En 1972, l’avocate et politologue féministe Jo Freeman (Wikipedia) publiait un article sur « la tyrannie de l’absence de structure » (voir sa traduction en français) où elle critiquait les formes d’organisation ouvertes, sans chefs. Elle remarquait que ces structures implicites rendaient plus difficiles de reconnaître, contester où éliminer les rapports de domination qui y prospéraient… Cette critique n’a pas empêché le récit des structures sans hiérarchies de prospérer, à l’image par exemple des propos tenus par Yochaï Benkler, notamment dans La Richesse des réseaux (Yale University Press, 2006, traduction française Presses universitaires de Lyon, 2009) vantant la coproduction et faisant l’éloge des activités ouvertes, non hiérarchiques, non marchandes et en réseau… explique le professeur Nathan Schneider (@ntnsndr), initiateur du Media Enterprise Design Lab (@medlabboulder) de l’université de Boulder, et également, avec Trebor Scholz du mouvement des plateformes coopératives (voir notamment notre article de 2015, « Vers des plateformes réellement coopératives ») dans un article de recherche intitulé « la tyrannie de l’ouverture ».
Qui sera le gardien de l’open source ?
Pour Schneider, les critiques des théories de la coproduction par les pairs sont nombreuses, mais elles oublient souvent que les vertus de l’ouverture et de la méritocratie qui les structurent masquent de profondes inégalités sociales. Or, depuis quelques années, ces critiques ont ressurgi et ont donné lieu à une guerre de culture sourde dans les communautés du logiciel libre et de l’open source. Les licences libres ont permis de transformer les codes sources en ressource publique, ce qui a été une stratégie déterminante pour la production de logiciels libres et de méthodologies open source. Mais depuis quelque temps, les dissensions ont été plus fortes que jamais – dans une communauté qui n’en a jamais été avare – notamment à l’encontre de l’utilisation de logiciels open source dans le déploiement de projets qui vont à l’encontre de sa philosophie de partage et d’ouverture, comme ce fut le cas lors de contestations à l’égard du déploiement des systèmes de surveillance de l’agence douanière de contrôle des frontières américaines (ICE), NoTechForICE.
Dans son article justement, Schneider observe les récentes dissensions de la communauté du libre pour nous aider à les lire. Il s’inspire des théories féministes et décoloniales pour forger sa critique, afin de mieux comprendre ce que libre ou ouvert signifie. La coproduction de logiciels ouverts a longtemps évité les questions économiques, que ce soit les questions de propriété du capital, les contrats de travail ou la gestion des actifs produits. En fait, les coproducteurs ont externalisé les préoccupations économiques à des entreprises capitalistes traditionnelles, qui ont accepté de prendre des responsabilités et d’en récolter les bénéfices. « Dans leur recherche d’un patrimoine commun abstrait de propriété intellectuelle, les coproducteurs ont négligé les substrats matériels et sociaux que leurs prouesses intellectuelles impliquaient inévitablement ». Schneider recense plusieurs débats et conflits récents dans la communauté open source, à l’image de celui pointé par Steve Klabnik (@steveklabnik), développeur chez Mozilla, sur la guerre culturelle en cours dans l’open source, qui revient justement sur la guerre terminologique (et générationnelle) et soutient qu’il s’agit d’un conflit idéologique. Même constat pour l’avocate spécialisée en propriété intellectuelle Kate Downing qui parle de « grande perturbation » : « le monde de l’informatique a changé et a évolué alors que l’open source n’a pas changé ».
Derrière ces débats qui évoquent la place du logiciel libre dans la surveillance mondiale ou la place des femmes dans les communautés de développeurs, Schneider estime qu’ils sont surtout la résultante des dispositifs juridiques établie par la production ouverte elle-même. Contrairement à ce que l’on pense, le mouvement de production de licence ne s’est pas arrêté avec le succès des Creative Commons dans les années 2000, les licences distinctes n’ont cessé de proliférer ces dernières années, comme le pointait le développeur Bradley Kuhn, rappelant pourtant, qu’à l’origine, l’Open Source Initiative (OSI, @OpenSourceOrg), la Free Software Foundation (FSF, @fsf) ou l’Apache Software Foundation (@theasf) ont toutes oeuvré pour normaliser et limiter l’explosion des licences libres afin de les normaliser et de renforcer leur impact. Dans son article, Kuhn explique que nombre d’entreprises proposent désormais leurs propres licences pour maximiser leurs profits, mais qu’elles tiennent pas beaucoup de la philosophie du libre et de l’open source. Ainsi, pour lui, la licence Commons Clause ou la Server Side Public Licence de MongoDB – deux licences à réciprocité, proposées par la spécialiste Heather Meeker (@heathermeeker4) -, ne sont pas des licences libres. Pour lui, la floraison récente d’innombrables licences pseudo-libres recouvre surtout des propositions agressives qui cherchent plus à vendre des licences propriétaires qu’à défendre la liberté des logiciels. Derrière cette guerre de « pureté » du copyleft, l’enjeu pour quelques-uns est de savoir qui valide le respect des principes open source. Pour Schneider, cette bataille épistémologique, cette guerre de tranchées sur ce qui relève du libre et ce qui n’en relève pas, masque surtout une bataille économique et éthique. Mais pas seulement. C’est aussi une bataille culturelle. Schneider souligne que 95 % des contributeurs aux licences open source sont des hommes, alors que ses nouvelles propositions, qu’elles soient éthiques ou économiques, sont majoritairement le fait de femmes.
L’Open source au défi de l’éthique
La question de l’éthique monte partout sur les sujets technologiques, notamment dans le domaine de l’IA et de la gouvernance des entreprises (mais bien au-delà, comme nous le pointions en rendant compte récemment du livre de Sasha Constanza-Chock, Design Justice). Et ces questions semblent contaminer d’autres secteurs, à l’image de la communauté open source.
La développeuse et activiste Coraline Ada Ehmke (Wikipédia, @coralineada) a lancé en 2014 le « Pacte des contributeurs » (Contributor Covenant), un code de conduite pour des projets open source qui fait des recommandations pour reconnaître et traiter les comportements toxiques. Des milliers de projets open source y font référence, même si nombre de leaders de projets open source l’ont vu et pris comme un affront ! Malgré la très forte homophilie (économique, sexuelle et raciale…) des communautés open source, les leaders de ces communautés ne pensaient pas que les comportements de leurs participants étaient à blâmer, souligne Schneider. Ehmke était candidate en 2020 à un siège au conseil d’administration de l’OSI lorsque qu’un violent incident l’opposa au libertarien Eric Raymond (Wikipedia), l’une des figures du mouvement open source, auteur notamment du célèbre « La Cathédrale et le Bazar » (1998), qui en a été évincé, en revendiquant le droit d’être grossier et en dénonçant le risque d’une subversion du mouvement par la bien-pensance.
Coraline Ada Ehmke est également à l’origine d’un autre projet : l’Ethical Source Movement (@ethicaloss) qui propose un nouvel ensemble de dispositions open source éthique, afin par exemple d’interdire les développements contraires aux droits de l’homme, de proposer une licence conforme aux normes de l’organisation internationale du travail, une licence pour la non-violence, ou encore une licence avec des clauses de désinvestissement des combustibles fossiles…
Le mouvement open source éthique représente un changement radical par rapport aux principes établis de l’open source estime Nathan Schneider, qui, dans ses 10 critères (en français), pointe bien que la licence ne doit pas discriminer les personnes ou les groupes, mais par contre, affirme également une non-discrimination contre les champs d’application, c’est-à-dire que la licence ne doit pas interdire certaines utilisations du logiciel dans un champ d’action par exemple ou pour certaines entreprises. La liberté d’exécuter le programme comme vous le souhaitez, pour n’importe quel usage, est d’ailleurs l’une des quatre libertés essentielles du logiciel libre établies par la Free Software Foundation.
Le débat semble vif dans la communauté : Bruce Perens (@bruceperens), cofondateur de l’OSI, a exprimé un peu plus que des inquiétudes sur l’enjeu de licences restrictives sur le plan éthique, estimant que les problèmes et préjudices devraient être traités par le droit pénal, pas par l’octroi de licences.
Ces débats ne sont pas nouveaux : l’application concrète des licences libres a toujours préoccupé leurs défenseurs. Le mouvement pour des sources ouvertes éthiques arrive néanmoins à un moment où nombre d’acteurs s’interrogent sur nombres d’enjeux éthiques, à l’image des employés de Google mobilisés contre le projet Maven ou ceux de Microsoft/GitHub mobilisés contre l’agence américaine de l’immigration.
En 2020, l’artiste et militante Amelia Winger-Bearskin (@ameliawb), qui signe le podcast Wampum.Codes, a appelé dans un billet pour la fondation Mozilla à s’inspirer des dépendances éthiques que l’on trouve dans les traditions indigènes afin de court-circuiter les abus produits par la réutilisation de codes sources.
Pour d’autres, comme le développeur et philosophe Don Goodman-Wilson (@DEGoodmanWilson), la position est devenue plus radicale encore : l’open source est moralement problématique. « Le mouvement Open Source, tel que défendu par l’OSI, privilégie l’ouverture absolue avant toute autre préoccupation. L’ouverture, affirment-ils, est un bien absolu, dont découlent toutes les autres vertus, qui ne doit pas être remis en question ou critiqué. » Pour Don Goodman-Wilson, si l’ouverture est un outil qui peut être efficace, elle n’a rien d’absolu. En étant centré sur le code, l’open source en néglige les gens, parfois désemparés de voir leurs codes devenir des armes au détriment de leurs idéaux. Pour lui, la communauté doit trouver de meilleurs moyens de développement. L’ouverture est annulée (voir sa traduction) estime même un billet isolé (open is cancelled un titre qui fait référence bien sûr à la Cancel Culture et qui appelle au boycott d’une communauté open source caractérisée comme étant foncièrement toxique). Ce qui demeure en tout cas le plus visible de ces débats, c’est qu’on a surtout l’impression d’une guerre générationnelle, voire, plus encore, d’une guerre culturelle, irréconciliable.
L’économie du libre en ses impasses
L’open source rencontre d’autres difficultés, souligne Nathan Schneider, et ce n’est certainement pas un hasard si les enjeux éthiques émergent en même temps que se cristallisent les questions économiques.
Schneider raconte l’histoire d’un responsable d’association qui crée des logiciels open source pour des initiatives locales de développement durable. Récemment, une grande entreprise technologique a utilisé ses logiciels pour créer des produits sur mesure pour ses clients. Alors que l’open source avait été adoptée pour faire correspondre ses produits à leur mission, d’un coup, cette utilisation spécifique posait problème. Or, rappelle Nathan Schneider, la mise à disposition de licence éthique encourage une rémunération équitable, ce qui signifie que ses responsables peuvent demander une rémunération sous diverses formes comme un soutien des organisations qui tirent une valeur commerciale de logiciels libres. En 2019, Stallman rappelait pourtant que le logiciel libre fait référence à la libre circulation de l’information et ne prenait pas position sur les flux économiques. Comme le pointait pourtant l’essayiste Evgeny Morozov (@evgenymorozov) dans un portrait particulièrement mordant de Tim O’Reilly pour The Baffler (voir sa traduction), le monde du libre a renoncé à la connotation gratuite du terme « free » pour appuyer sur la liberté et mieux plaire aux entreprises partenaires… Pour le dire autrement, plus qu’une ouverture ou une gratuité, l’enjeu a bien été d’asseoir une liberté nouvelle en raison du caractère décentré et reproductible des programmes.
Au mi-temps des années 2000, les licences Creative Commons ont proposé notamment la licence non commerciale qui a permis un contrôle économique plus fin. Mais à l’origine, « les logiciels libres et open source ne permettent pas de distinguer les entités externes – qu’il s’agisse de sociétés, de fondations ou de développeurs individuels – qui pourraient utiliser, développer ou financer des projets sous licence », rappelle Schneider. Le développement économique des logiciels libres et open source ont vu affluer des entreprises qui ont décidé d’intervenir dans les projets ouverts que ce soit par des contributions ou des subventions, pour entretenir ou améliorer les logiciels qui les intéressaient. Le risque, bien réel, est que ces engagements fragmentaires et indirects faussent les priorités des communautés à leur profit ! La question de la durabilité des projets logiciels a été également un sujet de mobilisation, notamment du fait que des contributeurs jettent l’éponge de leurs projets par manque de moyens face à des défis devenus trop lourds pour eux ! Des initiatives comme Gitcoin, Liberapay, Open Collective et GitHub Sponsors ont cherché à répondre à ces problèmes en proposant des infrastructures économiques pour les communautés de développeurs logiciels facilitant notamment les dons récurrents…
D’autres approches, comme la « licence double » (voire multiple) propose des logiciels open source et une licence complémentaire, avec un prix par exemple, qui permet leur intégration dans des systèmes propriétaires et un dépôt ouvert et libre. Red Hat, l’une des entreprises phares du logiciel libre, comme d’autres, s’est tournée vers les revenus de contrats de service pour soutenir ses développements logiciels open source, consistant à vendre des services tout en gardant son logiciel ouvert.
Reste qu’avec le passage au cloud computing, ces deux modèles économiques sont menacés, estime Schneider. De moins en moins d’entreprises gèrent leurs propres serveurs et logiciels en nuage, préférant acheter des logiciels en abonnement et leurs serveurs à d’autres. Petit à petit, la demande de contrats de services ou de licences dédiées diminue. Schneider évoque ainsi l’exemple de MongoDB, une société de base de données dont le produit open source a été intégré à Amazon Web Service. Pour contrer cette transformation, l’entreprise a adopté une licence « côté serveur » (SSPL), exigeant que ceux qui rendent le logiciel disponible au public dans le cadre d’un « service » rendent le code source complet du service disponible sous cette licence. Amazon a répondu en déployant son propre logiciel pour remplacer MongoDB. En janvier 2021, l’OSI a estimé que la SSPL n’était pas open source.
L’avocate Heather Meeker est celle qui a accompagné MongoDB pour créer la Server Side Public Licence en 2018. Elle a aussi fait partie de l’équipe qui a rédigé la « Clause Commune », une licence complémentaire aux licences open source qui laisse le code source ouvert et disponible à tous, mais qui referme le droit de commercialiser le logiciel. Elle a également dirigé le développement du projet PolyForm, un projet de licences logicielles adaptées aux modèles d’entreprises. Pour l’instant, ces nouvelles licences n’ont pas été homologuées par la Free Software Foundation ni par l’Open source initiative, qui craignent qu’au final on encourage le retour des systèmes payants et propriétaires plus que des versions ouvertes, mais qui plus encore, comme on l’a compris, semblent surtout craindre un débordement idéologique !
Les communautés open source en question
Derrière ces deux conflits ouverts en couve un troisième : le débat sur la composition même des communautés open source.
Pour Schneider, l’absence de couche éthique et économique aux licences open source est en train de devenir une vraie limite, mais ce n’est pas la seule. L’approche féministe permet d’en éclairer une dernière, qui réinterroge la question éthique et économique. Les théories féministes ont beaucoup pointé la question de l’abondance – et dans le numérique, les logiciels comme les données peuvent se reproduire sans limites et à coût nul – par rapport à la rareté, mais également la question des communs, tels que l’interrogeaient la militante féministe Silvia Federici, notamment dans Caliban et la sorcière (Autonomedia, 2004, traduction française Entremonde, 2017). Pour Federici, le capitalisme a toujours besoin d’expropriation pour initier du capital. Pour elle, la première expropriation a été accomplie par l’exploitation du travail des femmes. Schneider rappelle d’ailleurs que les femmes justement ont joué un rôle précoce dans le développement des cultures informatiques, comme le pointe le livre de la documentariste et spécialiste de la technologie Joy Lisi Rankin (@joymlrankin) : Une histoire populaire de l’informatique aux États-Unis (Harvard University Press, 2018, non traduit), soulignant que le terme open source a d’ailleurs été inventé par une femme, Christine Peterson.
L’économiste Marilyn Power a produit l’intéressant concept d’« approvisionnement social » pour décrire l’organisation communautaire économique selon une approche féministe. En appliquant ce prisme, il est possible d’éclairer comment les pratiques sociales structurent la distribution des ressources et des récompenses dans le secteur des communautés du libre. Si l’on suit ces analyses, pour Schneider, cela permet de mettre en évidence des formes de travail que les regards dominants ignorent ou sous-évaluent, comme les travaux de soins et les travaux « non qualifiés ».
Les modèles de travail dévalorisés se sont cristallisés dans les processus de production des communautés du logiciel libre, que ce soit par la dévalorisation des contributeurs qui ne codent pas comme dans la dévalorisation de la gestion émotionnelle des communautés en ligne, leur modération. Dans ces communautés, certaines formes de travail sont sous-compensées sur d’autres. D’où le fait que les licences PolyForm ou clause commune fassent des propositions pour rebalancer les différentes formes de contributions. « Plutôt que de chercher à isoler le bien commun logiciel des préoccupations transactionnelles, ces projets cherchent à intégrer les transactions équitables dans la nature du bien commun ».
La célébration d’un droit à l’hostilité, tel qu’explicitement affiché par Eric Raymond à l’encontre de Coraline Ada Ehmke était concomitantes des protestations contre le harcèlement sexiste et les discriminations dans les grandes entreprises de la tech comme dans la société, tout comme des demandes du renforcement de l’éthique dans le secteur de la tech. La floraison de codes de conduite, de chartes et comité d’éthiques, d’outils de mesures d’impacts… vise à modifier la proposition de valeur des communautés en améliorant la diversité et l’inclusivité, tout en assurant une meilleure sécurité aux membres marginalisés de ces entreprises et collectifs. Dans cette critique, les codes de conduite soulignent que les abus ne relèvent pas tant de fautes individuelles, mais émanent de la reproduction de normes sociales. « L’économie féministe considère donc le bien-être moins comme une question de maximisation de l’utilité individuelle que comme un choix communautaire ».
L’économiste et prix Nobel Elinor Ostrom, dans son livre Understanding Institutional Diversity notamment, a souligné que des règles claires et appliquées de manière équitable sont essentielles pour gérer des ensembles de ressources en communs. Pour contribuer librement, il faut pouvoir avoir un environnement stable et de confiance ! Coraline Ehmke ne dit d’ailleurs pas autre chose quand elle souligne l’importance à se doter de règles et codes de conduites clairs.
Pour Marilyn Powers, un système qui est constamment oppressif envers certains n’est pas méritocratique. Ehmke rejette également la célébration de la méritocratie du code qui prévaut dans les communautés du logiciel libre, comme elle le souligne dans son manifeste post-méritocratie.
La méritocratie profite toujours aux personnes les plus privilégiées. La féminisation des compétences « douces » comme la gestion de la communauté, empêche en fait les femmes d’accéder aux compétences « dures » comme le fait de coder, que la prétendue méritocratie considère plus favorablement. De même, l’accès au temps de loisir nécessaire à la production open source non-salariée est une ressource inégalement distribuée selon le sexe ou la classe sociale, comme le pointe la spécialiste de philosophie politique Julie Rose dans son livre sur le temps libre. Enfin, Ostrom souligne également l’enjeu du besoin d’autonomie par rapport aux autorités pour élaborer des normes d’excellence plutôt qu’adopter les normes existantes. Mais l’élaboration de telles normes implique des processus de délibération et de décision, ainsi que le pouvoir de faire respecter les décisions de la communauté. Autant de travaux qui nécessitent du pouvoir pour être élaborés et mis en place…
La voix du libre est focalisée sur une libre circulation de l’information, abstraite, tout en abandonnant la responsabilité et les impacts humains de cette liberté, explique Schneider. Ils « proclament la liberté dans tous les sens, mais la justice dans aucun ».
Pour Donna Haraway notamment, il n’y a pas de neutralité éthique, mais des points de vue et des connaissances toujours situées et partiels. La liberté des flux d’information ne peut pas être séparée, désolidarisée, de l’éthique de ses effets sociaux, rappelle Schneider. Pour Ehmke, l’open source a permis d’incroyables avancées, mais l’ajout de questions éthiques et sociales devrait surtout lui permettre d’aller plus loin dans les transformations, « d’évoluer », comme le clame la devise du Mouvement pour une source éthique.
Quand Joe Freeman écrivait la tyrannie de l’absence de structure, elle évoquait surtout les groupes de rap et les groupes militants féministes des années 60. Les militantes féministes, pour œuvrer en faveur de sociétés qui leur soient ouvertes, ont dû tracer des limites et fermer des portes. Cette fermeture, comme le constatait Eric Raymond, constitue bien une attaque. C’est toute la question de l’intersectionnalité qui s’exprime ici. L’enjeu est, pour conquérir de nouvelles libertés, d’imposer des contraintes à l’ouverture, pour en rendre possibles d’autres ! C’est tout le propos des nouvelles licences libres !
Hubert Guillaud
Notre dossier Regouverner :
- 1ère partie : La nouvelle ère des licences libres
- 2e partie : multiplier les outils d’une gouvernance distribuée
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Pour prolonger les débats, renvoyons vers le pertinent billet de Bastien Guerry (@bzg2), qui réaffirme son attachement aux règles du libres, mais qu’il définit comme des libertés négatives… Mais à nouveau, la question des libertés oublie ce qui ailleurs peut les contrebalancer. Les 4 libertés du libre ne sont pas contrebalancées par d’autres valeurs, comme l’égalité ou la fraternité de nos valeurs républicaines.
Sur CityLab, un article revient sur les transformations profondes du projet Open Street Map, notamment comment l’arrivée des entreprises privées modifie l’essence même du projet originel.
Je crains, cher Hubert, qu’il n’y ait rien de bien neuf dans ces interrogations.
Dès l’origine, les promoteurs de ce que l’on a appelé ensuite le « logiciel libre » se sont posé la question de ses usages. L’éventuelle utilisation par les militaires a été longuement débattue. Et le choix de se concentrer sur un nombre plus restreint d’objectifs fait. Cela peut sembler trop eu aujourd’hui… En partie parce qu’il y a eu un certain succès… Mais libérer les outils d’accès, d’édition et de transmission de la connaissance et de l’information que sont les logiciels n’allait pas vraiment de soi au milieu des années 80.
Je suis toujours impressionné par les vertus dont on veut parer de simples licences de logiciel. C’est un peu, pour forcer le trait, comme si l’on voulait lutter contre les violences faites aux femmes en jouant sur le droit de propriété. Ce n’est juste pas le bon outil.
Cela rappelle un peu les vertus magiques du net au tournant des années 2000, appellé à être le nouvel agora qui changera notre société, la rendant plus démocratique…
Sur la toxicité de certaines personnes… Oui, elle est bien réelle. Est-elle propre au monde du libre ? En aucun cas. Faut-il des règles de fonctionnement de communautés, d’entreprises qui reconnaissent mieux les contributions de chacun ? Peut-être… Mais elles seront définies sur un autre plan.
Il faut tout de même un certain culot pour venir faire la leçon à des gens dont on utilise le travail sans conditions, sauf peut-être de redistribution des modifications dans le cas du copyleft. Des gens dont le moteur est le plus souvent la passion.
Le « libre » a la réputation d’inverser le contrôle au profit des utilisateurs. Non contents d’utiliser des outils développés par des tiers, ils vont en plus les sermonner sur la manière dont ils travaillent ?
Les grands projets libres que tu connais fonctionnent parce que de sacrés bons développeurs les ont créés et les font vivre. Stallman restera sans doute dans l’histoire pour ses contributions plus politiques. Mais il était d’abord un putain de bon développeur, qui donnait envie aux autres d’utiliser ses logiciels. Le second lui a permis le premier.
Vu la profusion d’outils, de bibliothèques merveilleuses aujourd’hui, qu’est-ce qui empêche ces donneurs de leçons de commencer leurs propres projets ? Ha, oui, c’est plus compliqué que de blablater des heures sur l’intersectionnalité des luttes…
Cela rejoint, naturellement, d’autres débats plus larges. Je suis plus Rachel Khan que Rokhaya Diallo.
Les polémiques continuent avec la tentative de Richard Stallman de revenir au conseil d’administration de la Free Software Fondation ! Le détail chez Korben ! Le passage entre une conception libertarienne conception libertarienne du logiciel libre pour aller vers le « logiciel juste » s’annonce houleux !
Kate Conger, pour le New York Times revient sur les débats de l’IETF pour se débarrasser des termes d’ingénierie informatique qui évoquent une histoire raciste, comme « maître » et « esclave » et « liste blanche » et « liste noire ». En juin 2020, suite aux protestations du mouvement black lives matter, une proposition visant à ce que l’IETF utilise un langage plus neutre a été co-écrite par Mallory Knodel (@malloryknodel) du Center for Democracy and Technology et Niels ten Oever (@nielstenoever). « Blocklist » pourrait remplacer « blacklist » et « primaire » pourrait remplacer « maître ». Les discussions sur les listes de discussions ont été houleuses (et continuent à l’être). Sans surprise pour Mallory Knodel, qui avait déjà suggéré des changements similaires dès 2018, sans succès. « La communauté des ingénieurs est « assez rigide et réticente à ce genre de changements ». « Ils ont une aversion pour les conversations sur le comportement de la communauté, le côté humain des choses. » Alors que les discussions s’enlisaient, la communauté de programmeurs qui gère MySQL, un type de logiciel de base de données, a avancé et a choisi « source » et « réplique » pour remplacer « maître » et « esclave ». GitHub, le dépôt de code appartenant à Microsoft, a opté pour « principale » au lieu de « master ». Twitter a également proposé des changements de termes. Mais si le secteur abandonne des termes qui posent problème, il n’y a pas de consensus épistémologique, pour l’instant. Le W3C, qui établit des directives pour le web, a mis à jour ses conseils pour « encourager fortement » ses membres à éviter des termes tels que « maître » et « esclave », et l’IEEE, une organisation qui établit des normes pour les puces et autres matériels informatiques, envisage un changement similaire. Une autre initiative a été lancée : l’ Inclusive Naming Initiative (@inclusivenaming), qui vise à fournir des conseils aux organismes de normalisation et aux entreprises qui souhaitent modifier leur terminologie mais ne savent pas par où commencer et plusieurs grandes entreprises dont IBM et Cisco se sont engagées à suivre ces conseils.