La nouvelle sagesse du web ou « l’esclavage 2.0 » ?

« Pourquoi tout le monde est-il à nouveau heureux dans la Silicon Valley ? », s’interroge Newsweek en titrant sur la Nouvelle sagesse du web. Un article plutôt intéressant qui fait le tour des grands succès du web 2.0 et montre comment la nouvelle vague de start-ups bénéficie à l’activité générale de la Valley et rappelle la folie des dot-com des années 90, remplissant les salles d’attentes des bureaux de capitaux risqueurs.

« Quand les gens me disent que c’est une application web 2.0, ça me donne envie de vomir », s’exclame le financier Guy Kawasaki. D’un autre côté, il admet que beaucoup d’idées font sens : « Les gens veulent partager. Ils veulent collaborer, à plein temps. Ils demandent ces choses-là ».

Il y a moins de 10 ans, quand nous commencions à nous habituer à l’idée d’un internet, les gens décrivaient l’acte d’aller en ligne comme une aventure dans un étrange royaume baptisé Cyberspace. La métaphore a fait long feu. MySpace, FlickR et tous les nouveaux venus ne sont pas des endroits où aller, mais des choses à faire, des manières de s’exprimer, des moyens pour se relier aux autres et prolonger vos propres horizons. Le Cyberspace était quelque part. Le Web est là où nous vivons. »

Le nouvel Eldorado de l’internet serait-il donc un espace à votre service dédié à la satisfaction de vos moindres désirs ? « Ce qui rend le web vivant, c’est simplement nous », rappellent Steven Levy et Brad Stone, les auteurs de l’article, pour qui ce « nouvel internet » serait centré sur l’utilisateur.

Sur l’utilisateur, ou sur ses données ?, s’énerve Karl Dubost dans un billet intitulé « Esclavage 2.0 : eux, nous et moi » :

« Toutes les entreprises du Web 2.0 sont là pour faire du commerce, pour exploiter vos données personnelles afin de les faire fructifier, parfois même en vous faisant payer. Technorati ne respecte pas le robots.txt [petit fichier qui permet d’interdire à certains moteurs de recherche d’indexer un site, Ndlr], Google se sert de votre contenu pour faire des revenus publicitaires, même si votre contenu est sous une licence d’utilisation non commerciale, etc. Il faut arrêter de prendre les gens pour des imbéciles. Utiliser les concepts de liberté, de créativité, de beaux sentiments, de communautés pour mieux vous abuser, pour mieux pomper tout ce qui fait de vous un consommateur bien identifié est une arnaque. »

Et de pointer même le côté pernicieux du système à l’annonce de son retrait de FlickR où ses photographies étaient appréciées : « Comme nous sommes dans ce nouveau paradigme de l’information et du réseau social, la première pression a été la réaction de mes connaissances jouant sur la fibre affective. C’est là où le système est pernicieux. »

Cette pléthore de services sensés vous rendre service cherche surtout à exploiter vos données explique Boris Anthony :

« Dans une économie basée sur l’information, les données sont la matière première. Le flux des données créé un mouvement qui peut être exploité.

Comme un moulin à eau.

La différence est que ces minotiers n’ont pas besoin d’aller trouver une rivière : ils peuvent en créer une. Et c’est ce que des sites comme FlickR, Del.icio.us, Upcoming, YouTube, Newsvine et beaucoup d’autres ont fait.

Centraliser, centraliser, centraliser. Concentrer et contrôler.

Ce qui signifie :
1. Vos données ne sont pas sous votre contrôle.
2. Ce qui est fait avec vos données n’est pas sous votre contrôle direct.
Alors quoi ? Que font ces gens de vos données ? C’est assez simple : ils les utilisent pour rapporter des revenus publicitaires. »

Un détournement du concept de web 2.0 que certains n’hésitent pas d’ailleurs à revisiter avec une joyeuse ironie, comme Edward Bilodeau :

– Les utilisateurs fournissent les données (qui deviennent la propriété du prestataire de service) ;
– Les utilisateurs fournissent les métadonnées (qui deviennent la propriété du prestataire de service) ;
– Les utilisateurs créent la valeur ajoutée (qui devient la propriété du prestataire de service) ;
– Les utilisateurs paient le prestataire de service pour avoir le droit d’utiliser et de manipuler la valeur ajoutée qu’ils ont contribué à créer.

Karl Dubost signale enfin un article publié en 2003 par l’Electronic Book Review, qui montre combien ces questions sont persistantes : signé Tiziana Terranova, auteur de Network Cyberculture : politics for the information age (2004), il s’intitule »Travail gratuit : Produire de la culture dans une économie numérique » (« Free Labor : Producing Culture for the Digital Economy« ) :

« Le travail culturel et technique est une activité très répandue dans toutes les sociétés capitalistes avancées. Un tel travail n’est pas réservé aux « travailleurs intellectuels », mais constitue une caractéristique majeure de l’économie post-industrielle. La prédominance d’une telle production remet en cause la légitimité d’une distinction fixe entre production et consommation, travail et culture. Elle mine également la distinction de Gilroy entre le travail en tant que « servitude, misère et subordination » et l’expression artistique comme moyen pour l’individu de se façonner lui-même et de se libérer de ses attaches. Cependant, le territoire de plus en plus brouillé entre production et consommation, travail et expression culturelle, ne signale pas la recomposition de l’ouvrier marxiste aliéné. L’internet ne transforme pas automatiquement chaque utilisateur en producteur actif, et chaque ouvrier en un sujet créateur. Le processus par lequel la production et la consommation se reconfigurent au travers du travail gratuit signale le déploiement d’une logique différente (plutôt que complètement nouvelle) de la valeur.

[…]

Au sein des premières communautés virtuelles, nous dit-on, le travail était vraiment « libre » [jeu de mot classique sur le mot anglais free, qui signifie à la fois « libre » et « gratuit », Ndlr] : le travail de constitution d’une communauté ne produisait pas d’importantes recettes financières (il était donc « libre », gratuit, non rémunéré), mais il était consenti de manière volontaire en échange des plaisirs de la communication et de l’échange (il était donc « libre, » agréable, non imposé). En réponse aux demandes des membres, l’information était rapidement publiée et partagée avec une absence de médiation que les premiers « netizens » n’ont pas manqué d’apprécier. […] Malgré la nature volatile de l’économie de l’internet, la notion du travail des utilisateurs maintient une centralité idéologique et matérielle qui traverse les modes. Des commentateurs aussi opposés que Howard Rheingold et Richard Hudson, s’entendent sur une chose : la meilleure manière de rester visible et prospère sur le web, est de transformer votre site en espace qui est non seulement accessible, mais surtout, d’une façon ou d’une autre, coconstruit par ses utilisateurs.

[…]

Les utilisateurs font vivre les sites par leur travail, par le temps passé à accéder au site (qui génère de la publicité), à écrire des messages, à participer à des conversation, jusqu’à devenir de véritables collaborateurs. […] Le mouvement open source, qui se fonde sur le travail libre des internautes, constitue un autre signe de cette tendance structurelle de l’économie numérique [Ndlr : à développer le travail gratuit]. »

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0 commentaires

  1. « Le mouvement open source, qui se fonde sur le travail libre des internautes, constitue un autre signe de cette tendance structurelle de l’économie numérique [Ndlr : à développer le travail gratuit].”

    Si c’est le prix de la liberté ? .. ca me rappelle de mauvais souvenir

  2. Effectivement Hubert, on touche là une problématique centrale. Les utilisateurs sont-ils des insouciants ? n’en ont-ils rien à faire de leurs données ? vont-ils se réveiller et réclamer le contrôle, voire les dividendes ?
    Ça me fait penser à ces réflexions sur ces services au coût d’entrée ridicule, ce qui n’est pas le cas du coût de sortie et notamment des fonctions d’export. Tout cela est très ludique, mais les jeux ne durent qu’un temps.
    Je suis un peu scpetique sur cette appréciation du « travail gratuit », on est plutôt dans une sorte de troc entre le contenu, les interaction et la valeur d’usage et de réseau social qu’elle me procure. Reste à savoir si le deal esty honnête. Je pense qu’on doit se poser des questions sur la valeur des contenus et notamment sur la pérennité de cette valeur. On est quand même dans le règne d’une valeur directement liée à l’audience et surtout aux interactions. Plus que le contenu, c’est la notoriété qui a de la valeur.
    Pour le reste, je crois que je vais relire encore une fois le dernier chapitre de Smart Mobs qui posait d’excellentes réflexions critiques sur l’avenir du net et pointait le risque du conformisme et de la dictature collective.

  3. Alexis, je pense que ce que tu dis est très juste. Même s’il me semble que c’est l’interaction, plus que la notoriété (mais ça peut se discuter), qui me semble avoir de la valeur. Le plus important, n’est pas la notoriété que ces services m’apportent, mais bien les relations/conversations qu’ils me permettent de créer autour de moi.

    Les utilisateurs ne sont pas insouciants, on l’a déjà vu. Pour l’instant, offrir leurs données à Google par exemple leur rapporte beaucoup plus que les conserver par devers eux, en terme de simplicité d’utilisation, de « retour » sur investissment, etc. Et je suis assez d’accord sur cette notion de troc plus que de travail gratuit qui est peut-être un peu dépassée, mais il y a des choses qui sonnent encore tout à fait juste dans les propos de Tiziana Terranova.

    Nonobstant, même s’ils ne sont pas forcément pérennes (longtemps), les contenus ont des valeurs différentes selon d’où on les observe. Les données n’ont pas la même valeur pour un utilisateur ou pour un prestataire de service, elles n’ont pas la même valeur prises isolément et prises collectivement… Les pérennités ont certainement également des temps de latences et des seuils différents.

    Je trouve que tu poses de très bonnes questions, comme à ton habitude. Comme quoi, il va falloir que je prenne le temps, un jour, de terminer mon exemplaire de Smart Mobs.

  4. Une autre critique, que je ne résiste pas à vous traduire :
    « Si nous pouvions avoir accès aux logs d’utilisation du top 10 des applications web 2.0, je parierais que les 10 000 utilisateurs les plus actifs seraient partout les mêmes. »

    Via le Guardian.

  5. Un troc, c’est un échange informé. J’échange ce foulard contre ce livre, car nous estimons tous les deux que les valeurs propres de chaque objet sont équivalentes dans notre échelle de valeur. Un troc est donc une *décision* entre deux parties. Il y a un choix.

    Là, il n’y a pas de choix. Je parlerais plutôt de vente forcée, de pillage. Quand j’emploie le terme esclavage, je pense à cette forme d’esclavage par exemple au sud des États-Unis où il n’y avait pas de choix. Je ne parle pas des captures et donc de la suppression de la liberté, mais bien de l’état où vivant dans un paradigme, on a finalement pas le choix. Un enfant noir né sur une plantation est un enfant d’esclave, le cadre de la loi ne lui définit que des droits d’esclaves, il n’a pas d’autres choix. Il n’a pas de choix. Bien sûr, il peut être heureux, il bénéficie des outils de son maître, il bénéficie du logement et de la nourriture. Mais je répête ce n’est pas un choix, ce n’est donc pas un troc.

    En bloquant tous les robots, je me supprime de la blogosphère. On va d’abord me faire le reproche de m’exclure de la communauté, « mais comment fait-on maintenant pour te trouver… » Justement, il n’y a pas d’alternatives simples. Encore une fois, ce n’est pas un choix.

  6. Dans le cas de FlickR par exemple, il y a tout de même échange Karl. En échange de ma participation (gratuite), je bénéficie des commentaires et des appréciations de la communautés.

    Le problème, comme tu le signales très bien, c’est que tu « bénéficies » aussi d’autres choses pour lesquelles tu ne t’es pas vraiment engagé, et qui sont liées à l’exploitation de tes données personnelles ou à la stratégie de l’exploitant du service que tu utilises – stratégie que l’utilisateur lambda ne connaît pas vraiment, comme le fait que Technorati se moque de la présence du fichier robot.txt que tu signalais. A ce moment là, c’est vrai, ce n’est plus vraiment un troc… ou alors, avec un vice caché, des non-dits. Comment on appelle-ça déjà ? 🙂

  7. Dans la liste des critiques pertinentes – même si un peu énervée -, je me permet de vous signaler celle de Joël Ronez :

    « Le blog n’est pas un modèle économique en soi. C’est un outil au service d’une activité, d’une passion, d’un engagement. Il révèle certes un besoin de la part de ses acteurs de s’exprimer, et d’être actifs et plus simplement passif. Je pense sincèrement que les contenus produits représentent une forme de valeur, mais réduite à une audience fragmentaire, et aux lacunes humaines de ses producteurs.
    Mon blog m’a permis de valoriser mon activité. Mais mon activité n’est en aucun cas réductible à mon blog.

    Restons simples, et arrétons de voir des puits de pétrole derrière chaque page web en ligne qui sait mouliner des flux RSS. Le dynamisme du secteur est passionnant. De nombreuses idées, même les plus inutiles, naissent tous les jours. Des contenus s’épanchent dans tous les sens, sans contrepartie et sans autre prétentions que de partager.

    Sachons ne pas monétiser ce qui n’a aucune raison de l’être. « 

  8. Ecrit par Onajor : la société a construit tant de chemin et tant de labyrinthe que pour trouver celui qui mène à l’amour il ne faut plus emprunter de chemin.
    et j’ajouterai : internet ne commence t il pas dés a présent à semer des barrières un peu partout c’est à dire à entraver la liberté d’expression?

    Rêveur

  9. Nicolas Carr, toujours critique, vient de publier un billet intitulé « le métayage de la Longue traîne », où il explique que « La caractéristique économique fondamentale du web 2.0 est la distribution de la production dans les mains de tous et la concentration des récompenses économiques dans les mains de quelques-uns. » C’est la caractéristique d’un système de métayage explique-t-il. « La valeur économique de chaque contribution est triviale. C’est seulement en agrégeant ces contributions d’une manière massive, que le business devient intéressant. »