Derrière le néotravail, notre dépossession ?

Couverture du livre Les dépossédés de l'open spaceMalgré son titre, Les dépossédés de l’open space (PUF, 2020), le petit essai de la philosophe Fanny Lederlin (@flederlin) parle assez peu de l’open space. Il se concentre surtout sur les transformations contemporaines du travail, et notamment leur dégradation par le consumérisme et la numérisation, qu’elle baptise « néotravail ». Les mutations technologiques ne menacent pas le travail de disparition, mais de déliquescence explique-t-elle. Le management, renouvelé et armé par le numérique, décorrèle le métier de son sens, en le rendant cyclique, répétitif et sans fin. Alors que le travail était sensé nous aider à « faire société », voilà qu’il la défait, en faisant disparaître l’emploi, le savoir-faire, la séparation entre le travail et le temps libre, entre consommation et travail… Le travail ne paraît plus une forme d’action positive sur le monde. Il consiste désormais uniquement à « nettoyer » sans relâche le monde de ce que le travail produit… À faire semblant de recycler un monde en roue libre.

La digitalisation du travail et son injonction constante à nous y adapter fait éclater les dimensions fédératrices, organisatrices et stabilisatrices du travail. La numérisation produit un travail toujours plus atomisé, soutient Fanny Lederlin. D’abord parce qu’il produit une activité toujours plus décomposée, fragmentée, discontinue… Une tâcheronisation du monde comme dirait le sociologue Antonio Casilli. Une ubérisation, c’est-à-dire une prolétarisation ! Le travailleur est désormais renvoyé à son strict rendement. La tâcheronisation se révèle un « système d’exploitation et d’oppression » du travailleur par lui-même plus efficace qu’une structure hiérarchique. L’économie numérique s’est développée en contournant les réglementations du travail et en cherchant obstinément à imposer une alternative au salariat en contestant le rôle social du travail lui-même, la subordination et donc la protection des relations de travail qui vont avec. « La relation de travail est travestie en relation commerciale ». La dynamique antisociale des plateformes est valorisée en business model. Le tâcheron est lui-même déconsidéré, réduit à sa condition d’automate, devenant « l’accessoire conscient d’une machine ». A l’heure de l’entreprécariat, comme disait le sociologue Silvio Lorusso, l’horizon des tâcherons est de ne devenir rien. Privé d’identification et d’organisation collective, à la rue avec son smartphone comme le livreur des plateformes, le tâcheron est un « prolétaire sans liens, sans classe », sans espace social où transformer la conscience de son déclassement en action voire en lutte.

La fragmentation du travail s’étend à tous les domaines de la vie, abolissant « les distinctions entre profession et amateurisme, entre activité rémunératrice et jeu, entre service marchand et engagement citoyen, entre production et consommation », entre « activité productive et plaisir », diluant le travail dans la vie. Cette fragmentation invisibilisée derrière l’automatisation masque le travail lui-même aux yeux des travailleurs. Les récompenses symboliques et la reconnaissance tiennent lieu de sens, l’amateurisme est synonyme d’authenticité, le dévouement et le « savoir-être » sont plus considérés que le savoir-faire et l’expertise. Le travail connecté entre dans nos domiciles et dans notre intimité : il s’attaque à l’intégralité de nos vies. Consommer – et consumer – est devenu un travail, une corvée sans fin, menaçant notre savoir-vivre. « Non contents d’être prolétarisés, nous nous laissons domestiquer ». Le comportement remplace l’action. Le pouvoir d’achat remplace les revendications sociales. La manifestation remplace la grève.

Cette indifférenciation entre le travail et le reste de nos activités, ce travail de conso-production, déporte sur l’individu les responsabilités (comme les responsabilités environnementales). Toute critique est dépolitisée et désolidarisée. L’éthique individuelle, cette microéthique, remplace l’action politique comme mode d’agir collectif. La portée morale et politique de ce pseudo-travail se mue en épreuve individuelle, que chacun doit gérer seul et comme il peut. « Le travail est partout, mais il n’édifie plus rien : ni les identités individuelles ou collectives, ni les sociétés, ni le monde (…) ». Le recul de la fonction socialisatrice du travail que la sociologue Danièle Linhart identifiait déjà dans La comédie humaine du travail avec le développement du management, s’est accélérée avec les mutations numériques. Le numérique a amplifié les transformations idéologiques et organisationnelles. Informés et déformés par le numérique – comme c’est le cas avec la désinformation par exemple -, mobilisés et démobilisés par le numérique, nous travaillons désormais à fabriquer un « monde-désert ». Les artefacts que nous conso-fabriquons détruisent désormais le monde et nous empêchent de fabriquer monde commun.

Notre impératif moral, comme le soulignait la philosophe Barbara Stiegler dans son livre est désormais de nous adapter au monde que nous détruisons. Nous sommes réduits à des cerveaux ou des bras interchangeables, sans bureaux ni missions fixes, nous sommes réduits à l’état de matériau, comme le pointait Achelle Mbembe. Nous sommes convertis en chiffre, par la comptabilité et plus avant par le Big data. Travailler ne consiste plus à transformer le monde ou à créer, mais à le nettoyer sans cesse, à rendre habitable un monde que nous détruisons en cherchant à le rendre encore habitable… « Nous sommes ce qu’il faut recycler ». Nous tentons de rester à jour face au changement incessant du monde, comme pris dans une course contre nos propres machines qui nous transforme en machines. La production maximale et infinie est notre horizon et tel Sisyphe ou Wall-e, nous recommençons chaque jour ce que nous avons effectué la veille. Nous voilà dans une économie de la décharge, comme l’expliquait le philosophe Grégoire Chamayou, à l’image de la sous-traitance qui consiste à éviter de prendre en charge les coûts non productifs. Le tâcheron comme le startupper sont toujours en mouvement pour saisir les opportunités, renvoyant tant le travailleur peu qualifié que le surqualifié à la même dépossession, au même devenir nomade qu’évoquait Lorusso. Du burn out au suicide au travail, les symptômes de l’usure et de la décomposition du matériau humain sont désormais partout. Dans la société de performance permanente, nous avons intériorisé la responsabilité. Notre hyperactivité nous donne une illusion de puissance, alors que nous sommes surtout transformés en « travailleurs sans qualités », effacés par les machines. La personnalité compte plus que la compétence, le réseau que le savoir, le savoir-être que le savoir-faire… Nous sommes dépossédés de nos valeurs et intérêts potentiellement conflictuels. Quand seul « l’humain » compte, les managers bannissent (comme le taylorisme en son temps), la professionnalité, « au profit d’une sur-humanisation du travail qui laisse les individus seuls et sans ressources face aux contraintes toujours aussi fortes et exigeantes de l’organisation du travail ». L’engagement prime sur la compétence, l’enthousiasme sur l’expérience.

Le travail, atomisant, se recroqueville sur sa seule utilité et efficacité. Surveillance et calculabilité en sont donc les conséquences logiques. Aux objectifs changeants, l’impératif managérial impose un calcul permanent dans lequel les individus sont superflus. Il se couvre d’un discours sociétal creux, qui vise à rendre dociles les travailleurs et à détourner leur attention des mécanismes de domination de cette gouvernance par les nombres. Les idées et combats critiques sont vidés de leur sens et absorbés dans une simili démocratie d’entreprises qui a surtout tendance à éloigner de l’entreprise les questions de classes, d’exploitation ou de rapports de force, comme le soulignait Dan Lyons. Les salariés sont renvoyés aux injonctions contradictoires du management qui leur demande de s’adapter en les privant des moyens pour se faire, les privant jusque de leurs capacités de juger, c’est-à-dire d’ordonner et de distinguer, puisque désormais, c’est le calcul qui juge.

La logique de calcul repose sur deux croyances, rappelle Lederlin : toute réalité matérielle peut être mesurée et tous rapports sociaux pourraient être réduits à des calculs d’utilité. Le chiffre se substitue à la parole, la donnée à l’opinion, le sens à la délibération. Les vies sont sacrifiées aux chiffres, comme disait la philosophe Simone Weil dans La condition ouvrière. Le travail n’est plus régi par l’horloge de la pointeuse, mais par les cases, les cellules des feuilles Excel, les grilles de calcul qui orientent et circonscrivent les tâches dans tous les secteurs que décrivaient Paul Dourish comme Barbara Cassin. Derrière ces grilles des tableurs, les marges de manoeuvres et d’improvisation sont considérablement réduites. « En transformant la qualité en quantité, la logique du calcul instaure un paradigme qui est celui de l’excès, du plus et du encore, essence même de l’évaluation ». La logique du calcul substitue à la subordination des individus leur programmation. « Les chiffres tiennent lieu d’ordres ». « La logique astreignante tient lieu de principe d’action ». Le calcul ne fait pas que dicter sa loi, il prédit, infaillible. Les chiffres remplacent les faits : pas étonnant qu’on perde contacte avec les « manifestations réelles du monde ». La pensée, le jugement, la délibération (sans parler de la désobéissance ou de la rébellion) n’ont plus de place.

Mais ces injonctions nouvelles ne sont pas seulement portées par des chiffres. La parole aussi est instrumentalisée et détournée, à l’image des licenciements devenus des plans de sauvegarde de l’emploi. Les mots sont dévoyés, détournés de leurs sens, une langue hors-sol (faite d’anglicismes et d’abréviations et d’euphémismes) contribue à son tour à renforcer la dépersonnalisation à l’oeuvre. Des techniques, comme « l’écoute active », transforment la parole en échange fonctionnel. La réalité matérielle disparaît derrière un vocabulaire vide de sens produisant « un monde irréel, un monde fantôme où disparaissent les hiérarchies, les conflictualités d’intérêt et les rapports de domination », qui fait « exister la parole indépendamment de la réalité », réduisant chacun à l’impuissance, à la passivité hébétée plutôt qu’à la critique, comme pour déresponsabiliser toujours plus avant les managers. Dans l’injonction au sens, nous en sommes confisqués. Nous en sommes réduits à obéir à la technique confondue avec notre destin. Ce néotravail fait apparaître des hommes sans âmes, à l’image des nettoyeurs du web chargés de nettoyer les réseaux sociaux sans pouvoir y réagir.

Pour Lederlin, il est plus urgent que jamais de combattre la dégradation du travail, de « redéployer la protection » et le droit du travail, non pas pour défendre des acquis, mais bien pour les étendre. De défendre les droits sociaux, de valoriser les modes d’existences et d’expérience auxquels ils permettent d’accéder. De valoriser un travail émancipateur, qui nous invite à « penser à ce que nous faisons », comme le soulignait Hannah Arendt. Et la philosophe de nous inviter à s’affranchir du « désir d’obéir », à imposer une résistance au langage, à obéir le plus mal possible, à « faire de la désobéissance un acte de résistance par le travail et non un acte de renoncement au travail », à refuser l’isolement pour retrouver de la capacité d’agir, à s’arrêter, à revenir à la confrontation et donc à la politique… L’entreprise n’est pas une jungle, mais un état social, où les lois de la nature sont enrayées par celles des hommes. Et pourtant, c’est dans l’entreprise où les plus forts dominent encore les plus faibles. Lederlin prône un bricolage, une nécessaire adaptation contingente, un recours à la compréhension plus qu’aux données, à l’humilité plus qu’aux certitudes (« Lorsqu’on bricole, ce n’est pas la pensée abstraite qui dicte le geste, mais la pensée incarnée dans la main qui avance, hésite, tente, corrige, améliore »). C’est dans la somme des tâtonnements engagés que l’on coopère. Et nous invite à renoncer à l’optimum et à l’efficace pour une retrouver l’expérience ouverte du monde !

Reste que redéployer le droit du travail, développer son ambition, semble plus facile à dire qu’à faire quand on assiste depuis trop longtemps à l’exact inverse. C’est assurément la grande limite de ce petit essai. Le réquisitoire à charge que livre Fanny Lederlin dresse les constats délétères de ce qu’est devenu le monde du travail. C’est à la fois sa force et sa limite. Faire advenir un autre travail semble un combat qu’il faut mener à nouveau, chaque jour… Pas sûr que la crise qui vient nous donne beaucoup d’espoirs pour défaire ce monde.

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. J’ai plutôt l’impression que le numérique met en évidence la tâcheronisation du travail, à tel point que certaines directions particulièrement tâcheronisantes ne veulent pas faire leur transition numérique pour pouvoir continuer de faire semblant d’être humaines.
    C’est comme pour la critique du « bonheur au travail », elle est très bonne mais concrètement elle sert surtout les entreprises qui ont mis l’humiliation au centre de leur organisation.
    « Lederlin prône un bricolage, une nécessaire adaptation contingente, un recours à la compréhension plus qu’aux données, à l’humilité plus qu’aux certitudes » et le numérique offre des opportunités à ce niveau ; j’ai le sentiment que si la Bible (ou le Coran ou n’importe quel autre livre sacré) avait circulé sur des outils de collaboration en ligne, il y aurait eu moins de morts. Après on va nous expliquer que la torture et le bûcher au moins c’était matériel, réel… authentique ! je le concède.