En 2018, McKinsey a publié un épais rapport sur la révolution de l’automatisation, prédisant que les robots et l’IA allaient rendre obsolètes la plupart des travailleurs. Mais ce n’est pas la tendance qu’on lisait dans les statistiques publiées par le ministère américain du Travail, explique l’historien Jason Resnikoff, dans les bonnes feuilles d’un livre à paraître La fin du travail : comment la promesse de l’automatisation a dégradé le travail (Labor’s End : How the Promise of Automation Degraded Work, University of Illinois Press, 2021) publiées par le magazine en ligne Zocalo. Les statistiques montraient qu’entre 2005 et 2018, alors que nous étions « à l’aube d’une nouvelle ère d’automatisation », les États-Unis ont connu une chute remarquable de la productivité du travail, avec une croissance moyenne inférieure de 60 % à la période précédente, 1998-2004. Alors que la promesse de notre remplacement par les machines aurait du faire augmenter la productivité du travail, on constatait l’inverse ! Pour les chercheurs, cet effondrement de la productivité était un phénomène économique majeur, apportant un démenti cinglant à la perspective d’un progrès technologique inédit. Très concrètement, nombre de personnes expérimentent cette dichotomie en étant soit sous-employées ou inemployées, soit en travaillant plus que jamais. Alors que les ordinateurs étaient supposés réduire le temps de travail, ils nous ont surtout fait travailler plus que jamais !
L’automatisation : travailler plus et moins cher
Pour Jason Resnikoff, les promesses infinies de l’automatisation de l’industrie automobile ou de l’informatique étaient un cadre de discussion permettant de tirer profit de l’enthousiasme technologique d’une époque. Mais pour lui, le terme même d’automatisation relève bien plus d’une invention idéologique que technique qui n’a jamais vraiment profité aux travailleurs, puisque son sens même signifiait « l’écrasement mécanique des travailleurs », plus que leur remplacement. En fait, si on la lit depuis ce sens, l’automatisation n’a cessé de rendre la vie des travailleurs plus dure et ingrate. Les outils de l’automatisation ont surtout été utilisés pour dégrader, intensifier et accélérer le travail humain et plus encore pour l’invisibiliser derrière les machines.
« Tout ce que l’automatisation a signifié pour nous, c’est le chômage et le surmenage », déclarait un ouvrier de l’automobile dans les années 1950 ; un autre faisait remarquer que « l’automatisation n’a pas réduit la pénibilité du travail… pour le travailleur de la production, cela signifie un retour aux conditions de l’atelier clandestin, une accélération de la vitesse et une adaptation de l’homme à la machine, au lieu de la machine à l’homme ».
L’ordinateur est certainement le meilleur symbole de cette menace et promesse de l’automatisation, explique Jason Resnikoff. En 1952, l’entrepreneur américain John Diebold publie Automation (qui fut traduit en 1957 chez Dunod sous le titre Automatisme, vers l’usine automatique). Il fait de l’automatisation un terme familier et surtout introduit l’idée que l’ordinateur pourrait traiter l’information, tâche qui était jusqu’alors dévolue aux employés de bureau, en permettant d’échapper aux limites humaines de ces traitements, d’une manière plus rapide et plus fiable. Les employeurs ont été séduits par ce message, non pas tant par l’attrait de puissance ou le fantasme de machines qui écriraient toutes seules… mais parce qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les entreprises s’inquiétaient de la syndicalisation, et ce alors qu’elles s’étaient dotées d’un nombre sans précédent d’employés de bureau à bas salaire, essentiellement des femmes. « Entre 1947 et 1956, l’emploi de bureau a augmenté de 50 %, passant de 4,5 à 9 millions de personnes. En 1954, une femme salariée sur quatre aux États-Unis était employée de bureau. » Le boom d’une main d’œuvre de bureau à bas salaire était en train de transformer les bureaux en usine. Les ordinateurs ont été installés, pas tant pour accélérer le traitement que pour réduire le nombre d’employés de bureau nécessaires… sans y parvenir.
En effet, le nombre d’employés de bureau aux États-Unis a continué à augmenter jusque dans les années 80… tout comme l’information. Si les ordinateurs étaient capables de traiter l’information rapidement, la saisie de données, elle, restait une tâche humaine. « Incapables d’éliminer la main-d’œuvre humaine du travail de bureau, les gestionnaires sont revenus à ce qu’ils faisaient depuis l’aube de la révolution industrielle : ils ont utilisé des machines pour dégrader les emplois et économiser de l’argent. » Ils se sont inspirés du Taylorisme et des manuels de « gestion scientifique du travail » du début du XXe siècle et ont rebaptisé cette pratique l’automatisation… Dans une grande compagnie d’assurance des années 50, il y avait 20 employées de bureau pour chaque directeur. Bien moins de secrétariat qualifié et bien rémunéré qu’on le pense. 3 personnes sur 5 qui travaillaient avec des ordinateurs dans l’industrie de l’informatique dans les années 50 et 60 étaient des employés de bureau mal rémunérés. Cette réalité pourtant a été masquée par une rhétorique vantant l’automatisation…
« L’automatisation » dans les bureaux américains signifiait que davantage de personnes étaient contraintes de travailler comme des machines. Parfois, cela permettait aux employeurs d’engager moins de travailleurs, comme dans les industries de l’automobile, des mines de charbon et de l’emballage de la viande, où un employé faisait désormais le travail de deux. Parfois, il a fallu embaucher davantage de personnes, comme dans le cas du travail de bureau. »
Pour Jason Resnikoff, c’est encore l’histoire de l’automatisation aujourd’hui, explique-t-il en évoquant Slack, cet outil qui permet de partager un espace de discussion dans les organisations. Sur son site web, Slack présente son application comme un outil de flexibilité, quand il permet surtout d’insinuer l’idée d’un travail sans fin, où que vous vous trouviez et à n’importe quelle heure. Il y a 70 ans, les employeurs ont utilisé les technologies pour faire travailler plus et moins cher. On y est encore !
C’est visiblement le propos du livre de Resnikoff : nous aider à voir l’automatisation comme une idéologie plutôt que comme une technologie, permettant de masquer l’intensification du travail humain, de nous faire croire que la liberté consiste en l’absence de travail, et de minimiser le rôle politique de nos lieux de travail. Comme nous l’expliquait déjà Jerry Muller dans son livre, le taylorisme a permis d’éclipser ce qui était important au profit de ce qui pouvait être mesuré. À croire que nous sommes toujours englués dans ces difficultés.
Coincés dans le paradoxe de la productivité de la technologie : l’accélération plus que l’efficacité
Voilà longtemps que le paradoxe de la productivité des nouvelles technologies est mis sur la sellette, à l’image des travaux de l’économiste Robert Gordon qui montrent que les technologies de l’information et de la communication n’ont pas eu un fort impact sur la productivité. Pour certains, cela s’expliquerait par le fait que les développements technologiques seraient finalement toujours insuffisants. D’autres estiment que c’est la proposition de valeur même de nos outils technologiques qui est inadaptée.
C’est le propos notamment de l’éditorialiste et professeur d’informatique Cal Newport (blog) dans son dernier livre : Un monde sans e-mail : réimaginer le travail à l’ère de la surcharge de communication (A World Without E-mail : reimagining work in an age of communication overload, Penguin Random House, 2021, non traduit). Comme on peut le lire sur Wired ou le New Yorker, la technologie ne nous a pas aidés à travailler plus efficacement. En 1997 déjà, l’historien des technologies Edward Tenner (@edward_tenner) dans Why Things Bite Back : Technology and Revenge of Unintended Consequences (Vintage, 1997, non traduit) interrogeait le paradoxe de la productivité malgré l’introduction de l’ordinateur de bureau et soulignait déjà que la facilité n’était pas l’efficacité. « L’ordinateur a rendu certaines activités courantes plus efficaces, mais il a aussi créé davantage de travail global à effectuer », explique Newport à la suite de Tenner. En 1992, l’économiste Peter Sassone, étudiant l’impact des nouvelles technologies dans de grandes entreprises, avait montré que celles-ci avaient licencié du personnel avec l’arrivée des ordinateurs, concentrant le travail en moins de mains. Les petits employés de bureau ont alors disparu, mais, pour maintenir le niveau de production, les entreprises ont embauché plus d’employés de niveau supérieur. Pour Sassone, l’introduction des ordinateurs pour améliorer la productivité a surtout coûté plus cher aux entreprises.
Dans son livre, Newport pointe les limites de nos modes de communication actuels, que ce soit par e-mail ou via des outils comme Slack. En 2005, nous envoyions et recevions en moyenne 50 mails par jours. En moyenne, nous en sommes à 126 aujourd’hui, se désole-t-il. En 2017, l’économiste Dan Nixon soulignait que la productivité dans les économies avancées était restée faible à l’époque de l’arrivée massive des smartphones. Pour Newport, les innovations technologiques visant à rendre la communication plus rapide et omniprésente n’ont pas réussi à changer les choses. En fait, nos outils n’ont cessé d’accélérer la communication, à l’image de Gmail, qui complète nos réponses avant qu’on les écrive et qui classe et hiérarchise nos messages avant qu’on les lise. Mais accélérer les tâches ne garantit pas de nous rendre plus productifs ! S’il est facile d’envoyer un rapport à ses collègues, il est certainement plus difficile qu’avant de trouver le temps de le lire voir de le rédiger. Pour Newport, nous ne pouvons pas nous contenter de multiplier les outils, comme le font trop d’entreprises en disant aux gens débrouillez-vous. Ce qui nous manque souvent, c’est de la structure, de l’organisation. Pour le dire plus simplement, l’accélération technique ne produit ni méthode ni productivité.
Dans un autre article de Wired, la journaliste Anne Helen Petersen (@annehelen, blog), qui a publié Je ne peux même pas : comment les Millennials sont devenus la génération Burnout (Can’t Even : How Millennials Became the Burnout Generation, Mariner Books, 2020, non traduit), fait le même constat. Au lieu d’optimiser le travail, la technologie a surtout créé un barrage ininterrompu de notifications et d’interactions… Avec les réseaux sociaux de travail, la dépendance au travail (le Workaholisme) a cessé d’être un problème personnel. Comme si le numérique avait aboli toute limite au travail et renforcé l’anxiété générale. Nous travaillons tout le temps pour compenser la « sous-évaluation générale de notre propre travail », constate de dépit la journaliste. « Plutôt que de briser le système », nous nous fondons dans ses spécificités. Le Burnout n’est pas une affliction temporaire, c’est la condition de travail moderne.
« Internet n’est pas la cause première de notre épuisement. Mais sa promesse de « nous faciliter la vie » est profondément brisée, car elle est responsable de l’illusion que « tout faire » n’est pas seulement possible, mais obligatoire. Lorsque nous n’y parvenons pas, nous ne blâmons pas les outils défectueux : nous nous en prenons à nous-mêmes. Au fond de nous, nous savons que ce qui exacerbe l’épuisement professionnel n’est pas vraiment l’e-mail, ou Instagram, ou un flux constant d’alertes. C’est l’échec continu à atteindre les attentes impossibles que nous nous sommes fixées. »
Même constat de Newport dans le New Yorker : le stress est devenu la mesure par défaut pour juger si nous sommes suffisamment occupés ! Et les systèmes de travail sont devenus suffisamment autonomes pour évoluer indépendamment de tout plan rationnel. Pour Newport, le problème repose surtout sur l’autonomie accordée aux individus par nos systèmes techniques pour décider de leur travail ! Pour redevenir plus productif, il faudrait que nous en fassions moins.
Reste à savoir si ces descriptions de l’enfer des travailleurs intellectuels dépassent le cadre des Bullshit Jobs. La désorganisation de nos outils numériques favorise-t-elle l’autonomie, comme s’en désole Newport, alors que ceux-ci produisent une surveillance sans précédent de nos pratiques ? Certes, ils aident peu à démêler les priorités, comme le soulignaient les chercheurs en économie Sheila Dodge, Don Kieffer et Nelson Repenning, et malgré leurs aspects symbiotiques, produisent surtout de l’individualisation des collectifs de travail, chacun déchargeant son travail sur d’autres, au détriment de son organisation.
Pourtant, renvoyer la culpabilité à l’utilisateur final, au dernier maillon de la chaîne, est trop commode pour convaincre. Certes, ils désorganisent bien plus qu’on le pense. Mais est-ce suffisant pour expliquer la stagnation endémique de la productivité ?
L’automatisation n’annonce pas la fin du travail : le problème est bien plus économique que technologique
Alors, prenons un peu de hauteur. On peut également regarder cette question, non pas à un niveau individuel ou organisationnel, mais à un niveau macro-économique.
Cet été, le journaliste économique de Médiapart, Romaric Godin (@RomaricGodin) – qui a signé en 2019 l’excellent La guerre sociale en France (La Découverte) -, revenait sur le récent livre de l’historien de l’économie Aaron Benanav (@abenanav) : L’automatisation et l’avenir du travail (Automation and the Future of Work, Verso, 2020, non traduit).
Pour Benanav, comme pour nombre d’autres analystes que nous avons évoqué ici, « l’idée que la désindustrialisation et le sous-emploi endémique s’expliquent par une accélération de l’automatisation et de la technologie ne résistent pas aux faits ». Comme l’explique Juan Sebastian Carbonell dans un compte-rendu du même livre pour Grand Continent : « la source du chômage et du sous-emploi chroniques n’est pas technologique, mais économique ». La crainte d’une automatisation totale qui se débarrassait des travailleurs ne résiste pas aux perspectives. Depuis 4 décennies, la croissance de la productivité n’a cessé de ralentir, alors que les théoriciens de l’automatisation n’ont cessé de prédire le contraire. Pour Benanav, la désindustrialisation de l’emploi n’est pas tant le produit de l’automatisation que du ralentissement de la croissance de la production. Pour l’économiste, ce n’est pas tant la technologie qui détruit l’emploi que la surproduction. La demande ne suit pas l’évolution de nos capacités industrielles que la concurrence internationale a rendue trop redondante. Au final, dans l’industrie automobile par exemple, l’innovation technologique autour d’une quatrième révolution industrielle propose des gains de productivité trop faibles par rapport à l’investissement nécessaire pour faire advenir ce nouvel âge technologique. Il y a des secteurs où la technologie a bien supprimé le travail, l’agriculture industrielle par exemple, mais dans nombre de secteurs, l’investissement technologique n’est pas assez profitable pour se faire. Cela n’empêche pas les gourous de l’automatisation du travail de continuer à être très écoutés : leur capacité à dépeindre un futur meilleur qu’il ne se profile y est certainement pour beaucoup.
Plus qu’un chômage de masse provoqué par la technologie, la perspective à venir tient surtout d’un futur sans emploi de qualité, fait d’emplois précaires, notamment pour les plus défavorisés. Quant à la productivité, selon Kim Moody, elle serait plus le fait de l’innovation organisationnelle et du lean management que de l’automatisation technologique.
Pour dépasser cette impasse, il faudrait réorganiser la production autour d’une logique de dépassement de la rareté (post scarcity) c’est-à-dire partir des besoins collectifs pour répartir le travail, estime Benanav. « Ce n’est plus alors la logique du profit qui décide de l’attribution de l’emploi, mais celle du bien commun, prenant en compte les besoins, mais aussi les limites écologiques et sociales. »
On semble en être encore très loin.
Reste que toutes ces critiques semblent s’accorder sur un point : l’automatisation pour elle-même ne nous conduit nulle part.
Hubert Guillaud
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La revue Contretemps publie la préface (signée Daria Saburova) de la traduction française du livre de Jason E. Smith qui vient de paraître : « Les capitalistes rêvent-ils de moutons électriques ? » (Editions Grevis, 2021). Une préface qui replace les analyses de Smith en débat, notamment face aux propos de Aaron Benanav, et qui invite à penser le travail à partir des luttes concrètes des travailleur·ses plutôt que depuis les laboratoires des intellectuels. Pour Smith, « l’automation sape la base même sur laquelle repose le processus d’accumulation du capital, à savoir l’exploitation de la force de travail. C’est ce processus qui s’exprime sous la forme de la baisse tendancielle du taux de profit ».