, le constructeur automobile Ford a imaginé une ville du futur où les voitures autonomes cèdent le pas aux piétons, reconnaissant même les effets délétères de la voiture sur la ville ! En France, Michelin, travaille sur l’après-pneu, alors que celui-ci est le coeur de son activité. Total a un groupe de réflexion sur l’après-pétrole… D’une certaine manière, nombre d’organisations organisent leur fin et se dotent d’un support d’ingénierie de la fermeture, que ce soit pour changer ou adapter leurs activités, fermer des départements, comme les constructeurs de matériel de ski qui se mettent au street wear… Ici, ce qui est intéressant, c’est moins les déclarations médiatiques, que l’ingénierie applicative qui se met en place pour transformer le domaine d’intervention des entreprises et parfois donc, le réduire. Si l’ingénierie de l’innovation est bien plus explorée que celle de la « disnovation », cette ingénierie de la fermeture existe, à l’image de celle qui travaille à fermer des centrales ou à désamianter (qui ne relève d’ailleurs pas de la même filière que celle qui a produit et déployé l’usage de l’amiante). Quand on s’intéresse à Où atterrir ?, comme nous y invitait Bruno Latour, il faut aussi s’interroger du très concret « Comment atterrir ? »
Pour cela, il est nécessaire d’offrir à ces acteurs, à ces organisations des outils, des technologies, des leviers, dans les formes qu’elles pratiquent. Il en existe déjà d’ailleurs, expliquent Alexandre Monnin et Diego Landivar en évoquant la matrice d’investissement du cabinet de conseil McKinsey, qui permet de situer ses investissements stratégiques sur un marché selon l’attractivité du marché et la position compétitive de l’entreprise sur ce marché, et invite, selon ses positions à investir ou à désinvestir un marché ! Si cette matrice est surtout utilisée pour le renforcement stratégique, elle demeure « acosmique », c’est-à-dire décorrélée de toute insertion dans le monde : le désinvestissement n’est observé qu’en évaluant les coûts et les pertes à court ou moyen terme. Elle est aussi « zéro-durabilité », car elle ne prend pas en compte justement les effets écologiques à long terme des positions stratégiques. Les deux chercheurs proposent de faire évoluer cette matrice pour y introduire une durabilité plus prononcée qui renforce les renoncements stratégiques. Dans cette nouvelle matrice, les positions concurrentielles fortes et le surinvestissement disparaissent, car toute croissance des marchés s’annonce incompatible avec la planète. Dans cette nouvelle matrice, s’il demeure des domaines réservés, c’est en compensant leurs effets écologiques, et au désinvestissement économique et écologique s’ajoutent des possibilités de fermeture et de renoncement à des projets pour des raisons économiques et écologiques. Les positions concurrentielles fortes impliquant par essence une croissance forte, elles, disparaissent du fait de leur incompatibilité avec les limites de la planète.
Image : la matrice de McKinsey, revisitée par OML.
Pour Alexandre Monnin, il nous faut penser l’idée de « destauration », l’envers de l’instauration chère au philosophe de l’esthétique, Étienne Souriau (pour creuser ces termes, je vous renvoie à ce compte-rendu d’une conférence donnée par Alexandre Monnin en 2017), c’est-à-dire l’idée de la fermeture des possibles, d’une réduction, d’un retrait d’activité. Derrière la destauration, il y a aussi la notion de destitution voire même l’idée de désaffectation qu’on trouve chez le philosophe Giogio Agamben. Désaffecter quelque chose consiste souvent à le réaffecter, à défaire le monde pour le faire « atterrir ». La destauration suppose également de faire avec des héritages, avec des futurs passés, qu’il ne s’agit pas seulement de détruire ou de fermer, mais parfois de désintensifier, de rediriger… comme nous y sommes conviés avec la fermeture des centrales nucléaires ou avec le site, contesté, d’enfouissement des déchets de Bure, mais également, d’une autre manière par l’internet des objets ou la blockchain, succédanés de l’informatique ambiante de Mark Weiser, projections industrielles désormais déphasées par rapport à la situation anthopocènique à laquelle nous sommes confrontés. Nous héritons de « futurs déjà obsolètes », comme la 5G, qui commence à être contestée parfois même en interne chez certains opérateurs. Demain, aurons-nous besoin de gilets jaunes anti-techno ? Comment destaure-t-on les mauvaises idées qu’on sait qu’il ne faut pas faire advenir ? Nous manquons d’une ingénierie de la destauration ! Si le designer australien, Tony Fry (Design Futuring, Berg Publishers, 2008, non traduit), parle de futuration pour désigner notre capacité collective à instaurer une relation au monde et à produire un futur commun, habitable, soutenable ; il nous faut imaginer son envers, une défuturation, pour nous préserver d’un futur mort-né, obsolète avant que d’être advenu. À l’heure où l’on ne cesse de parler d’innovation, on ne parle jamais de défuturation, de réaffectation, de destauration… alors qu’on en a certainement plus que jamais besoin.
Destauration, disnovation, défuturation… : il faut inventer les soins palliatifs de l’innovation !
Par exemple, dans la province de l’Alberta, au Canada, il est prévu que les puits de pétrole soient fermés convenablement en fin d’exploitation. Le problème est que personne ne s’occupe vraiment de ces fermetures, que les technologies nécessaires n’existent pas vraiment et que les entreprises n’ont pas d’intérêt stratégique à les développer. Certains ingénieurs estiment qu’au rythme actuel de leur fermeture, il faudra 700 ans pour y parvenir ! Ces enjeux relèvent de la maintenance, de la réparation et du care, du soin… Mais à ces enjeux, il faut ajouter une finalité : la fermeture, qui permet de repenser ces champs de recherche. L’enjeu, soulignent les chercheurs, n’est pas tant de rendre nos technologies durables (elles ne le sont que dans la masse croissante des déchets qu’elles produisent), que de trouver « les modalités des soins palliatifs de l’innovation ». Nous sommes confrontés à des « technologies zombies », pour faire référence au concept de médias zombies (.pdf) développé par les théoriciens des médias Garnet Hertz et Jussi Parikka, des « technologies issues de la révolution industrielle qui fonctionnent et continuent d’envahir le monde, mais qui sont déjà mortes à l’aune de la durabilité », comme le dira dans une autre intervention à ce colloque, le professeur de physique José Halloy (@jhalloy). Il faut envisager d’euthanasier certaines infrastructures !
Pour Diego Landivar, il est nécessaire de regarder les disciplines pensées, bâties, destinées à l’ouverture et à l’innovation – ces technologies pour « forcer les possibles » comme l’explique le théoricien des sciences de gestion, Armand Hatchuel -, pour en penser le versant négatif ! Ainsi, peut-on imaginer un « reverse design », un design inversé, pour détricoter les artefacts techniques, pour les amener à s’aligner sur les limites planétaires… ou encore un versant sombre à la théorie de l’acteur réseau permettant de réfléchir concrètement à comment atterrir et comprendre la difficulté à atterrir. Dans le riche catalogue de concepts qu’ils fourbissent pour décrire des réalités sur lesquelles nous n’avons pas encore de mots, ils parlent également d’entrepocene pour désigner la transformation des figures entrepreneuriales à l’heure de l’anthropocène, ou encore du web qu’on ne peut s’offrir (par opposition au web que l’on souhaite, une campagne lancée par la World Wide Web Foundation)…
Très concrètement, pour donner de la matière à ces concepts, après avoir cosigné en octobre dernier une tribune pour une formation à la redirection écologique dans Le Monde, les deux professeurs viennent de lancer un master dédié à l’ingénierie de la fermeture, pour exploiter très concrètement ces pistes : « Stratégie et Design pour l’Anthropocène ».
« Il est temps d’investir dans le dernier investissement ! »
Un business plan ne serait pas complet sans aborder des fonctionnalités et des scénarios, expliquent Landivar et Monnin en revenant à leur présentation. Quel pourrait être « la dernière application », « la dernière startup » d’un monde en voie de fermeture ? Une application pour devenir survivaliste, peut-être, s’amusent-ils, en pointant la vacuité d’une logique consistant à prolonger sans fin le numérique, à continuer quand continuer n’est plus possible. Pourrait-on imaginer une application utilisable sans l’internet, pour commencer à apprendre à faire sans, pour commencer à nous défaire d’un numérique que l’on voit trop comme un commun qui s’est imposé à nous et dont nous ne saurions plus nous passer ? La fin du numérique est assurément quelque chose à penser, expliquent-ils, invitant à anticiper une situation où le numérique n’est plus viable. Enfin, l’enjeu est certainement aussi d’envisager de faire et surtout de défaire, donc sans numérique. L’enjeu n’est pas de rendre le numérique durable, mais de penser sa fin. De le penser comme un « commun négatif » (voir l’article du juriste Lionel Maurel sur cette notion). Les « communs négatifs » désignent des ressources, matérielles ou immatérielles, négatives, tels que les déchets, les résidus nucléaires, les sols pollués ou encore certains héritages culturels (comme le droit d’un colonisateur…), dont il faut prendre soin collectivement à défaut de pouvoir faire table rase de ces réalités. Cet élargissement de la théorie classique des communs consiste à accorder une valeur négative à des réalités souvent jugées positives, « bucoliques », et à ‘imaginer de nouvelles institutions pour permettre à des collectifs de se réapproprier démocratiquement des sujets qui leurs échappaient. Les stations de ski abandonnées, les fleuves pollués, les sols contaminés… sont autant de communs négatifs pour lesquels nous devons nous demander, comment on en hérite ? Ce qu’on en fait ? Quelles institutions mettre en place pour les gérer ? Comment désaffectons-nous, réaffectons-nous ces communs négatifs ? L’enjeu n’est peut-être pas tant de lutter contre l’obsolescence programmée, que de la favoriser, car « on ne rend pas durables des technologies qui ne le sont fondamentalement pas ! »
« Il est temps d’investir dans le dernier investissement ! », concluent-ils d’un dernier slogan, pour finir de mettre en abîme les perspectives schizophréniques qui sont les nôtres. Assurément, si l’anthropocène s’annonce comme un enjeu pour les organisations, il y a besoin d’ouvrir un nouveau cadre de pensée. Ce que montre l’intervention de Diego Landivar et Alexandre Monnin, c’est combien pour appréhender ces changements auxquels nous devons faire face, nous avons aussi besoin de nouveaux concepts et de nouveaux vocabulaires, pour aider à légitimer d’autres postures et faire émerger d’autres modalités de soutien stratégique et organisationnel, afin d’aider à lever les verrous qui empêchent les organisations de « s’écologiser ».
Hubert Guillaud
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Un domaine réservé relève-t-il de cette « sphère des choses communes », biens inaliénables de la collectivité?
Intéressant concept proposé par un chorégraphe et alpiniste, la « descension » : Quand atteindre les sommets nous déshumanise, la redescente est une nécessité ! « Un bon grimpeur est un humain qui revient vivant. Il sait renoncer au sommet. »
« Il faut démonter notre mythologie de la croissance sans sommet sur laquelle notre société est bâtie. Nous sommes invités à reconstruire le langage de la verticale à inventer des histoires de descension qui sont positives. Car une descente n’est pas indécente quand le sommet est une voie sans issue. Le partage est notre sommet. »
A lire chez Reporterre !
Sur AOC, le philosophe Alexandre Monnin revient sur l’histoire de Centreville, petite bourgade de l’Illinois dévastée par la dégradation de ses conditions d’existence, et explore plus avant la notion de « commun négatif », ces infrastructures, organisations et modèles dénués d’avenir qui pèsent sur nous de toutes leurs brutalités. Eclairant !
Sur Le Monde, un intéressant article sur le « démarketing ». Communication négative, accès entravé, mesures coercitives… Voici venu le temps du « démarketing » ! Où quand l’enjeu de la promotion est d’utiliser les techniques marketing pour faire passer un message négatif !
Sur le blog du Master lancé par Alexandre Monnin et Diego Landivar, on trouve une intéressante interview d’Emile Hooge sur la question du démarketing…